La bataille de Mossoul se joue sur les deux rives du Tigre
Les forces de sécurité irakiennes se rapprochent de la vieille ville tandis que les quartiers Est accueillent une partie des déplacés venus de l’ouest.
À Mossoul-Ouest, vendredi 10 mars, des nuages de fumée s’élèvent après une attaque aérienne. / Aris Messinis/AFP
Mossoul
De notre envoyé spécial
Al-Dawassa, un quartier de Mossoul-Ouest, sur la rive droite du Tigre. Pas une âme qui vive au milieu des chaussées défoncées, des carcasses de voitures calcinées et des immeubles à moitié incendiés ou détruits. Très haut dans le ciel, un hélicoptère s’éloigne après avoir lâché son missile. Au fond de la rue, barrée par un remblai de terre, des volutes de fumée noire s’élèvent au-dessus d’un bâtiment. Un véhicule blindé décroche en roulant sur les jantes, ses quatre pneus crevés par des tirs de snipers. À quelques mètres, les palmiers du parc Al-Shuhadaa, le parc des Martyrs, cachent ce qui reste du quartier gouvernemental, le siège du gouvernorat et du conseil provincial, de la police et de la banque centrale ainsi que le musée archéologique mis à sac par les salafistes-djihadistes en 2015.
Safaa, un lieutenant de la police fédérale, a posté son véhicule « Humvee » dans une voie de traverse, en lisière du quartier gouvernemental, repris en quelques heures, le mardi 7 mars, par la Division de réaction d’urgence, la troupe d’élite du ministère de l’intérieur. La suite, le contrôle de la zone par la police fédérale, s’est avérée plus compliquée. « Les djihadistes ont contre-attaqué avec des voitures piégées, des tirs de mortier et des snipers embusqués dans les bâtiments » explique l’officier. « Certaines unités ont dû remonter dans leurs véhicules et reculer de plusieurs mètres. D’autres se sont fait encercler, et il a fallu envoyer des renforts pour les aider à se dégager. »
Pour raisons de sécurité, la visite du ministre de l’intérieur, prévue au milieu de la semaine dernière, a dû être annulée. L’épisode semble refléter une lutte d’influence entre la Division de réaction d’urgence du ministère de l’intérieur et les unités du service de contre-terrorisme, à la pointe des combats dans la reprise de Mossoul-Est, aujourd’hui chargées de prendre les quartiers les plus à l’ouest. Les premières chercheraient à démontrer leur efficacité dans cette deuxième phase de l’offensive, au risque de mettre en danger leurs troupes et la population civile.
En dépit de cette rivalité, l’étau se resserre inexorablement autour de la vieille ville. Cœur traditionnel de la cité, avec son entrelacs de ruelles, ses mosquées et ses églises, c’est l’ultime repaire des combattants de Daech, l’ennemi commun, fédérateur de toutes les forces engagées dans la bataille. La police fédérale a annoncé la reprise des quartiers de Ukaydat et Nabi-Sheet, à quelques centaines de mètres de la mosquée Al-Nour-Al-Kaber où Abou Bakr Al Baghdadi avait proclamé l’instauration du califat le 29 juin 2014. « Je m’en souviens comme si c’était hier » affirme Marwan, 55 ans, un habitant du quartier résidentiel voisin de Jawsaq. « Daech a ensuite exécuté 13 religieux qui refusaient de lui faire allégeance. Trente-deux mois sous cette férule, c’est une vie foutue en l’air. » Pendant dix jours, les habitants de ce quartier aisé sont restés enfermés dans les sous-sols. « Les derniers jours, les combattants de Daech frappaient à nos portes en criant : sortez, les apostats sont arrivés ! Ils voulaient créer une ligne de défense en piégeant nos maisons et en mettant le feu à nos voitures », raconte Ahmad, 27 ans, étudiant en comptabilité.
