Afrique de l’Ouest : quatre milliards de dollars de produits agricoles gâchés par an

Mis à jour le 21 février 2022 à 14:27
 

 

Un vendeur transporte des sacs d’oignons sur le marché de Camberene, à Dakar, le 2 juin 2019, © Seyllou / AFP.

Mangues qui pourrissent sur place en Côte d’Ivoire, au Mali, en Guinée, oignons du Sénégal mal conservés et invendables… Il existe pourtant des recettes pour améliorer le stockage et les circuits de distribution des produits agricoles.

Elles s’appellent Ndéye Marie Aïda Ndiéguène et Aminata Sow Ndiaye. La première, une ingénieure en génie civil à la tête de l’entreprise Ecobuilders MS, construit des hangars de stockage écologiques qui gardent la fraîcheur de la terre pour assurer la conservation des récoltes. La seconde, entrepreneuse diplômée en agroalimentaire, développe actuellement sa start-up Produits culinaires pour cuisine rapide (PCCR), pour transformer l’oignon local, à raison de cinq tonnes par semaine, via un processus industriel. Leur point commun ? L’innovation de ces deux Sénégalaises pour réduire les pertes agricoles massives qui surviennent entre la récolte et le point de vente. Un phénomène qui dépasse les frontières de leur pays.

20 millions de tonnes de nourriture perdues

Au Sénégal, sur 450 000 tonnes d’oignons cultivés chaque année, un tiers se perd du fait de mauvaises conditions de conservation des produits, ce qui contraint le secteur à en importer régulièrement d’Europe. En Côte d’Ivoire, ce sont 100 000 tonnes de mangues qui pourrissent annuellement. Au Nigeria, 45 % environ des tomates récoltées durant l’année sont perdues, alors que, parallèlement, le géant Dangote peine, hors des périodes de récoltes, à approvisionner son usine de transformation de tomates, et ce depuis son lancement à Kano, en mars 2016, pour 20 millions de dollars. « Dans les semaines qui suivent la récolte, l’Afrique subsaharienne perd à elle seule 20 millions de tonnes de nourriture par an, ce qui représente une valeur de plus de 4 milliards de dollars », avertit le Programme alimentaire mondial.

LE NERF DU PROBLÈME SE SITUE DANS LA SURPRODUCTION SAISONNIÈRE

En Afrique de l’Ouest, le maraîchage n’est souvent qu’un complément à des cultures plus rentables. Ce parent pauvre de l’agriculture manque de matériel de récolte, de stockage et de moyens de transport adéquat. Mais le nerf du problème se situe dans l’inadéquation entre l’offre et la demande : la surproduction saisonnière.

« Les mangues, par exemple, on en trouve en abondance en mars et en avril. Tous les producteurs veulent alors les vendre en même temps, elles ne valent rien, et finalement une partie de la production est perdue. Quelques mois plus tard, elles sont rares et chères, explique Pierre Ricau, analyste de marchés chez Nitidæ. Ces problématiques sont amplifiées par le fait que les producteurs tentent de vendre leur production au même endroit, au même moment. »

Les femmes Gouro, un modèle de structuration

À ce titre, les femmes Gouro – comme elles sont appelées à Abidjan, du nom de leur groupe ethnique –, une communauté de commerçantes originaires de l’Ouest de la Côte d’Ivoire, tiennent plusieurs marchés vivriers dans la capitale économique ivoirienne, notamment au sein de la plus grande commune commerciale de la ville, à Adjamé. Elles sont présentées comme un modèle de structuration.

« Ces femmes sont originaires de Zuénoula, la principale zone de production du pays. En fixant des quotas et des jours de livraison dans la semaine, elles approvisionnent Abidjan en fruits et légumes toute l’année sans qu’il n’y ait trop de variations de prix. C’est un bel exemple d’entente entre les commerçantes urbaines et les productrices dans les milieux ruraux », estime l’économiste agricole. Ces entrepreneuses sont à l’origine de la création de la Fédération nationale des coopératives de vivriers de Côte d’Ivoire (Fenascovici), qui compte 36 000 membres pour 2 000 coopératives implantées dans 33 régions du pays.

