Le chanteur sénégalais Cheikh Lô chez lui à Keur Massar (Dakar), en février 2015. © Youri Lenquette
Située à une heure de Dakar, à l’entrée de la presqu’île du Cap Vert, la maison de l’artiste Cheikh Lô est desservie par une rue rebaptisée de son propre nom ! Originaire de Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso, il a rejoint Dakar à l’adolescence. Musicien autodidacte, dont la carrière débute à la fin des années 1990, il a depuis parcouru les scènes internationales, chantant en wolof, anglais et français, mêlant les registres musicaux, et invitant à ses côtés des voix comme Oumou Sangaré, Flavia Coelho, ou plus récemment Adiouza. Dans sa maison-studio, la musique est aussi une histoire de famille : son jeune fils est ingénieur du son, et sa fille, parallèlement à ses études, s’essaye déjà au chant.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir choisi de vous installer ici, à Keur Massar ?
Cheikh Lô : J’ai construit cette maison en l’an 2000. Cela fera vingt-trois ans, en décembre, que j’y habite avec ma petite famille. Avant, j’étais aux Mamelles [quartier périphérique du centre-ville de Dakar]. Mais Dakar, à un moment donné, est devenue invivable. C’était le début des embouteillages. Imaginez à l’époque, au minimum 100 voitures débarquaient chaque jour au port pour être mises en circulation. Pour calmer le jeu, le président Abdoulaye Wade avait créé les autoroutes, agrandi les voies. Mais finalement, ici aussi nous avons des embouteillages, et ça va arriver aussi plus loin dans les régions. Chacun veut avoir une autonomie, avoir sa voiture, ne pas prendre les transports tout le temps.
Vous êtes régulièrement en concert sur la scène dakaroise, en plus des tournées internationales. Après bientôt cinquante ans de carrière, comment appréhendez-vous l’exercice de la scène ?
Comme d’habitude… depuis quarante-huit ans. Dans deux ans, je fêterai mes 50 ans de scène. Je prévois d’inviter beaucoup de gens, ici à Dakar, avec lesquels j’ai collaboré pendant toutes ces années. Je l’avais fait pour mes 40 ans de carrière lors d’un grand concert à la gare. Je venais de décrocher le prix Womex lors de sa 15e édition, c’était la première fois qu’un africain recevait ce trophée. Cinquante ans, c’est un demi-siècle dédié à la musique ! Je fêterai aussi mes 70 ans. Beaucoup de choses à célébrer.
Sur scène, vous reprenez plusieurs classiques de votre répertoire, en les adaptant avec des rythmes de salsa notamment. Comment abordez-vous votre musique et ses multiples influences ?
Dans la musique aujourd’hui, il n’y a que des fusions. La musique n’a jamais eu de frontières. Elle est le seul langage universel. Hier, par exemple, sur la scène à Dakar, je jouais avec trois sénégalais – le percussionniste, le guitariste et le batteur. Le trompettiste est congolais, le bassiste camerounais, le claviériste nigérien. On ne parle pas la même langue mais une fois sur scène nous pratiquons la musique. Le langage, ce sont les notes, les accords. Même si tu ne sais pas l’expliquer dans une même langue, tu fais l’accord, et l’autre va comprendre l’ossature d’émotions que tu veux transmettre. Des personnes avec des nationalités différentes peuvent communiquer devant des milliers de gens sans parler la même langue.
La salsa est l’une des influences que l’on retrouve beaucoup dans vos titres et vos prestations.
La salsa est jouée en Afrique depuis fort longtemps. C’était à la mode dans les années 1960 et 1970, on écoutait Bembeya Jazz, Tabu Ley Rochereau,Las Maravillas de Mali. Tout le monde jouait de la salsa mais avec sa langue. Le Bembeya Jazz de la Guinée a été soutenu par l’ancien président Sékou Touré. Il a fait voyager l’orchestre à Cuba, pour que les musiciens soient formés. Un de leur disque s’appelait Authenticité 73, un autre Regard sur le passé. Cette musique et son rythme, joué partout dans les Caraïbes et dans les Amériques, viennent de l’Afrique.
Cheikh Lô, à Dakar en 2010. © Youri Lenquette
Comment composez-vous ces fusions musicales ?
