Le mystère Saliège : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes » (3/5) 

Récit 

 

À Toulouse, le sauvetage des enfants juifs doit beaucoup à la communauté juive elle-même, qui a confié ses enfants aux responsables catholiques et à l’évêque. Aujourd’hui encore, la communauté juive, traumatisée par la tuerie de l’école Ozar-Hatorah en 2012, entretient cette mémoire. Troisième volet de la série, avec ce récit d’une amitié entre juifs et chrétiens, à une époque où l’Église restait marquée par une culture antisémite. Un évêque sous l’Occupation, le mystère Saliège (3/5)

  • Isabelle de Gaulmyn, envoyée spéciale à Toulouse (Haute-Garonne), 
Le mystère Saliège : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes » (3/5)
 
Une plaque rendant hommage à Jules-Géraud Saliège se trouve dans la synagogue de Toulouse (au milieu sur la photo).VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LA CROIX »

Dans les archives du diocèse de Toulouse, c’est le document numéro EJ34845. L’écriture à la main est encore lisible, le bleu étonnement vif de l’encre, après quatre-vingts ans, sur un papier abîmé par l’humidité. C’est une écriture digne : « Je soussigné Frejer Heijmann, père de Michel et Raphaël René Frejer, déclare déléguer la garde de ses enfants à Monseigneur Saliège, Archevêque de Toulouse, ou éventuellement à ses successeurs. » Plus loin, cette précision, déchirante : « Dans le cas où je viendrais à disparaître ou être mis hors d’exercer mes droits de puissance paternelle, je délègue, dans les conditions ci-dessus, l’ensemble de mes droits de puissance paternelle. » Sous sa signature, une autre, à l’écriture plus ronde, tout aussi décidée : Suzan Frejer.

Heijmann et Suzan sont-ils revenus ? Ont-ils pu de nouveau embrasser leurs petits Michel et Raphaël ? Devant cette lettre, on éprouve une immense admiration pour le courage de ces parents, qui se sont séparés de leurs enfants pour leur donner une chance de survie. Michel et Raphaël font partie de ces fratries prises en charge par le « réseau Saliège », dans des couvents, des maisons d’accueil, grâce à toute une cohorte de « gens de bonne volonté » qui ont su s’élever contre l’innommable.

La synagogue de la rue Palaprat

« Vois-tu, j’ai déposé devant toi aujourd’hui la Vie et le Bien, la Mort et le Mal, et tu choisiras la vie ! » Comme en écho, cette phrase du Deutéreunome, chapitre 30, verset 15, qui figure sur la plaque apposée au mur de la petite synagogue de Toulouse, en « reconnaissance éternelle au cardinal Jules-Géraud Saliège ». Ce ne doit pas être courant qu’une synagogue accroche une plaque en souvenir d’un cardinal catholique. Rue Palaprat, dans le vieux quartier de Toulouse, l’édifice religieux est à peine visible de l’extérieur. Son responsable bénévole, Pierre Lasry, me fait rentrer. C’est la synagogue historique des juifs de Toulouse, « celle où nous avons tous un souvenir », raconte-t-il : une bar-mitsva, un Talmud Thora, Yom Kippour, une circoncision…

 

Le mystère Saliège : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes » (3/5)

À l’intérieur, la salle de prière, avec la téba, au centre, tout en bois, forme un ensemble harmonieux. L’édifice a été construit par la ville en 1857, en application du décret de Napoléon. Le préfet, dans sa recension, avait alors compté 28 juifs à Toulouse… Leur nombre a régulièrement progressé, après la Première Guerre mondiale, avec les migrations de juifs d’Europe de l’Est, chassés par les pogroms. La région de Toulouse est celle qui connaît la plus forte densité de camps d’internement à partir de 1940. La population juive fut en partie décimée par les déportations mais, après guerre, elle s’est reconstituée avec l’arrivée des juifs du Maroc ou d’Algérie. C’est à ces juifs séfarades que l’on doit le travail de mémoire fait autour de la Shoah, hommage à leurs frères ashkénazes assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale…

