Que peut-on raconter d’un homme qui ne parlait pas, ou si peu ? Décédé à Abidjan mardi 1er août en début de soirée après un malaise dans sa résidence de Daoukro, Henri Konan Bédié a emporté avec lui ses mystères. Ceux d’une existence presque entièrement consacrée à la conquête du pouvoir et au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
La politique aura accompagné toute la vie de ce fils de planteurs de cacao, né le 5 mai 1934 dans le village de Dadiékro (Centre), et ce dès ses études en France, où il milita au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF).
Sa carrière débute véritablement dans les années 1960. Henri Konan Bédié n’a que 26 ans quand il est nommé ambassadeur de la Côte d’Ivoire aux États-Unis par Félix Houphouët-Boigny. L’expérience est enrichissante. À son retour à Abidjan, il intègre le gouvernement. Ministre délégué aux Affaires économiques et financières (1966-1968), puis de l’Économie et des Finances. C’est la belle époque. Celle des années fastes du miracle ivoirien. Bédié profite. Il aime l’argent et la fête, organise de grandes soirées prisées par l’aristocratie abidjanaise.
Henri Konan Bédié, alors ministre des Finances de la Côte d'Ivoire, à Paris, en 1975. © Archives Jeune Afrique
Houphouët-Boigny aura été pour beaucoup dans son ascension. Mais la relation entre les deux hommes était complexe. En 1977, le chef de l’État le limoge brusquement de son poste de ministre. Bédié comprend ce jour-là que s’il veut le pouvoir, il devra aller le chercher lui-même. Il atterrit trois ans plus tard au perchoir. Président de l’Assemblée nationale, il est le successeur constitutionnel du « Vieux ». Mais en 1990, ce dernier choisit un certain Alassane Ouattara comme Premier ministre. Surtout, il lui confie la gestion du pays en cas d’absence.
Ivoirité
La rivalité entre ces deux hommes que tout oppose va rapidement s’exacerber. À la mort de Félix Houphouët-Boigny, le 7 décembre 1993, Henri Konan Bédié doit s’affirmer pour éviter de voir Alassane Ouattara lui ravir ce pouvoir d’État qu’il attend depuis des années. L’épisode sera le premier d’un long combat qui marquera la vie politique ivoirienne.
Le passage de Bédié à la présidence ne restera pas dans les annales. Alors qu’il a tant désiré cette position de chef, le voici comme paralysé par les responsabilités. Est-il obsédé par sa rivalité avec Ouattara ? En décembre 1994, ce dernier, accusé d’être d’origine burkinabè, est expulsé du jeu politique par le nouveau code électoral. Bédié relance par la même occasion le concept d’ivoirité censé distinguer les « vrais » Ivoiriens des « faux ». S’il expliquera plus tard avoir « été mal compris », cet épisode restera comme une tache indélébile dans son bilan.
Le 24 décembre 1999, Bédié ne voit pas venir le coup d’État qui sera fatal à son mandat. Il a pris ses congés de Noël à Daoukro et pense que le mouvement d’humeur dans l’armée sera facilement circonscrit. Mal lui en prendra. Il est renversé par le général Robert Gueï sous les vivats de la foule. Lâché par certains de ses proches, le président prend le chemin de l’exil, animé par le désir ardent de retrouver le pouvoir qui lui a été illégalement arraché.
Bédié en est certain : l’élection présidentielle de 2010 est l’occasion rêvée. N’est-il pas le candidat du plus grand parti de Côte d’Ivoire ? Mais sa campagne ne prend pas. Il n’arrive que troisième du premier tour, derrière Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo.
Persuadé que sa place au second tour lui a été volée, Bédié se rallie toute de même à Ouattara. Les deux hommes avaient en effet scellé leur réconciliation en mars 2003, dans une chambre d’hôtel d’Accra, en marge des négociations organisées par le président John Kufuor après le début de la rébellion des Forces nouvelles, en septembre 2002.
Ouattara, Gbagbo, Bédié
Rivaux, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara sont désormais alliés face à un ennemi commun : Laurent Gbagbo. Ce mariage de raison durera plusieurs années. Lors du premier mandat de Ouattara, le PDCI obtient la gestion de ministères importants. Bédié émarge aux frais de la princesse et voyage à bord de l’avion présidentiel.
