Quand l’ombre de Wagner plane sur le Burkina Faso

Les signaux d’un rapprochement entre Ouagadougou et Moscou se multiplient ces dernières semaines. Si bien que certains voient déjà les mercenaires de la société militaire privée russe sur les terres burkinabè.

Mis à jour le 22 décembre 2022 à 12:22
 

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Le chef de la junte burkinabè, le capitaine Ibrahim Traoré, à Ouagadougou le 2 octobre 2022 dans un véhicule armé. © VINCENT BADO/REUTERS.

 

Il souhaitait « attirer l’attention » sur le sujet. Et il ne s’est pas loupé. Le 14 décembre, lors d’un entretien avec Anthony Blinken, le secrétaire d’État américain, en marge du sommet États-Unis – Afrique à Washington, Nana Akufo-Addo a publiquement accusé les autorités burkinabè d’avoir « conclu un accord » avec la société militaire privée russe Wagner.

« Aujourd’hui, des mercenaires russes sont à notre frontière nord, a déclaré le président ghanéen. Le Burkina Faso a conclu un accord pour employer des forces de Wagner et faire comme le Mali. Je crois qu’une mine leur a été allouée dans le sud du Burkina comme paiement pour leurs services. Le Premier ministre burkinabè était à Moscou ces dix derniers jours. Avoir ces hommes qui opèrent à notre frontière nord est particulièrement préoccupant pour nous, au Ghana. »

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Pour la première fois, un chef d’État – voisin du Burkina Faso – évoque ouvertement le scénario que certains responsables ouest-africains et occidentaux redoutent depuis quelques semaines : l’arrivée des mercenaires du groupe Wagner à Ouagadougou. Une telle déclaration, depuis Washington, ne laisse que peu de doutes sur la source des informations avancées par Nana Akufo-Addo. « Cela vient forcément des services de renseignement américains », estime une source militaire française.

Avertissement américain

Selon notre source, l’objectif recherché serait le même qu’aux prémices de la guerre en Ukraine, au début de 2022 : en dévoilant des informations classifiées obtenues par leurs services, les responsables américains essaieraient d’exercer un maximum de pression sur leurs partenaires. Une stratégie d’influence dans laquelle rentrerait l’interview accordée par l’ambassadrice des États-Unis au Burkina Faso au site d’information lefaso.net, le lendemain de la déclaration d’Akufo-Addo, dans laquelle elle estime qu’« un partenariat avec le groupe Wagner n’est dans l’intérêt d’un quelconque pays ». « Le jeu des Américains apparaît assez simple à décrypter, estime un diplomate français. Ils adressent une sorte d’ultime avertissement aux Burkinabè, en sous-entendant qu’aller plus loin avec Wagner, c’est franchir le Rubicon. »

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Les intéressés ont, eux, rapidement réagi. Le 16 décembre, le ministre burkinabè des Affaires étrangères a convoqué l’ambassadeur du Ghana à Ouagadougou. Il lui a indiqué que son pays était « profondément affecté » par les propos « très graves » du président Akufo-Addo « sur une prétendue passation de marché entre le gouvernement de la transition et une société privée russe ».

Le Premier ministre à Moscou

En revanche, aucun commentaire officiel des autorités burkinabè n’a encore été fait sur le voyage du Premier ministre à Moscou du 7 au 15 décembre. Cinq jours après son retour à Ouagadougou, ni le gouvernement ni la présidence ne se sont exprimés sur les motifs de ce déplacement en catimini de Kyélem Apollinaire de Tambèla en Russie, révélé par Jeune Afrique et dont les modalités soulèvent bien des questions.

Accompagné d’une délégation d’une dizaine de personnes, dont des ministres et des militaires, le chef du gouvernement avait en effet quitté secrètement Ouagadougou le 7 décembre à bord d’un C295 de l’armée de l’air malienne qui l’a emmené à Bamako, d’où il s’est ensuite envolé pour Moscou. Pourquoi avoir transité par le Mali et ne pas être allé en Russie directement et officiellement ? Contacté par JA à plusieurs reprises, le porte-parole du gouvernement n’a pas souhaité répondre à nos questions.

