Algérie : Mohamed Boudiaf, un « parricide » en direct à la télévision (3/6)

Mis à jour le 13 octobre 2021 à 18:03


Mohamed Boudiaf en 1992 à Alger © Daniel SIMON/Gamma-Rapho via Getty Images

« On a tué le président ! » (3/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, Jeune Afrique vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, retour sur la mort de Mohamed Boudiaf, abattu le 16 janvier 1992 par un sous-officier affecté à sa protection.

Après Alger et Oran, Annaba. Ce jeudi 29 juin 1992, Mohamed Boudiaf effectue une visite dans cette ville que l’on surnomme la perle de l’Est. Cinq mois après son retour d’exil et sa désignation, le 16 janvier 1992, à la tête du Haut Comité d’État (HCE) – instance créée en janvier 1992 après la démission du président Chadli et l’arrêt du processus électoral au lendemain de la victoire des islamistes du Front islamique du salut  (FIS) aux législatives de décembre 1991 –, le président Boudiaf veut aller au contact de ses compatriotes, leur parler du nouveau parti politique qu’il compte lancer et leur détailler les priorités de son programme.

Ce retissage des liens avec ses compatriotes, Boudiaf le conçoit comme un préalable à la restauration de la confiance entre le peuple et ses dirigeants. À 73 ans, cette figure de la guerre d’indépendance et cofondateur du Front de libération nationale (FLN), extirpé de sa paisible retraite à Kénitra, au Maroc, où il s’était installé en 1964, veut reconquérir le cœur des Algériens. Une reconquête qui passe par une tournée dans plusieurs villes et qui l’a conduit, ce 29 juin, à Annaba.

Une protection rapprochée… démobilisée

Mohamed Boudiaf, que l’on surnomme affectueusement « Boudy », s’apprête à prononcer un discours à la Maison de la culture. À l’extérieur du bâtiment, la surveillance est bancale. Les membres de la sécurité présidentielle et de la protection rapprochée, ainsi que les agents du Groupement d’intervention spéciale (GIS), une unité spécialisée dans la lutte anti-terroriste, sont en mode relâche. Les uns papotent, d’autres grillent tranquillement une cigarette et certains ont carrément déserté leurs postes, comme s’il n’y avait aucune menace, comme si la sécurité des lieux, et surtout celle du président, n’étaient pas une priorité absolue.

En tout, 65 agents dépêchés la veille d’Alger sont déployés pour assurer la protection du chef de l’État. Parmi eux, le sous-lieutenant Lembarek Boumaarafi. Âgé de 26 ans, ce sous-officier aguerri, membre du GIS, a fait ses preuves dans les unités chargées de combattre les Groupes islamiques armés (GIA), qui sèment la terreur depuis le début de l’insurrection, en janvier 1992. Boumaarafi ne devait pas faire partie des équipes de protection envoyées à Annaba.

Contre l’avis de son supérieur hiérarchique, le lieutenant Torki, qui se méfie de son mauvais caractère et de son indiscipline, Boumaarafi a été affecté aux unités de surveillance et de protection du cortège présidentiel par le commandant Hamou, patron du GIS, qui lui a fait délivrer la veille un ordre de mission individuel pour qu’il se rende à Annaba.

Outre son pistolet-mitrailleur Beretta, Boumaarafi a mis dans ses bagages une grenade récupérée au cours d’une opération anti-terroriste à laquelle il avait pris part quelques semaines plus tôt dans un appartement, sur les hauteurs d’Alger. Vers 11 heures, ce 29 juin, il pénètre dans la Maison de la culture. Et prend position derrière le grand rideau.

Aucun officiel n’est du voyage

Dans la salle pleine comme un œuf, des membres de la société civile, des jeunes, des élus et notables locaux, des hommes d’affaires et des journalistes prennent place pour écouter le président. Sur l’estrade ornée de bouquets de fleurs, Mohamed Boudiaf, en costume gris et chemise blanche, déroule son discours. À sa gauche, Amine Abderrahmane, son beau-frère et secrétaire particulier.Hormis ce fidèle collaborateur, aucun responsable ne s’est déplacé à Annaba. Ni le ministre de l’Intérieur, le général Larbi Belkheir, ni le chef du gouvernement, Sid Ahmed Ghozali, ne sont du voyage. Le solitaire Boudiaf n’aime pas trop s’encombrer de la présence d’officiels.

Les caméras filment le meeting, retransmis en direct à la télévision nationale. Boudiaf parle, l’audience applaudit ou s’esclaffe quand il lance ses saillies en arabe dialectal. Les caméras de télévision passent de l’estrade à la salle, de la salle à la tribune, puis filment le président en plan serré.

