« Loups combattants » contre « panafripons », par François Soudan

Depuis le voyage d’Emmanuel Macron fin juillet 2022 au Cameroun et au Bénin, et son discours devant les ambassadeurs, le 1er septembre, Paris a totalement changé de stratégie pour riposter aux attaques des cyberinfluenceurs francophobes. Avec des résultats pour le moins mitigés.

Mis à jour le 2 janvier 2023 à 08:11
 
 
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Par François Soudan

Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.


Ja© Vincent Fournier/

 

ÉDITORIAL – Dévoilé par JA début décembre, le programme africain d’Emmanuel Macron en 2023 s’inscrit encore en pointillés : Maroc en début d’année, Afrique centrale en mars-avril (Gabon, Angola et possiblement les deux Congos), Kenya, chez son nouvel ami William Ruto, au cours du second semestre. Des déplacements a priori sans grands risques – même si l’étape marocaine sera particulièrement scrutée après deux années de glaciation – dans des pays moins affectés que ne le sont ceux d’Afrique de l’Ouest par le désormais viral « sentiment anti-français ». Qu’adviendra-t-il de ce dernier au cours de l’année qui s’ouvre ?

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Siro vs Catherine Colonna

Si l’on en juge par les propos imagés du chanteur ivoirien Siro adressés à la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, à l’occasion de son passage à Abidjan début décembre, cette hantise de la diplomatie hexagonale en Afrique n’est pas près de s’atténuer : « Le crapaud dans votre maison coasse ; ça vous gêne, mais ça finit par vous endormir. Tant qu’on n’a pas entendu le contraire, on reste sur ce qu’on entend », ce à quoi la patronne du Quai d’Orsay a répondu d’un péremptoire « vous avez le devoir de ne pas vous faire prendre pour des imbéciles ».

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Un dialogue roboratif, à l’image de l’argumentaire pugnace que les ambassadeurs de France sur le continent sont désormais priés de développer. Pendant des mois, le mot d’ordre à Paris a été de minimiser le phénomène anti-français et de le qualifier de minoritaire, voire de négligeable, quitte à laisser le ministère de la Défense mener en sous-main une petite cyberguérilla informationnelle.

Ce n’est qu’à partir du voyage d’Emmanuel Macron fin juillet 2022 au Cameroun et au Bénin, et de son discours devant les ambassadeurs, le 1er septembre, qu’est réellement mesurée l’ampleur du malaise et que l’on assiste à un changement de stratégie. Virage à 180 degrés : il s’agit maintenant de muscler la communication, de riposter aux attaques des influenceurs de réseaux sociaux, de traquer les fake news et d’alimenter un contre-narratif mettant en valeur ce que la France fait de positif.

Consigne est donc donnée aux diplomates en poste sur le continent de se muer en « loups combattants » sous la coordination de l’une d’entre eux, l’énarque Anne-Sophie Avé, nommée « ambassadeur pour la diplomatie publique de la France en Afrique », et à l’image du très mordant Sylvain Itté, représentant de l’ex-puissance coloniale au Niger, qui n’hésite pas à ferrailler en direct avec ses contradicteurs.

Diffamation et désinformation

Disons-le tout net : sur le ring des réseaux sociaux, où aucune règle n’est de mise, les cyberfighters du Quai d’Orsay ne partent pas à armes égales. Face à un commando d’activistes du web mélangeant habilement violence du discours et narcissisme pathologique, obsession de la visibilité, autoglorification, mégalomanie paranoïaque et sens aigu des pulsions d’une communauté qui les adule, se nourrit de leur haine et se construit à travers eux un modèle toxique au point de croire qu’ils sont la réincarnation des héros de la lutte de libération, l’amusant néologisme de « panafripons » dont les gratifie Anne-Sophie Avé a autant d’effet qu’un placebo sur une plaie ouverte.

Si le summum du propos polémique soulevé par cette dernière consiste à brocarder la vraie-fausse Rolex de l’influenceur Kémi Seba, ce n’est pas parce que, telle Alice au Far West, elle ne sait point comment faire le buzz, mais parce que les Français hésitent beaucoup à employer les mêmes moyens que leurs adversaires, à savoir la diffamation et la désinformation. Non qu’ils en ignorent le mode d’emploi, ni qu’ils ne les aient jamais pratiquées – loin de là. Mais parce qu’il est tout de même assez difficile d’utiliser les armes que l’on s’est donné pour objectif de combattre.