« Les juifs n’ont pas été des brebis que l’on conduisait à l’abattoir, affirme ainsi Maurice Lugassy, coordinateur régional du Mémorial de la Shoah, enseignant lui-même. Ils ont été des résistants, et ils n’ont pas été seuls. » Résistants, et pas seuls : Maurice Lugassy appelle cela « éviter le syndrome Massada », du nom de cet épisode emblématique de l’histoire juive contre l’occupant romain, en 73 de notre ère, où les Hébreux, acculés dans la forteresse, préférèrent se suicider plutôt que de se rendre.

Antijudaïsme profond du catholicisme

Ici, il y a eu résistance. Une résistance qui a eu le courage de se séparer de ses enfants. Une résistance qui a frappé aux bonnes portes, notamment celle de Mgr Jules-Géraud Saliège, et su nouer des alliances auprès de toute la population non juive et de ses réseaux. À sa tête, Georges Garel, juif français, créateur de l’OSE (Œuvre de secours aux enfants) qu’il a étendue ensuite sur tout le territoire français. Georges Garel entre en contact avec l’archevêque, pour organiser des filières de sauvetage avec les éclaireurs israélites. Avec un objectif : que ces enfants se souviennent qu’ils sont juifs. Il semble que Mgr de Courrège ait d’ailleurs explicitement interdit aux religieux du réseau de chercher à convertir ces enfants au catholicisme.

Car l’antijudaïsme profond, tout au long des siècles (Israël serait le peuple déicide) restait bien ancré dans les mentalités catholiques, avec le sentiment de la supériorité du christianisme, qui s’était « substitué » au judaïsme. « L’enseignement du mépris », pour reprendre l’expression de Jules Isaac, presque naturel pour l’Église de l’époque, n’évoluera qu’après 1945, et surtout avec Vatican II où l’Église catholique reconnaît tout ce que le christianisme doit théologiquement au peuple de la première annonce.

Mais nous n’en sommes pas là. Et la répulsion qu’éprouve dès le début Mgr Saliège face à l’antisémitisme nazi est moins fondée sur une analyse théologique du judaïsme qu’une réaction viscérale au nom de la conception chrétienne de la dignité de la personne humaine. C’est tout le sens de cette phrase coup de poing, qui figure au centre de sa lettre de 1942 : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes. » En 1938, déjà, l’archevêque de Toulouse fustige dans La Semaine catholique de Toulouse la « nouvelle hérésie du nazisme qui brise l’unité humaine, et met dans un sang qu’elle croit privilégié une valeur surhumaine ». Mais, dans le même numéro, il écrit que « les divers aspects, social, économique, politique de la question juive méritent une étude sérieuse ». Choquante aujourd’hui, cette phrase permet aussi de mesurer le poids des mentalités auxquelles se heurtaient ceux qui, à l’époque, condamnaient l’antisémitisme.

De ce point de vue, les prises de position de l’archevêque de Toulouse sont nettes, et bien avant l’Occupation. Ainsi de sa participation, le 12 avril 1933, au Théâtre du Capitole, à une manifestation contre le racisme nazi aux côtés du rabbin et du pasteur. Pour l’époque, voir côte à côte un rabbin et un évêque était rarissime. Comme le discours prononcé par Mgr Saliège : « Par ma foi vivante qui est celle de l’Église, je suis un être inhabitué qui ne prend pas, qui ne peut pas prendre son parti de l’injure, de l’injustice qui atteint son semblable, quelle que soit sa religion, quelle que soit sa race. »

Attentats de 2012 : tués parce qu’ils étaient juifs

Les juifs de Toulouse savent dès lors qu’ils pourront compter sur cet « être inhabitué à l’injustice »… Après guerre, ils seront seuls, ou presque, à entretenir la mémoire de l’archevêque de Toulouse. Mgr Saliège est proclamé Juste dès 1969. En 2009, la plaque commémorative est apposée à la synagogue, et en 2012 une autre plaque est déposée dans son village natal, dans le Cantal, par l’association Zakhor pour la mémoire.