BOUMAARAFI FAIT ROULER UNE GRENADE PAR TERRE PUIS LÂCHE UNE RAFALE QUI ATTEINT BOUDIAF À LA TÊTE ET AU DOS

À quelques mètres de lui, derrière le grand rideau noir, Boumaarafi est prêt à passer à l’action. À la tribune, Boudiaf continuer de parler en agitant sa main gauche : « Nous voyons les autres pays nous devancer. En quoi nous ont-ils devancés ? Par la science. Et la religion musulmane… » Il s’arrête net. Il a entendu le bruit sec d’une petite détonation, tourne la tête légèrement sur sa gauche. Boumaarafi se faufile à travers la fente du rideau et lance sa grenade en la faisant rouler par terre. Puis s’avance derrière Boudiaf et lâche une rafale qui l’atteint à la tête et au dos. Le président s’écroule, des morceaux de cervelle sont projetés sur le sol et l’estrade. Il est 11h30. Amine Abderrahmane, dévasté, comprend que Boudiaf est mort.

Meurtre en direct

Tandis qu’il recouvre le corps de sa veste, la panique et la confusion gagnent la salle. Les caméras de télévision continuent de filmer la scène du crime. Boumaarafi jette son arme, disparaît derrière le rideau et prend la fuite pour se réfugier dans l’appartement d’un riverain. Il décline son identité et demande que l’on prévienne la police, qui viendra l’arrêter sous peu.

À l’intérieur de la Maison de la culture, les secours se font attendre. Le protocole présidentiel n’a pas prévu la présence d’un médecin pendant la tournée. Lorsque les secours arrivent, ils évacuent d’abord les personnes blessées par la grenade et les projectiles de l’arme du tireur. Ils déposent le corps ensanglanté de Boudiaf sur une civière. Il sera le dernier à arriver à l’hôpital de Annaba, en état de mort cérébrale. Quelques heures plus tard, il est évacué vers l’hôpital militaire de Ain Naâdja, sur les hauteurs d’Alger, où il est officiellement déclaré mort.

SES COMPATRIOTES ONT TÔT FAIT DE DÉSIGNER LES COMMANDITAIRES : LES DÉCIDEURS QUI L’ONT INSTALLÉ AU POUVOIR

L’assassinat en direct à la télévision de ce père de la nation que les militaires avaient appelé à la rescousse pour gérer l’Algérie plongée dans la guerre civile provoque sidération, choc et colère dans le pays et à l’étranger. Les Algériens sont d’autant plus révoltés par ce « parricide » qu’il a été commis par un sous-officier censé veiller à la sécurité du chef de l’État. Avant même que Mohamed Boudiaf ne soit porté en terre, ses compatriotes ont tôt fait de désigner les commanditaires de son assassinat : les décideurs qui l’ont installé au pouvoir. Qui a tué « Boudy » ? Pourquoi ? Comment son assassin s’est-il retrouvé avec autant de facilité derrière ce rideau noir à Annaba ?


Funérailles de Mohamed Boudiaf à Alger, le 1er juillet 1992 © Jean-Michel TURPIN/Gamma-Rapho via Getty Images

Deux rapports et des zones d’ombre

Pour tuer dans l’œuf les spéculations et les allégations sur une implication présumée de l’armée et des services secrets dans la mort de Boudiaf, le HCE met en place une commission d’enquête. Ses conclusions, rendues publiques le 25 juillet 1992 dans un rapport préliminaire, laissent les Algériens dubitatifs. La commission écarte la thèse d’un acte individuel, avalise celui d’un complot, mais se garde de dévoiler l’identité des commanditaires. Un complot sans les noms des comploteurs.

Un deuxième rapport, dévoilé le 9 décembre 1992, exclut une fois de plus la thèse d’un acte isolé sans pour autant livrer les noms des commanditaires ou des complices, ni des institutions auxquelles ils appartiennent. Bien que Boumaarafi soutient avoir agi seul, les membres de la commission jugent que son acte ne pouvait profiter qu’au FIS.

Devant les enquêteurs, le juge ou encore le psychiatre Farid Kacha, qui l’a rencontré à deux reprises pour établir son expertise psychiatrique, Boumaarafi ne change presque pas une virgule du récit qu’il fait de son parcours et de son acte. Un homme présenté comme froid, déterminé, solide, intelligent. Ni un illuminé ni un exalté religieux.

Traumatismes d’enfance

Père dépressif, mère décédée à 43 ans, frère aîné violent, Boumaarafi a grandi dans une famille tourmentée. Il est rapidement placé en internat dans une école des cadets de la Révolution, à Koléa, non loin d’Alger. Bon élève, soldat sérieux et appliqué qui gravit les échelons pour devenir sous-lieutenant, il n’en est pas moins marqué par les traumas de son enfance et de sa jeunesse, si bien qu’il est suivi par un psychiatre.

Plusieurs stages et formations à l’étranger lui permettent de parfaire son parcours, qui fera de lui un soldat d’élite. Il intègre le GIS, créé en 1989, qui sera en première ligne dans la lutte contre les GIA. La mort de l’un de ses amis au cours d’un assaut contre un groupe terroriste le marque profondément.

