En ce jour de janvier 2020, le personnel de l’aéroport de Conakry s’est figé. Salif Keïta, la « voix d’or de l’Afrique », vient de se voir refuser l’accès aux fauteuils beiges du salon VIP tout juste inauguré, et n’a pas l’air d’apprécier. « On m’a foutu dehors », tempête l’artiste malien, vexé.
Pour lui, seule une explication est possible : « L’aéroport guinéen n’est pas guinéen, il est français. » Il faudra à la superstar l’accolade du président Alpha Condé, qui lui présentera « ses regrets pour l’incident de l’aéroport », pour calmer sa fureur. Un an plus tard, ledit aéroport sera renommé Sékou Touré, en hommage au père de l’indépendance, le premier dirigeant à avoir rejeté la France en Afrique de l’Ouest.
Artiste engagé
Malgré son héritage controversé, Sékou Touré a toujours suscité l’admiration de Salif Keïta, qui voyait en lui une figure de résistant à l’ancien colonisateur. En 1976, le président guinéen invite le jeune Salif, encore peu connu, et le décore de l’Ordre du Mérite. Honoré d’être ainsi choyé, l’artiste malien le remercie en lui consacrant un titre, « Mandjou », qui deviendra culte.
En plus de cinquante ans de carrière, Salif Keïta ne s’est jamais contenté d’être un simple musicien. Au début des années 1970, il joue pour le régime de Moussa Traoré, puis, en 1985, participe au concert « Libérez Mandela » à la fête de l’Humanité, à Paris, après avoir chanté un an plus tôt contre la famine en Éthiopie. Sorti en 1989, son titre « Nous pas bouger » aborde les problèmes des Maliens ayant émigré en France, et son album La Différence (2009) évoque la « mode dynastique » des pays africains.
Si son éternel combat reste consacré à la protection des personnes souffrant d’albinisme – dont il est lui-même atteint – à travers sa fondation, Salif Keïta se lance en politique en 2007. À l’époque, il soutient la réélection du président Amadou Toumani Touré, dont il est proche, et se présente aux législatives sous la bannière du Parti citoyen pour le renouveau (PCR). « Il voulait contribuer à changer le pays, il voulait un Mali plus juste », témoigne un de ses proches, se souvenant de lui comme d’un « fervent défenseur de la démocratie ».
Son objectif réel est surtout de porter les intérêts des artistes à l’Assemblée nationale. « Beaucoup de gens ont essayé de le dissuader, de peur que ça gâche son image », se remémore l’un de ses collaborateurs. Aurait-il surestimé sa notoriété dans un domaine qui n’est pas le sien ? Alors qu’il s’offrait l’Olympia et le Zénith à Paris les années précédentes, l’ambassadeur de la musique malienne perd les élections. Pour lui, cette défaite est un échec cuisant. « Il était très déçu, il disait qu’on l’avait escroqué, se rappelle son collaborateur. Cela l’a amené à douter de lui-même. »
Enfant stigmatisé
Salif Keïta est né en 1949 à Djoliba, un village des bords du fleuve Niger situé à 40 kilomètres de Bamako. De nature sensible, il y passe son enfance caché et isolé en raison de son albinisme. « Dans mon pays, on tue les albinos, alors j’ai dû m’imposer dès l’école face aux autres enfants », déclare le chanteur en 2019, dans une interview où il raconte qu’il a dû se battre toute sa vie. Rejeté par son père à la naissance, il voue un amour infini à sa mère, qui a « trop souffert [à cause de lui] » et s’engagera plus tard pour l’emploi des femmes au Mali.
Déterminé, Salif Keïta le sera toute sa vie. Handicapé par sa mauvaise vue, liée à son albinisme, il est déclaré inapte au métier d’instituteur. Prince mandingue de naissance, il choisit alors de défier l’autorité paternelle pour devenir musicien – un métier normalement réservé aux griots de caste inférieure. Âgé d’à peine 20 ans, il part seul chanter dans les cafés et sur les marchés de Bamako avant d’être repéré pour son talent. Il intègre alors le Rail Band de Bamako, puis le groupe les Ambassadeurs, qui le propulse à l’étranger.
