« Des consensus sur l’écologie sont possibles »
- Laurence De NervauxDirectrice du laboratoire d'idées et d'actions Destin Commun
Une importante majorité des Français se sent aujourd’hui concernée par les questions environnementales, sans pour autant tous avoir les mêmes attentes. L’étude menée par le think tank Destin Commun distingue ainsi six profils de citoyens. Sa directrice, Laurence de Nervaux analyse les points de convergence possibles sur ce sujet qui divise.
La Croix L’Hebdo : À lire votre travail, le cliché d’une population française frileuse sur écologie serait infondée ?
Laurence de Nervaux: Oui, c’est faux ! Dans notre étude, nous observons que 87 % des Français considèrent la question de l’environnement et du changement climatique comme importante. La nuance, c’est qu’ils ne se considèrent pas tous comme écologistes, malgré leurs pratiques. Un exemple m’a marquée, une femme qui nous disait : « Moi, j’ai acheté un vélo électrique pour faire des économies sur l’essence, je fais mes courses avec le souci de ne pas gaspiller et avec l’argent économisé, je me suis acheté un bac à compost. Attention, je n’ai pas dit que j’étais écolo, moi je fais des économies. »
Pour nous, cela montre deux points. Premièrement, l’étiquette d’écologiste braque encore les gens. Deuxièmement, il est possible de parler changement climatique à n’importe qui, mais il faut s’adapter à la réalité de chacun. Certains, par exemple, seront plus à même de parler climat si on le lie aux problématiques de pouvoir d’achat.
Pour mieux cerner ces motivations, vous avez distingué six « familles » au sein de la population française. Quelles sont-elles ?
L. de N. : D’abord, il y a les « militants désabusés ». Des profils plutôt jeunes et très ancrés à gauche, engagés sur les questions climatiques, mais marqués par une forme de pessimisme, conscients que leur vision du monde et de l’action est minoritaire dans la société. Ensuite, les « stabilisateurs », des modérés assez engagés au niveau local et très sensibles à la cohésion de la société, ou encore les « libéraux optimistes », des citoyens ayant pour boussole l’économie, le travail et la réussite individuelle. Résumé grossièrement, ça peut aller du chauffeur Uber au tradeur.
Et les trois autres ?
L. de N. : Il y a également les « attentistes », plutôt désengagés et davantage centrés sur le cocon familial que sur le collectif, et les « identitaires », qui cette fois sont portés par une vision pessimiste et décliniste de la société française, défiants vis-à-vis de l’immigration et des élites. Pour reprendre leurs termes : « L’ennemi du dehors et l’ennemi du dedans. » Enfin, il y a les « laissés-pour-compte », majoritaires dans la société française. Un groupe en colère qui se sent abandonné, exclu du système, victime d’incompréhension, voire de mépris.
Je précise toutefois que ces six familles ne sont pas des groupes sanguins ! Mais des catégories types, qui ont avant tout valeur d’indicateur. Nous veillons d’ailleurs à mettre à jour ces profils régulièrement, afin qu’ils restent cohérents avec les évolutions de la société.
Justement, quelle est la base méthodologique de votre enquête ?
L. de N. : Nous voulions nous émanciper des grilles de lecture traditionnelles des sondages et ne pas seulement prendre en compte l’âge ou les revenus des sondés. L’étude se fonde ainsi sur une méthode élaborée par Destin commun en 2019. Plusieurs dizaines d’indicateurs inspirés de la psychologie sociale sont utilisées, tout comme la théorie des fondements moraux de Jonathan Haidt. Concrètement, cela consiste à intégrer dans nos travaux des questions aussi diverses que le rapport à l’autorité, au pessimisme, à l’optimisme, la perception de la menace, etc.
Entre « militants désabusés » et « identitaires », tout un système de valeurs s’oppose. Pensez-vous vraiment qu’un récit commun puisse réconcilier ces six familles ?
L. de N. : Nous restons pragmatiques. Penser que tout le monde peut être d’accord est effectivement illusoire. Mais au-delà des points de division, nous cherchons à discerner les préoccupations communes de ces groupes. Car en l’occurrence, ces six familles se sentent concernées par la crise environnementale, il y a donc des possibilités de consensus. Sur le problème des passoires thermiques, par exemple ; ou des publicités lumineuses la nuit.
La polarisation sur l’environnement serait donc moins forte qu’il n’y paraît ?
L. de N. : Difficile à dire. En sciences sociales, il y a deux types de polarisation. La première est idéologique, elle renvoie à l’écart plus ou moins important dans le spectre des idées sur une même thématique – cette polarisation a tendance à se réduire depuis la fin des années 1980 et le déclin du communisme en Europe. La seconde est affective : le fait de plus ou moins bien tolérer les partis et les idées adverses. Elle, pour le coup, a tendance à augmenter.
