Les collectionneurs François et Marie Christiaens entourés des sculptures lobi dans l’exposition « Les bois qui murmurent. La grande statuaire lobi », à l’Ancienne Nonciature, Bruxelles.
© Siegfried Forster / RFI

François et Marie Christiaens partagent la même passion pour l’art des Lobi, mais pas toujours le même avis sur la raison d’être de leur goût pour cette culture ancienne, située au confluent du Burkina Faso, du Ghana et de la Côte d’Ivoire. Faut-il respecter le serment des Lobi de rester cachés ou son engouement pour « le vrai art » ? Leur collection, une des plus importantes au monde, a permis de monter la première exposition sur la grande statuaire lobi : « Les bois qui murmurent », qui a lieu jusqu’au 12 juin à l’Ancienne Nonciature de Bruxelles. Rencontre.

RFI : C’est la première grande exposition sur la statuaire lobi, pourquoi avait-elle été ignorée pendant si longtemps ?

François Christiaens (FC) : Les Lobi n’ont jamais été considérés. Ils se sont d’ailleurs toujours cachés du monde. Ils n’ont jamais voulu être connus. On les a découverts un peu par hasard, parce que personne ne s’y intéressait. A ce moment-là, cela nous a donné le virus d’aller voir et de gratter un peu ce qui se passe chez eux.

Marie Christiaens (MC) : Pendant la colonisation, les Lobi avaient fait le « serment de la bouche », c’est-à-dire de ne pas s’associer aux Blancs, aux missionnaires, aux chrétiens, etc. Ils étaient très rebelles. D’une certaine manière, cela les a protégés. Leur art a été découvert très tard. Quand un art est découvert, le premier reflex des Occidentaux est le rejet. L’art africain, en général, est passé par là. Il est entré très tardivement dans les musées. Les Lobi suivent ce même processus : d’abord rejet, ensuite assimilation - on dit que cela ressemble à… —, mais, il y aura un troisième temps, la vraie reconnaissance, et l’exposition va y contribuer. Cela sera vraiment gagné quand on dira d’une statue contemporaine : « c’est un Lobi ».

Dans l’exposition, on est tout de suite face à l’icône de votre collection : une figure masculine portant la coiffure yu-bilami. Une sculpture magnifique, avec un regard très ferme et une présence incroyable. Qu’est-ce qu’il y a typiquement « lobi » pour vous ?

FC : Pour moi, ce sont ces gens qui se tiennent debout, qui se mettent face à leur destin. Ils poussent sur leurs jambes et se tiennent debout. Pour moi, c’est ça l’essentiel.
MC : Ces statues sont toujours des statues qui portent des esprits des ancêtres. Là-bas, quand quelqu’un décède, petit à petit, le double (thuu) de la personne se détache de la personne. Le « thuu » devient le « thil ». L’esprit ne doit pas être errant et trouver une sculpture. Cela va être le réceptacle de l’esprit. La personne qui a son ancêtre chez lui, va le mettre sur un autel et va consulter l’ancêtre.
FC : Chez les Lobis, absolument tout est spirituel. Nous [Occidentaux] venons du livre. Toute notre spiritualité vient du christianisme qui est basé sur le livre. Eux, ils n’ont pas d’écrits, donc pas de lecture. Donc, ils sont restés extrêmement primitifs. Par rapport au livre, ils ont peut-être 20 000 ans de retard par rapport à nous. Et pourtant, ils vivent en même temps que nous. Cela m’a fasciné.
MC : Non, ce n’est pas du retard. C’est exactement la même démarche spirituelle, mais elle ne s’emploie pas de la même manière. On ne peut pas appeler cela du retard.
FC : Dans les grands principes de fonds, on s’aperçoit qu’on a tous les mêmes questionnements sur la vie, la mort, l’après-vie…

Statuaire lobi, figure masculine portant la coiffure yuu-bilami. H 80 cm. Exposée dans « Les bois qui murmurent. La grande statuaire lobi » à l’Ancienne Nonciature, Bruxelles. © Siegfried Forster / RFI

Selon vous, quelle est aujourd’hui la fonction de ces œuvres ?

MC : Malraux parle toujours de la métamorphose de l’objet rituel en objet d’art. Il y a aussi une phrase de Claude Roy : « L’art, c’est ce qui tient vivante l’idole morte en tant qu’idole. L’art, c’est ce qui dans un objet continue à servir quand il ne sert plus à rien. » Je pense qu’on est passé du sacré religieux, du rituel authentique en lien avec l’univers et les esprits à notre culture d’aujourd’hui qui n’est plus tellement religieuse. Maintenant, le sacré, c’est l’art. On est passé de la religion à l’art. D’ailleurs, Malraux disait que l’art et la religion sont les deux choses que l’homme a trouvé à opposer à la mort.
 
Qu’est-ce qui a déclenché chez vous cette passion pour l’art lobi ?
 