Les stratégies de séduction ayant échoué – le sommet de Montpellier en octobre 2021, dont l’objectif était de gagner l’adhésion des faiseurs d’opinion africains n’a pas empêché la montée dudit sentiment –, place au « on ne lâche rien » et au combat contre ce que Catherine Colonna, dans sa réplique à l’icône du zouglou, a qualifié de « sornettes » anti-françaises.

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Le moins que l’on puisse dire est que la tâche est complexe. D’abord parce que, comme l’ont souligné les universitaires Achille Mbembe et Felwine Sarr – d’autant plus vilipendés par les influenceurs souverainistes qu’ils n’évoluent pas dans le même couloir intellectuel qu’eux –, le sentiment anti-français prospère sur le vide, l’absence de propositions de la part des partis et mouvements politiques classiques, l’atonie des forces sociales et les carences d’une société civile en mal d’autonomie.

D’où la facilité avec laquelle une poignée d’activistes, dont la francophobie plonge parfois ses racines dans des itinéraires personnels confrontés au racisme et au malaise identitaire, parviennent à manipuler leurs milliers de followers et à leur faire avaler que tous leurs problèmes seront résolus le jour où la France – ses militaires, ses diplomates et ses hommes d’affaires – aura plié bagage.

La dénonciation répétitive de l’ex-puissance coloniale perçue comme l’explication universelle de tous les déboires tient lieu de programme unique, quitte à se jeter dans les bras de nouveaux maîtres, quitte à applaudir à tout rompre la première junte putschiste venue, pourvu qu’elle contrevienne aux intérêts français.

Fixation sur la personnalité de Macron

Tâche complexe donc, d’autant que lier l’apparition du « sentiment anti-français » à la profonde dégradation des relations entre Paris et Moscou due à l’intrusion du groupe mercenaire Wagner en Centrafrique, au Mali et au Burkina Faso ainsi qu’à l’invasion de l’Ukraine, est une facilité qui occulte une partie de la réalité.

Certes et sans jamais que ses propres diplomates sur le continent apparaissent directement, la Russie (mais aussi, à un degré moindre, l’Iran et la Turquie) encourage et accompagne la propagation de ce sentiment, via notamment la galaxie de l’oligarque Evgueni Prigojine à laquelle certains de ces influenceurs se rattachent.

Mais cette stratégie, aussi low cost qu’efficace à court terme, ne fait qu’exacerber les ressentiments et les rancœurs bien antérieurs d’une partie de l’opinion africaine. Entre autres griefs, la chute de Kadhafi, celle de Laurent Gbagbo, le procès récurrent du franc CFA, le soutien de la France à un certain nombre de chefs d’État ou la position jugée monopolistique de quelques grands groupes privés.

À cette spécificité – parfois malsaine, il faut le reconnaître – des relations entre Paris et ses anciennes colonies s’ajoute l’incarnation presque obsessionnelle du « combat » des activistes autour de la personnalité d’Emmanuel Macron – une monomanie phobique qui n’est pas sans rappeler celle des Gilets jaunes il y a quatre ans.

Ersatz 2.0 de Sankara et Lumumba

Le problème pour la France, c’est que l’idée simpliste et purement émotionnelle, qui n’est porteuse d’aucune réflexion ni solution transformatrice, selon laquelle soixante ans après les indépendances la plupart des pays d’Afrique francophone sont encore des colonies dirigées par des gouverneurs, est en passe de devenir une sorte de pensée unique auprès d’intellectuels tétanisés par l’extrême violence des réactions accueillant sur les réseaux sociaux toute expression d’une pensée déviante.

Prompts à mettre en scène les menaces imaginaires, mais combien valorisantes aux yeux de leur communauté, que ferait peser sur leur sécurité physique un Emmanuel Macron qu’ils « empêchent de dormir » (sic !), les ersatz­ 2.0 de Sankara, Lumumba et Winnie Mandela dépeignent la Françafrique comme une hydre à l’adaptabilité infinie, alors qu’elle n’est plus qu’un concept anachronique à bout de souffle.

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Un tableau autoréalisateur qui a un avantage : si le monstre est toujours en vie, toutes les conclusions réductrices sont possibles. La junte malienne l’a bien compris, qui dénonce la pseudo complicité de l’armée française avec les groupes terroristes, sans jamais produire la moindre preuve de cette accusation. La spéculation devient réalité, l’hypothèse même la plus farfelue a valeur de fait, le possible est certain et la crédulité des consommateurs est sans limites. Autant dire qu’en cette année 2023 où l’Élysée les appelle à monter au front pour défendre l’image brouillée de la France en Afrique, les « loups combattants » des rives de la Seine auront besoin d’un stage commando.