 

Le mystère Saliège : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes » (3/5)

Voilà quelques semaines, le grand rabbin Haïm Korsia a demandé que la lettre de Mgr Saliège soit lue dans toutes les synagogues. Cette année encore, l’initiative d’organiser à Toulouse une série d’événements autour des 80 ans de la lettre est venue de la communauté juive, relayée ensuite largement par l’Église catholique. Pourquoi ? Les catholiques ne sont pas les seuls à avoir participé au sauvetage des juifs à Toulouse. « Peut-être parce que cela venait d’une religion qui nous a si longtemps méprisés qu’on ne l’attendait pas là », avance Maurice Lugassy, du Mémorial de la Shoah. Peut-être aussi qu’ici, plus qu’ailleurs en France, les juifs savent que rien n’est jamais acquis définitivement.

À Toulouse, la mémoire a été ravivée de manière particulièrement dramatique avec la tuerie de l’école Ozar-Hatorah. Le 19 mars 2012, la fille du directeur de l’établissement, Myriam Monsonego, 8 ans, les deux frères Arié et Gabriel Sandler, 5 et 3 ans, et leur père enseignant, Jonathan, 30 ans, sont tués à bout portant par un terroriste. Tués parce qu’ils étaient juifs… Le traumatisme réveille les souvenirs de l’été 1942. Les juifs de Toulouse le vivent d’autant plus douloureusement qu’ils ont le sentiment que l’on peine à nommer le crime antisémite, et que la France reste indifférente : « Les Français sont sortis dans la rue pour Charlie, par pour Myriam, Arié Gabriel et Johnathan », note encore Maurice Lugassy. Pas faux.

Revient alors ce sentiment d’insécurité et de solitude, face à la montée d’un nouvel antisémitisme d’origine islamiste. « Nos jeunes ne veulent plus rester en France », témoigne encore Pierre Lasry. Mgr Robert Le Gall, archevêque lors de l’attentat de 2012, sut trouver les mots et les gestes de compassion, fidèle en cela à une tradition de proximité entre juifs et chrétiens établie depuis Mgr Saliège. « Mais pour combien de temps ? », s’interroge Maurice Lugassy, inquiet de constater que les « militants chrétiens » du dialogue avec le judaïsme sont âgés, et que le sujet ne semble plus concerner les jeunes générations.

C’est l’une des clés de la fidélité des juifs de Toulouse à Mgr Saliège : affirmer, comme des sentinelles de notre mémoire commune, que seule une amitié nourrie permettra d’empêcher que l’innommable ne revienne. Une amitié qui, comme nous allons le voir, tranche avec la relative indifférence qui fut, globalement, celle des évêques face au sort des juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

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Jacques Maritain, « L’Impossible Antisémitisme »

Jacques Maritain, avec son ami l’abbé Charles Journet (qui deviendra cardinal), sera l’un des initiateurs d’une nouvelle théologie chrétienne du judaïsme. En 1937, dans L’Impossible Antisémitisme, il écrit : « Ce n’est pas peu de chose pour un chrétien de haïr ou mépriser, ou de vouloir traiter d’une manière avilissante la race d’où son Dieu et la mère immaculée de son Dieu sont issus. C’est pourquoi le zèle amer de l’antisémitisme tourne toujours à la fin en un zèle amer contre le christianisme lui-même. » Ce livre sera distribué et lu clandestinement par les résistants chrétiens durant la Seconde Guerre mondiale.

Retrouvez, jeudi 11 août, le quatrième épisode de notre série sur le site de La Croix : Les évêques et Vichy, un silence qui pèsera lourd.