Au fur et à mesure de l’avancée des troupes, les quartiers de Mossoul-Ouest, plus densément peuplés et souvent plus pauvres, se vident de leurs habitants. La semaine dernière, des familles entières ont fui leurs quartiers de Wadi-Hajar, Al-Mansour, Al-Nafet et Al-Hayadat, pour rejoindre, après plusieurs heures de marche, le point de contrôle des forces de sécurité en bordure de l’aéroport. « Les combats autour de nous devenaient trop intenses, et nous avons décidé de partir malgré le danger », lâche Amir, 46 ans, barbe hirsute et visage émacié. « Depuis trois mois, les prix ont grimpé et les étals des marchés se sont vidés : plus de nourriture, plus de fioul ni de médicaments. Nous avons vécu sur nos réserves. À la fin, on ne mangeait plus qu’un repas par jour. » Depuis plusieurs mois, Daech interdit aux résidents de quitter la ville. Sous la menace, des habitants des villages de la périphérie ont dû déménager en ville pour s’installer dans des maisons vides et servir de bouclier humain.
Une fois parvenu au check-point, Layth, 55 ans, professeur de sport, a grimpé avec sa femme et leurs quatre enfants dans un camion de l’armée qui les a transportés en fin de journée jusqu’au centre de contrôle, installé à Hammam Al-Alil, une localité à 25 km au sud de Mossoul, libérée le 7 novembre 2016 par les forces de sécurité irakiennes. « Nous avons le choix entre les camps et Mossoul-Est » déclare ce passionné de foot, assis sur un sac avec son fils, après une nuit passée à la belle étoile. « Nous irons chez mon frère à Mossoul-Est. » Dans un chaos indescriptible, chacun attend que les cartes d’identité soient vérifiées par ordinateur, sur une base de données censée répertorier des milliers de noms suspects, avant de s’engouffrer dans un bus ou un taxi pour sa nouvelle destination. Chaque jour, des hommes sont arrêtés sans que les membres de la famille soient informés du lieu de détention.
À peine libérée, fin janvier, du joug djihadiste, Mossoul-Est va devoir absorber ces nouveaux arrivants. Dans son bureau du quartier Al-Noor, placé sous haute protection, le général Wathiq Al Hamadani, commandant adjoint de la police de Ninive, une force d’environ 10 000 policiers locaux, se plaint du manque de moyens pour assurer la sécurité. Les soldats de la 6e division de l’armée sont déployés dans les quartiers le long de la rive gauche du Tigre. Au mois de février, une série d’attentats-suicides avait fait craindre la présence de cellules dormantes. « Nous avons procédé à plus de 1 000 arrestations » assure l’officier, sans plus de précision. Dans le quartier de Mohandessin, bouclé par l’armée, au moins la moitié des habitants ayant fui les combats ne sont pas revenus. « Le gouvernement central ne fait rien pour assurer les services » peste Adnan, 43 ans, vendeur de matériel médical. « Une grande partie des écoles et des dispensaires ne fonctionnent pas. Dans les quartiers pauvres de la périphérie, les gens n’ont même pas l’électricité et l’eau potable. » De l’autre côté de l’avenue Majmoua-Thakafia, le quartier de Nirgal comptait une minorité importante de chrétiens. « Regardez cette villa, son propriétaire s’appelle Elias Abd Al-Ahad, un chrétien parti depuis longtemps. Daech s’est servi de sa maison pour stocker le butin pillé dans les environs. Quand j’étais enfant, on ne connaissait pas les différences entre les communautés. Moi, le sunnite, je portais des bougies à l’Église. Tout cela s’est terminé en 2003 avec l’invasion américaine. »
Mossoul-Est, la ville moderne, construite dans les années 1970-1980, sur le site de l’ancienne Ninive pour abriter l’université et loger les nouvelles élites, se voulait plus cosmopolite et plus éduquée. Repris aux djihadistes le 14 janvier par les forces spéciales, le campus de l’université ouvert en 1967 avec ses 22 facultés, ses centres de recherche et ses hôpitaux, n’est plus qu’un champ de ruines, dernier legs d’un califat mortifère avec sa bibliothèque incendiée et ses bâtiments brûlés ou truffés d’explosifs. Depuis que le « Diwan Al-Hisba », la police de moralité chargée de sanctionner les violations du code religieux, ne sévit plus dans le quartier, le libraire Ayad Fathi a remis en vente son best-seller : des copies d’un manuel d’apprentissage de la langue anglaise, niveau intermédiaire. « J’espère que l’université revivra avec l’aide internationale », insiste ce fin lettré. « C’est seulement par la science et l’éducation que l’on pourra construire une civilisation et élever une génération loin du fanatisme. »