Lembarek Boumaarafi a-t-il agi pour un motif religieux ? Est-il un sympathisant du FIS ? Khaled Nezzar, ministre de la Défense et membre du HCE à l’époque des faits, affirme que l’assassin de Boudiaf a été endoctriné et s’est radicalisé au contact de Ali Djeddi, l’un des dirigeants du FIS.

QUAND J’AI CONSTATÉ QUE NEZZAR ET BELKHEIR N’ÉTAIENT PAS À ANNABA, J’AI TUÉ BOUDIAF

Aux membres de la commission d’enquête, Boumaarafi explique qu’il a décliné l’invitation de rejoindre les maquis islamistes au motif qu’il avait encore une mission à accomplir. Laquelle ? Tuer les généraux Khaled Nezzar et Larbi Belkheir. « Quand j’ai constaté qu’ils n’étaient pas à Annaba, j’ai tué Boudiaf », déclare-t-il à la commission. Élucubrations ou aveux d’un homme aussi posé que déterminé ? Farid Kacha décrit un homme qui a agi méthodiquement en pleine connaissance de cause. À l’instant où il a su qu’il serait du voyage, sa décision était prise. La veille de son départ, il avait laissé une lettre testament à l’un de ses camarades.

Concours de circonstances ou dysfonctionnements planifiés ?

À Annaba, il inspecte les lieux, fait des repérages à l’extérieur et à l’intérieur de la salle, prend des photos et choisit l’endroit exact où il devra intervenir pour tuer le président. Acte isolé, peut-être, mais comment a-t-il été rendu possible ? Défaillances, négligences, dysfonctionnements, lacunes, laisser-faire, tout a déraillé avant et pendant la visite de Boudiaf.

Le commandant Hamou a-t-il affecté Boumaarafi à la sécurité du président de son propre chef ou sur instruction de ses supérieurs, les généraux Mohamed Médiène, dit « Toufik », et Smaïn Lamari, respectivement numéro un et numéro deux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dissous en 2016, dont dépendait directement le GIS ? La question reste à ce jour sans réponse.

Le GIS ne devait pas être affecté à la sécurité présidentielle dans la mesure où sa mission principale est d’intervenir en cas de crise grave (prise d’otages ou assaut anti-terroriste). À Annaba, il n’y a eu aucune coordination entre le GIS et la protection présidentielle.

Avant l’arrivée de Boudiaf à la Maison de la culture, des éléments du GIS, dont Boumaarafi, s’étaient placés derrière le rideau à l’insu des deux responsables qui dirigent le service de sécurité du président. Par ailleurs, trois agents directement chargés de sa protection n’étaient pas à leur poste. Celui qui était censé se tenir derrière Boudiaf était dans la salle à une dizaine de mètres de la tribune. Les deux autres avaient déserté leurs postes respectifs, laissant le champ libre à Boumaarafi. Concours de circonstances ou dysfonctionnements prémédités pour permettre à l’assassin de se retrouver seul derrière le président ?

Des services en pleine réorganisation

Pour Khaled Nezzar, l’un de ceux que la vox populi désigne comme le commanditaire de l’assassinat, ces dysfonctionnements s’expliquent par la réorganisation et le changement d’organigramme des structures chargées de la protection présidentielle après le départ du président Chadli Bendjedid en janvier 1992.

Ceux qui ont pris la relève commençaient à peine à s’organiser. En outre, Boudiaf n’est pas homme à qui l’on donne des instructions, fussent-elles sécuritaires. Quelques semaines avant sa mort, il avait décidé de se rendre au Maroc pour assister au mariage de l’un de ses enfants. Informé de ce déplacement prévu de longue date, le général « Toufik », patron des services secrets, se rend auprès de Boudiaf pour attirer son attention sur le fait qu’il s’agit d’un déplacement d’un président de la République et non d’un simple citoyen. La question est particulièrement délicate compte tenu des tensions entre l’Algérie et le Maroc. Boudiaf éconduit sèchement « Toufik ».

LORS DE SES DÉPLACEMENTS, LE PRÉSIDENT N’EN FAIT QU’À SA TÊTE, PÈCHE PAR EXCÈS DE CONFIANCE

Lors de ses déplacements, le président n’en fait qu’à sa tête, pèche par excès de confiance. Ses sorties sur le terrain sont annoncées à la dernière minute et manquent de préparation et d’organisation. Or la sécurité et la protection présidentielles exigent expérience, professionnalisme, préparation et coordination, de jour comme de nuit. Pour son voyage à Annaba, Boudiaf désigne un novice en matière de protection et de sécurité présidentielle. Le patron de l’armée et des services de renseignements, ainsi que le ministre de l’Intérieur sont consternés, mais ils ne peuvent intervenir auprès du président de peur de se faire rabrouer. Tous ces facteurs ont certainement concouru à faciliter la tâche de l’assassin.

Jugé par la Cour criminelle d’Alger, Lembarek Boumaarafi est condamné à mort le samedi 3 juin 1995. Il est reconnu comme seul coupable de l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. En juin 2021, il effectuait sa trentième année en prison.