L’attelage commence à s’effriter après la présidentielle de 2015, lors de laquelle Bédié a décidé, de manière unilatérale, de retirer sa candidature au profit de celle de Ouattara. En échange, il assure avoir obtenu de ce dernier qu’il soutienne le PDCI cinq ans plus tard. Le président expliquera de son côté ne lui avoir fait aucune promesse. Et comme le fameux accord n’a jamais été formalisé par écrit, difficile de savoir qui dit vrai.
C’est dans ce contexte que Bédié rompt avec la coalition présidentielle en août 2018. Nous sommes alors à deux ans de l’élection présidentielle, prévue en octobre 2020. Le sphinx de Daoukro a bien caché son jeu mais il entend être lui-même candidat. « Redevenir président ? Ce serait une revanche », disait-il à Jeune Afrique en septembre 2019.
Troisième mandat
Quelques mois plus tard, Alassane Ouattara annonce qu’il ne se présentera pas à un troisième mandat. Mais en juillet 2020, son dauphin, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, meurt subitement. Le chef de l’État n’hésite pas. Il revient sur sa décision et annonce un mois plus tard qu’il sera finalement candidat, au grand dam de l’opposition, qui considère qu’il viole la limitation à deux mandats présidentiels fixée par la Constitution.
Bédié entend mener la bataille contre cette candidature du président sortant. Depuis des mois, il s’est rapproché de Guillaume Soro, l’ancien président de l’Assemblée nationale, en rupture de ban avec Alassane Ouattara et disposant encore de solides connexions dans l’armée. Il a également renoué avec Laurent Gbagbo, dont il s’était pourtant félicité du transfert à la Cour pénale internationale (CPI) après la crise post-électorale de 2010-2011.
Si l’opposition fait nombre, elle manque d’une stratégie claire. Surtout, elle sous-estime la détermination du chef de l’État. Les premières contestations sont durement réprimées. « La dictature du RHDP [Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, le parti présidentiel] sera vaincue dans quelques jours ou quelques semaines », avance Bédié à quelques jours du scrutin.
Mais son appel à la « désobéissance civile » – un concept dont il n’aura jamais expliqué le contenu – n’a pas les effets escomptés. Perturbée dans plusieurs régions du pays, l’élection se déroule tout de même. L’opposition n’y participe pas, laissant au chef de l’État un boulevard.
À l’issue du vote, les partis d’opposition constatent « la fin du mandat » d’Alassane Ouattara et appellent « à l’ouverture d’une transition civile afin de créer les conditions d’une élection présidentielle juste, transparente et inclusive ». Pensent-ils que la rue balaiera le pouvoir ? Le chef de l’État ne leur en laissera pas le temps. Le 3 novembre, la résidence de Bédié est prise d’assaut par les forces de sécurité ivoiriennes. Plusieurs de ses collaborateurs sont arrêtés. Certains passeront plusieurs mois en détention.
Montecristo n°5 et dattes
Durant ces chaudes journées de novembre, l’ancien président aura adopté une étrange posture, se murant dans un incompréhensible silence. Comme s’il ne voulait rien décider ou rien n’avoir à endosser. De cet échec, Bédié n’assumera ni la responsabilité, ni les conséquences, refusant de quitter la présidence du PDCI.
« Un chef baoulé ne révèle jamais le nom de son successeur. Il exerce le pouvoir jusqu’à la mort », écrivait-il dans son autobiographie, Les Chemins de la vie. Une réalité sociologique autant qu’une bonne raison de ne pas lâcher les rênes.
Ces trois dernières années, Bédié avait délaissé sa villa d’Abidjan pour sa résidence de Daoukro, où il possède de vastes plantations (1 000 hectares d’hévéa, de café, de cacao et de pâturages). Les cadres de son parti continuaient d’y défiler dans un cérémonial plus ou moins identique. Avec Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, il était un des acteurs principaux de cette tragi-comédie qu’est la vie politique ivoirienne. Il en maîtrisait tous les codes et les faux-semblants.
Tout au long de sa vie, il aura été affublé de plusieurs surnoms. Chacun disait un peu de l’homme qu’il était le « Sphinx de Daoukro » ou, chez les Baoulés, « le Gblé », celui qui maîtrise la ruse ou l’art du contrepied. La brusque mort de celui qui aimait tant dire que les Montecristo n°5 et les dattes étaient les secrets de sa longévité en aura été le dernier. Au fil des années, les cadres du PDCI avaient fini par se résigner. « Bédié a oublié de vieillir », glissaient-ils. Les voici désormais face à leurs responsabilités. Pour eux, le défi de sa relève – laquelle promet déjà d’intenses batailles – est immense.