Je crois qu’il faut être déjà un bon musicien, un bon instrumentiste qui ne triche pas, qui sait ce qu’il joue, qui sait où poser le pied. Je compose toute ma musique avec ma guitare et ma voix d’abord. Puis je vais en studio et je fais appel aux musiciens par rapport à chaque style de musique de mon répertoire. Les musiciens sur l’album et sur scène ne sont pas forcément les mêmes. Parce que les uns ou les autres voyagent, et il faut les remplacer. C’est dur de faire de la musique ici : il n’y a pas assez de festivals ni de scènes. Et il faut beaucoup jouer pour pouvoir gagner quelque chose.
Vous êtes en train de préparer le prochain album, annoncé pour 2023.
Nous sommes en phase de mix. Espérons que ça ne tarde pas et qu’il sorte avant la fin de l’année. Je garde la surprise. La seule chose que je peux dire, c’est qu’il y a une personne à qui je vais rendre hommage dans cet album ; un copain américain, saxophoniste, disparu en 2021, qui jouait avec James Brown. Lorsque James Brown est décédé, Pee Wee Ellis qui habitait alors à Londres, m’a contacté pour reprendre un morceau de cette légende de la musique mondialement reconnue, aux côtés de musiciens comme Maceo Parker.
Choisir un africain pour célébrer James Brown dans une tournée européenne et américaine, alors que pleins d’américains auraient pu le faire, c’est reconnaître que cette personne peut apporter une originalité qui va sonner différemment de ce que l’on entend. C’était un honneur. Et on l’a fait en 2008-2009. Dans mon nouvel album, je rends donc hommage à Pee Wee Ellis, qui a par ailleurs joué dans trois de mes albums, dont Bambay Gueej. Nous avons enregistré ensemble à l’époque au studio de Youssou N’dour.
En novembre dernier vous avez repris un titre de votre dernier album Balbalou, sorti en 2015, avec une jeune artiste, Adiouza.
Je voulais une voix féminine pour réactualiser la chanson d’amour, « Geumoumako » (« Je n’y crois pas » en français). Cela m’a enchanté d’autant plus que son père est une personne importante. Lorsque je suis arrivé au collège, à Rufisque d’abord, j’ai côtoyé le premier musicien du Sénégal, Ousmane Diallo, connu sous le nom de Ouza. C’est le père de Adiouza. J’ai joué avec son père, j’ai été son batteur. Lui chantait, et jouait aussi du saxophone de temps en temps. C’était magnifique.
Ça remonte à la fin des années 1970. Adiouza n’était pas encore née. Aujourd’hui c’est une artiste avec beaucoup de courage, une battante. Elle joue aussi du piano. Pour moi, être musicien ça te donne une ouverture quand tu chantes, pour pouvoir mieux comprendre la musique, les notes, les accords.
Comment vous définissez-vous ? D’abord comme musicien ou comme chanteur ?
D’abord musicien. J’ai joué de la batterie avec beaucoup de gens. Et dans mes disques je joue presque toutes les batteries, et aussi des congas et des timbales – mes premiers instruments.
Comment un morceau comme « M’Bedeemi », sorti en 1999, résonne-il aujourd’hui ?
Il parle de la rue, de gens qui habitaient dans des maisons, qui étaient dans une bonne situation mais qui, soudainement, se retrouvent sans-abri. Est-il fou pour autant celui qui vit dans la rue ? Je pose la question aux gouvernants. Vous qui reconnaissez ceux qui sont fous, ceux qui ne le sont pas, essayez de sauver ces gens-là. « M’Bedeemi » évoque cela, mais dans la joie.
Comment regardez-vous le succès d’un titre comme « Né la Thiass » ?
C’est le morceau fétiche, celui de ma première apparition en musique ici au Sénégal. Mon premier, tout premier album. Il était sur cassette à l’époque, sortie en décembre 1990. Chaque décembre, les artistes sortaient les cassettes pour finir l’année en beauté. Il y avait presque 20 autres artistes qui sortaient quelque chose et qui concouraient pour le prix du meilleur nouveau talent. J’ai été le premier nouveau talent au Sénégal. Quand l’album Né la thiass est sorti, Youssou N’dour était à l’époque le roi du mbalax. Moi, j’apportais une autre touche jamais entendue dans la musique sénégalaise, différente de tout ce qu’on attendait et entendait. Et ma musique est passée sur la seule chaîne de télévision, la radio-télévision sénégalaise (RTS).