Pour absorber les surplus saisonniers, nombre de petits ou de grands producteurs se tournent vers la transformation. Au Burkina Faso, l’Union des producteurs de mangues biologiques et équitables de la région des Hauts-Bassins (Upromabio-HBS) a mis en place une unité de transformation pour sécher la mangue (avec une capacité de 80 tonnes) et la fleur d’hibiscus (22 tonnes), pour un chiffre d’affaires, en 2019, de 114 millions de F CFA (174 000 euros). Une partie des produits est destinée à l’exportation vers l’Europe et les États-Unis, une autre est vendue localement, selon deux gammes de prix, pour toucher les populations à faible pouvoir d’achat.

Transformer pour ne pas gâcher

Des initiatives similaires ont été menées en Côte d’Ivoire. En avril 2021, l’entreprise suisse HPW Fresh&Dry a inauguré une entreprise de transformation de fruits séchés, à Assé, dans la commune de Bonoua, pour un coût de 3,28 milliards de F CFA. Elle dispose d’une capacité de transformation de 800 tonnes de fruits séchés et emploie 450 personnes.

LE PRODUIT TRANSFORMÉ COÛTE PLUS CHER, IL NE S’ADRESSE DONC PAS À TOUT LE MONDE

Dans le sud du Mali, l’association Arcade accompagne une coopérative de femmes de Blendio pour conserver et sécher l’échalote (dont la moitié de la production est perdue faute d’un stockage adéquat). Plusieurs de ces initiatives sont financées par le programme Promotion de l’agriculture familiale en Afrique de l’Ouest (Pafao) qui dépend du Comité français pour la solidarité internationale (CFSI). « Le produit transformé coûte plus cher, il ne s’adresse donc pas à tout le monde. Le marché au niveau national reste par conséquent limité », tempère l’économiste agricole Pierre Ricau.

Outre la transformation, d’autres solutions existent, comme le système de crédit-stockage (ou warrantage), répandu au Burkina Faso, qui permet aux producteurs de denrées moins périssables (mil, sorgho, riz, maïs, arachide) de ne plus brader leur production à l’issue des récoltes, au moment où le produit est au plus bas de sa valeur marchande.

La solution numérique

Le numérique joue également un rôle croissant dans la lutte contre les pertes agricoles. Au Nigeria, la plateforme en ligne Farmcrowdy Foods connecte les agriculteurs et les consommateurs pour éviter, entre autres, le gaspillage pendant la saison des récoltes. La start-up, qui intervient sur l’ensemble de la chaîne de valeur agricole, affirme avoir constitué un réseau de plus de 300 000 agriculteurs depuis son lancement en 2016.

Au Cameroun, l’application Agrixtech (qui dispose d’environ 200 utilisateurs) permet de lutter contre les ravageurs et les maladies de cultures qui menacent la productivité agricole. En Casamance, dans le sud du Sénégal, la GIE Casa Écologie permet d’acheter des fruits via un site internet. D’autres acteurs se positionnent sur des services agrométéorologiques, des mises en relation directes entre les producteurs et les cantines, des optimisations agricoles en intégrant des images satellitaires.

HISTORIQUEMENT, LE STOCKAGE DES FRUITS ET LÉGUMES, C’EST AVANT TOUT UNE ORGANISATION DES ACTEURS EUX-MÊMES

Les gouvernements ont aussi leur rôle à jouer. « Les meilleurs succès, cela reste sûrement le soutien à l’implantation d’usines de transformation, comme celles de tomates au Sénégal [via les entreprises nationales Socas, Agroline et Takamoul Foods, ndlr]. Mais il n’y a pas de politique de lutte contre le gaspillage efficace dans la sous-région. Les gouvernements sont avant tout focalisés sur l’augmentation de la production des denrées importées ou de celles qui s’exportent bien », estime Pierre Ricau.

La Côte d’Ivoire se démarque toutefois par sa forte politique d’industrialisation, notamment dans le cacao, dont le pays est le premier producteur mondial. Deux complexes industriels de transformation sont actuellement en cours de construction dans le pays. En juillet 2021, le gouvernement ivoirien a également inauguré une usine de transformation de fruits et légumes – Trafule – à N’Douci, dans le sud du pays, pour un montant de 6,3 milliards de F CFA. « Historiquement, le stockage des fruits et légumes, c’est avant tout une organisation des acteurs eux-mêmes », explique Pierre Ricau. Dans l’agriculture, l’union fait la force. Les femmes Gouro l’ont bien compris.