FC : La passion du collectionneur est aussi une addiction. Et une addiction est une névrose [rires].
MC : Notre passion a commencé par un livre du musée Dapper qu’un ami nous a offert : Le grand héritage. On l’a amené en vacances et on a passé une nuit blanche. En rentrant des vacances, on est allé à Bruges et on a acheté des statues. C’étaient des fausses ! C’est le ticket d’entrée obligatoire [rires]. Avant, on était très intéressé par l’art contemporain. Mais plus on allait dans l’art contemporain, plus on se noyait. L’art pour l’art. On ne savait plus ce qui était authentique ou ce qui était fabriqué pour le marché. Et là, tout d’un coup, on était devant des choses qui n’ont jamais été faites pour être de l’art, mais pour des fonctions rituelles. C’était un retour aux sources. Une vraie régénérescence.
FC : On a découvert une authenticité, après avoir ramé dans l’art contemporain. Là, l’artiste veut être connu. Alors que chez les Lobi pas du tout ! C’est un art spirituel qui vient des rituels, de la tradition. Pour nous, c’est ça, le vrai art.
 
Les sculptures lobi viennent du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Ghana. Avez-vous rencontré les gens et les cultures sur place ?

FC : On y est allé plusieurs fois. Mais, vous savez, ils sont très vigilants. Ils ont fait le « serment de la bouche ». On n’a jamais pu voir un autel. C’est interdit. D’abord, on n’a jamais voulu acheter une pièce sur place, pour ne pas passer pour des voleurs. On a toujours acheté normalement, dans les galeries à Paris ou à Bruxelles.
MC : Souvent, on a l’impression que les collectionneurs sont des dépouilleurs, des voleurs du patrimoine. Mais, en fait, on est dépositaire d’un patrimoine. Nous, on va mourir, mais les statues vont continuer à vivre.

Buthib kotin, statuaire lobi, figure féminine. Ancêtre inachevé qui renvoie à une forme de folie. H 95 cm. Exposée dans « Les bois qui murmurent. La grande statuaire lobi » à l’Ancienne Nonciature, Bruxelles. © Siegfried Forster / RFI

Aujourd’hui, y a-t-il une contradiction entre le « serment de la bouche » des Lobi et votre pratique d’exposer leurs œuvres ?
 
FC : Oui, il y a une contradiction complète.
MC : Non, on a rencontré des Lobi sur place. Ce sont des sociétés acéphales [sans pouvoir centralisé, ndlr], il n’y a pas de roi. Mais il y a une petite ethnie chez les Lobi, les Gan, c’est la seule petite royauté. Nous avons rencontré le roi des Gan et on s’est présenté comme collectionneurs. On avait peur qu’il nous dise : « écoutez, vous volez, vous êtes des pilleurs ». Mais, c’était le contraire. Il nous a dit : « Merci, vous sauvez les pièces qu’on ne peut pas garder sur place », parce que les conditions de conservation ne sont pas bonnes là-bas. Il a insisté : « Montrez-les, ne les laissez pas enfermés dans des armoires. C’est notre patrimoine. »

Où est la contradiction alors ?

FC : Les Lobi n’avaient pas du tout envie d’être montrés. Pour moi, il y a une contradiction. Cela me pose quand même des problèmes. On récupère les statues, on leur donne une deuxième vie, mais cela n’est pas leur vraie vie. Ce n’est pas la leur.

Vous dites que vous êtes même prêts à rendre les sculptures aux ethnies…

FC : S’ils savent les garder. Parce que, si demain, on les rend, on va les retrouver le lendemain sur le marché du Bruxelles. J’ai des pièces de Kinshasa que le musée de Tervuren [le Musée royal de l'Afrique centrale, à Tervuren, Belgique, ndlr] avait rendues à Kinshasa qui, le lendemain, les avait mises en vente. Moi, j’en ai acheté sans le savoir.
MC : C’est quelque chose qui se passe encore maintenant. Quand vous voyez les conditions économiques et de vie là-bas… Une statue, pour eux, ce n’est pas encore l’essentiel.

Comprenez-vous le débat autour des masques Hopi où les tribus exigent le retour de leurs objets sacrés ?

FC : Oui, mais on même temps, ce sont des débats complètement idiots, puisque ce qu’il faut c’est qu’ils soient sauvés. Après, s’ils sont sauvés par leur pays d’origine ou par quelqu’un d’autre… On est tous des frères humains.
MC : En Occident, il y a un travail de conservation qui est fait. Le Burkina Faso n’est pas prêt de pouvoir faire une exposition comme celle-ci. C’est ici que cela se passe maintenant. On verra plus tard quand nous serons morts. On est des dépositaires…

Vue de la première grande exposition : « La grande statuaire lobi - Les bois qui murmurent » dans l’espace de l’Ancienne Nonciature, Bruxelles. © Siegfried Forster / RFI

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Les bois qui murmurent, la grande statuaire lobi, une exposition conçue par Serge Schoffel à partir de la collection de François et Marie Christiaens, du 8 au 12 juin, à l’Ancienne Nonciature, Bruxelles.