J’ai commencé à jouer dans une place connue de l’époque, le Tringa. J’y étais tous les vendredis, en acoustique, avec ma guitare. À ma grande surprise, un soir, Youssou N’dour était là. Il m’écoute. Je finis, je range ma guitare et une personne m’interpelle « Youssou a besoin de toi ». Je le retrouve et il me dit : « J’aime bien ce que tu fais. Est-ce que tu as une maquette ? » Je lui ai fait écouter la maquette, avec différents styles. Et Youssou me répond : « On va le produire. » Dans cette maquette il y a « Doxandem ». Si le titre existait déjà, on l’a remis dans l’album Né La Thiass cinq ans plus tard. Tout le monde voulait produire cet album. Comme nous étions en collaboration avec Youssou N’dour, il a fait la tractation. Tous mes albums sauf un ont été produits par World Circuit Records à Londres.
Pourquoi ces musiques résonnent encore autant aujourd’hui ?
Dans la musique, il y a des morceaux, tu sais que ça va être des tubes. Un tube ne meurt pas. « Né La Thiass », dès qu’il est sorti, est entré au musée. Et tout ce qui entre au musée devient immortel.
Dans quelles conditions écrivez-vous ?
Je n’ai pas de secret de fabrique. Je chante ce que j’observe, ce que je sens dans la vie. Je pense aussi au texte, aux rimes également. Et tout s’apprend. Je n’ai jamais eu de professeur de quoi que ce soit dans ma vie. Je suis un musicien autodidacte. Et il y a beaucoup de gens qui sont allés à l’école et ne jouent pas mieux que moi à la batterie. J’ai appris la musique, je l’ai comprise. Je connais mes accords à la guitare. Je peux toucher au piano et à la batterie bien sûr. J’aimerais apprendre le saxophone.
Dans votre musique, on retrouve aussi des rythmes baye fall.
Les Baye Fall ont une autre approche avec ce qu’on appelle les khines (tambour traditionnel sénégalais), c’est une autre résonance. Ce n’est pas très aigu, contrairement aux percussions qu’on écoute au Sénégal en général. C’est plus capricieux, plus tendu. Tu entends les basses. La différence de son aussi vient du fait que, généralement, les percussions ici sont faites avec la peau de chèvre, alors que les khines des Baye Fall, c’est de la peau de vache. La résonance est complètement différente. Parce que chèvre est capricieuse (rires).
Qu’est-ce qu’être un artiste baye fall aujourd’hui ?
Est-ce que Baye Fall ne doit pas être artiste ? Peut-être est-ce ce que certains diront. Chacun a sa croyance, sa foi. Et cela n’a rien à voir avec la musique. Peut-être parfois, on peut sentir ta foi se refléter dans ta musique. Cela reste toujours de la musique.
Comment lisez-vous la situation au Sénégal aujourd’hui ?
Je n’ai pas attendu que le pays commence à brûler pour en parler. Je me suis exprimée il y a deux ans lorsque les problèmes ont commencé, ici, au Sénégal. J’en ai parlé, j’ai fait une vidéo en m’adressant directement au président de la République, Macky Sall [« Mon message pour jamm si Sénégal » – « Mon message pour la paix au Sénégal »]l. Et je l’avais averti, je lui ai donné mes conseils de ce qui peut réparer, mes conseils pour apporter la paix. Tout en lui disant, fais de ton mieux pour que ce pays ne brûle pas entre tes mains.
Qu’il m’écoute ou non, l’essentiel pour moi, c’est que j’ai fait mon devoir en tant que porteur de voix. Je n’ai pas attendu, comme beaucoup de gens, aujourd’hui, qu’il y ait des morts, des blessés, et beaucoup de dégâts ; non, il faut avertir avant qu’il ne soit trop tard. Je ne sais pas si je me suis fait entendre ou pas, mais je ne vais pas répéter encore la même chanson. Trop parler revient à un moment donné à parler pour ne rien dire, parce que ton message ne passe pas. Si tu as ta personnalité, tu t’abstiens, tu parles une fois. Il n’a pas compris ? Tu le laisses faire, il comprendra un jour.