Comment l’expliquer ?
L. de N. : Les réseaux sociaux font évidemment partie du problème. Le fonctionnement même des algorithmes encourage cette polarisation des opinions et la culture du clash n’aide pas. Mais d’autres éléments entrent en ligne de compte. Par exemple, la nature du débat public aujourd’hui. Les sujets économiques y ont une place plutôt réduite, contrairement aux sujets sociétaux. Or, ces derniers jouent beaucoup plus sur les conflits de valeurs, car nous avons chacun des convictions intimes en la matière.
Votre étude indique que 73 % des Français se disent prêts à la sobriété. Un résultat inattendu, sur un sujet qui, justement, semble cliver…
L. de N. : Avoir une consommation plus sobre est une idée que les Français sont désormais majoritaires à accepter, même dans l’électorat d’extrême droite : 60 % chez les électeurs de Marine Le Pen, 54 % chez ceux d’Éric Zemmour. C’est l’un des enseignements importants de notre travail. D’autant qu’il n’y avait pas de confusion possible sur la définition du terme : la notion de sobriété était explicitement présentée aux sondés comme le fait de consommer moins.
Pourtant, l’actualité ne cesse de nous rapporter des points de crispation en France autour de ces questions…
L. de N. : Même si la sobriété n’est plus un horizon repoussoir, il reste évidemment des points de crispation. Dans notre étude, les témoignages des « attentistes » ou des « laissés-pour-compte » révèlent souvent un sentiment d’impuissance, par exemple. Une distinction très importante est à faire entre la sobriété choisie et la sobriété subie !
On l’a vu avec le chauffage à 19 °C. Plusieurs personnes nous ont dit : « La maison, c’est le seul endroit où on a encore le droit de décider ce que l’on fait. » Se voir imposer un certain nombre de contraintes dans cet univers-là, sur le chauffage notamment, est vécu comme une dépossession, une atteinte à la liberté. Nous avons baptisé ce phénomène la crainte de perte de souveraineté domestique.
Selon vous, ces observations sont-elles suffisamment prises en compte par la sphère politique ?
L. de N. : Nos dirigeants ne prennent pas assez en considération les indicateurs psychosociaux. Il faudrait un travail de formation approfondi sur les chantiers environnementaux. Y compris à l’échelle locale. Les conflits se multiplient sur le terrain, autour de l’accès à l’eau, de l’éolien. Il faut renouveler les méthodes de négociation autour de ces sujets. La préservation du lien social est en jeu.
Vous parlez d’éolien… Votre étude indique que préserver la beauté des sites naturels est un levier important dans la motivation des Français à « protéger l’environnement et à lutter contre le changement climatique ». Pourtant, l’éolien joue aussi un rôle important dans la plupart des scénarios de transition énergétique. N’y a-t-il pas contradiction ?
L. de N. : Vous avez raison, l’éolien est un bon exemple de contradiction entre les mots et les actes. Vouloir tirer profit d’une infrastructure tout en refusant de subir de potentielles nuisances, cela s’appelle le syndrome Nimby, pour « not in my backyard » (pas dans mon arrière-cour, NDLR). Ce phénomène a déjà été observé pour le TGV ou les centrales nucléaires, et il ne faut pas sous-estimer la valeur accordée à la beauté et la préservation des sites naturels. Si c’est une façon de motiver l’engagement écologique des Français, il faut la prendre en compte. Dans notre mix énergétique, en privilégiant par exemple des solutions à moindre impact sur les paysages.
Construire du consensus sur l’environnement, est-ce suffisant face aux défis qui sont devant nous ?
L. de N. : Évidemment, les institutions et les acteurs économiques, comme les entreprises ou la finance, ont une grande part de responsabilité. Certainement la plus importante. Mais il faut reconnaître le rôle de chacun. Les gestes individuels ne suffiront pas, mais ils permettent de raccrocher les gens au collectif, à un effort commun. C’est fondamental, car cela tisse du lien social.
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L’invitée
Laurence de Nervaux est directrice de Destin commun, un think tank français dont la mission est de « redonner au commun le goût de l’évidence », en travaillant sur les sujets qui nous divisent et polarisent la société, mais aussi sur ceux qui peuvent nous rassembler. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’ENS, elle travaillait auparavant à la Fondation de France, la plus grande fondation philanthropique de l’Hexagone.
Le propos
Dans le cadre de son programme Parlons climat, Destin commun réalise une série d’études consacrées aux rapports entre la crise climatique et la société française. Parmi celles-ci, « Environnement, crise climatique : l’opinion des Français, au-delà des clichés », explore la façon dont l’écologie est désormais une préoccupation partagée par une immense partie de la population, mais reste un objet de tensions entre les différentes « familles » de Français, identifiées par le think tank.