« Renforcer » les relations avec la Russie

Malgré le silence des autorités burkinabè, les informations émergent au compte-gouttes sur ce voyage. Le 20 décembre, Russia Today a diffusé une interview du Premier ministre burkinabè enregistrée le 13 décembre à Moscou. Dans un extrait qui circule sur les réseaux sociaux, il y explique que la raison de sa présence sur les bords de la Moskova est de « renforcer davantage les relations » entre le Burkina Faso et la Russie. « La Russie est une grande nation. Mais elle est pratiquement inexistante au Burkina Faso. Nous aimerions qu’elle prenne la place qui lui revient en tant que grande nation dans notre pays », déclare-t-il.

Quant à son programme sur place, Kyélem Apollinaire de Tambèla évoque des rencontres avec des « personnalités » dans des « ministères et des services », sans plus de précisions. Selon des sources officielles russes, il a notamment été reçu le 12 décembre par Mikhaïl Bogdanov, le vice-ministre russe des Affaires étrangères en charge de l’Afrique. Le reste de son agenda ressemble à un trou noir.

PARIS N’A POUR L’INSTANT, « AUCUNE PREUVE TANGIBLE » DE LA PRÉSENCE DE WAGNER SUR LE TERRITOIRE BURKINABÈ

D’après un ministre d’un pays voisin, le Premier ministre était à Moscou pour acquérir du matériel militaire. Certaines sources françaises, elles, estiment qu’il y était surtout pour rencontrer des cadres de Wagner. « Le Premier ministre a été cornaqué de A à Z par Evgueni Prigojine [le patron de Wagner] durant son séjour en Russie », croit savoir l’une d’entre elles. Côté français, pas question, pour autant, d’affirmer que des mercenaires russes sont déjà au Burkina Faso, comme l’a fait Nana Akufo-Addo. « Nous n’avons, pour l’instant, aucune preuve tangible de leur présence sur le territoire burkinabè », affirme-t-on à Paris.

Facilitation malienne

Si Wagner devait un jour débarquer à Ouagadougou, les autorités de transition maliennes y seraient pour beaucoup. Quand le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba était au pouvoir, Assimi Goïta avait essayé de le convaincre de lui emboîter le pas et de basculer dans la sphère russe. Mais l’ex-président de transition burkinabè s’y était toujours refusé.

TRAORÉ A RENDU VISITE À GOÏTA À BAMAKO POUR SON PREMIER VOYAGE À L’ÉTRANGER

Une fois Damiba renversé par le capitaine Ibrahim Traoré et ses hommes, le 2 octobre, les autorités maliennes sont revenues à la charge auprès des nouveaux maîtres de Ouaga. Avec cette fois plus de succès : ces dernières semaines, les échanges se sont multipliés entre les deux voisins. Le 2 novembre, Traoré a rendu visite à Goïta à Bamako pour son premier voyage à l’étranger. Dix jours plus tard, une délégation de l’état-major malien, conduite par Sadio Camara, ministre malien de la Défense et artisan de l’arrivée de Wagner dans son pays, était à son tour reçue par Traoré à Ouagadougou. À chaque fois, il a été question de partenariat avec la Russie.

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« Les Maliens jouent un rôle central dans le rapprochement en cours avec Moscou », souffle un officier burkinabè. « Ils poussent fort pour que Wagner arrive au Burkina, pour montrer qu’ils ne sont pas isolés et qu’ils ont été des précurseurs dans la région », abonde un haut responsable français. En bref, un rôle de facilitateur, qui ira jusqu’à l’envoi d’un avion le 7 décembre pour permettre au Premier ministre burkinabè de voyager jusqu’à Moscou.

À Traoré de trancher

Reste maintenant à savoir ce qu’Ibrahim Traoré a en tête. « In fine, c’est lui et lui seul qui tranchera et qui devra rendre des comptes sur ce choix », estime un ancien ministre burkinabè. Prudent, le capitaine de 34 ans, devenu le plus jeune chef d’État du monde, ne serait pas forcément partant pour ouvrir les portes de son pays aux mercenaires de Wagner. Il sait parfaitement que certains officiers de l’armée ne veulent pas en entendre parler et qu’ils pourraient rapidement lui faire payer un tel retournement stratégique.

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Mais certains de ses frères d’armes font tout pour le convaincre de choisir l’option russe. « Ils savent très bien que cela ne changerait pas grand-chose dans la lutte contre les jihadistes. Mais cela permettrait à Traoré d’accroitre encore sa côte de popularité auprès d’une opinion assez anti-française et, surtout, de protéger son pouvoir déjà très fragilisé », conclut notre ex-ministre.