Passeport pour le monde, sa voix haute et puissante l’amène à enregistrer ses titres en Côte d’Ivoire, où il vit six ans, puis aux États-Unis, à la fin des années 1980. Il s’installe ensuite pendant plusieurs années en France, à Montreuil, fief de la communauté malienne en région parisienne, avant de rentrer définitivement au Mali en 2004.
Discours radicalisé
Dans les années qui suivent, celui qui a été nommé ambassadeur de la paix par l’Union africaine (UA) en 2010 radicalise son discours. Neuf ans plus tard, le chanteur apparaît dans une vidéo sur Facebook. Assis, bras croisés, vêtu d’une veste, coiffé d’un chapeau et portant des lunettes marron, il adresse un « message urgent » au président Ibrahim Boubacar Keïta, dont il juge la gouvernance mauvaise et corrompue. « Tu sais pertinemment que c’est la France qui paie des gens pour tuer les Maliens », dénonce la star, accusant la France de financer les jihadistes, et reprochant à son « grand frère » de se « soumettre à ce petit [Emmanuel] Macron ». Ces propos, qui se répandent comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux maliens, suscitent un démenti officiel des autorités françaises.
Interrogé par Jeune Afrique le mois dernier à Kyoto, où il vient de débuter une tournée internationale, Salif Keïta se dit « fier du gouvernement de transition » actuel, qui a « repris la main », et affirme soutenir le partenariat avec la Russie. « Quant à la démocratie occidentale… J’ai moi-même chanté en sa faveur, mais je l’ai regretté. C’est une démocratie venue d’ailleurs, qui n’est pas adaptée à notre société », affirme-t-il.
Selon son collaborateur et ami, l’artiste Cheick Tidiane Seck, la percée des groupes touaregs et jihadistes au Mali, en 2012, a provoqué une « déchirure » chez Salif Keïta. Comme beaucoup de ses compatriotes, Keïta, opposé à l’extrémisme religieux, ne comprend pas l’attitude de la France à l’égard des rebelles touaregs qui ont mis la main sur le nord du pays. « Les espoirs déçus, ça amène un homme à tout », conclut son ami.
Pour Salif Keïta, l’insurrection indépendantiste est une « amputation du Nord », qu’il vit « douloureusement ». « Paris est en partie responsable », assène-t-il lors d’une interview accordée à Jeune Afrique en 2016.
En 2020, IBK est renversé par Assimi Goïta. À 71 ans, le musicien renoue avec la politique et devient membre du Conseil national de transition (CNT). Son rôle officiel consiste à défendre les intérêts du monde de la culture, mais « on ne l’a pas beaucoup vu prendre la parole, lui qui est d’habitude très éloquent », remarque un artiste malien qui a travaillé avec lui.
« La Minusma doit foutre le camp »
L’agenda du « Noir blanc », comme il se décrit lui-même, est-il tout autre ? Le 6 mai, dans un de ses derniers coups d’éclat, le chanteur a profité de sa présence sur scène au Bama Art, à Bamako, pour évoquer la crise sécuritaire au Mali et dresser la liste des « ennemis » de son pays. « L’Algérie et la Mauritanie entretiennent les terroristes. La Minusma doit foutre le camp ! » s’est-il emporté face à la foule.
Ses prises de position sont diversement appréciées. Certains le jugent « trop intègre » pour tremper dans la politique malienne, quand d’autres pensent que seul son âge avancé – 73 ans – le pousse à tenir ce genre de propos. « Il n’a plus rien à perdre et veut se sentir jeune, encore dynamique, dans le présent, reprend son ancien collaborateur. Mais il devrait plutôt appeler à l’apaisement. Passé un certain âge, la sagesse devrait primer. »
Respectée à travers le monde pour ses chansons, la star planétaire ne préfèrerait-elle pas se reposer en jouant au damier – auquel il excelle – dans l’ambiance familière du Moffou, son club et studio d’enregistrement de Bamako ? Salif Keïta, qui serait père de onze enfants, s’est souvent dit « fatigué », ces derniers temps, et envisagerait de prendre sa retraite.