LA CROIX L’HEBDO : En 2021, vous avez reçu le prix Nobel de la paix. Vous y avez vu une reconnaissance décisive : celle de la difficulté à être journaliste de nos jours. Quelle est la situation de la presse aujourd’hui ?
Maria Ressa : On peut parler de moment existentiel pour les journalistes. Nous vivons à la fois le meilleur et le pire. Le meilleur : notre mission n’a jamais été aussi importante, en raison de l’émergence de tous ces leaders « illibéraux », de régimes fascistes, que je décris dans mon livre. Qui, dans mon pays, les Philippines, aurait pu imaginer qu’un petit média en ligne comme Rappler aurait un tel impact ?
Mais du côté du pire… On peut, comme moi, risquer cent trois ans de prison, juste pour avoir fait son travail. Surtout, les plateformes technologiques, les réseaux sociaux ont complètement bouleversé l’écosystème médiatique. Lorsque j’ai commencé dans ce métier, il y a trente-sept ans, il y avait une confiance dans la presse, les gens voulaient être informés. Je trouvais d’ailleurs extraordinaire d’être payée pour poser des questions et vivre des aventures incroyables ! À CNN, on avait alors coutume de dire qu’il fallait capter l’attention du téléspectateur dans les dix secondes. Aujourd’hui, c’est dans les trois secondes. L’immense défi posé aux journalistes, c’est donc le combat de l’attention. Or ce combat se mène dans un écosystème numérique qui joue contre nous.
Que voulez-vous dire ?
M. R. : Dans cette lutte pour l’attention, ce n’est malheureusement pas la qualité du contenu qui prime. Le système de « distribution », via les réseaux sociaux, ne récompense pas la véracité ou la qualité de l’information mais le mensonge, la colère et la haine. Ce qui compte, c’est l’émotion. Ce système valorise notamment le mauvais journalisme, qui va faire du clic, au détriment du bon journalisme.
À Rappler, nous nous sommes fixé une règle : nous ne voulons pas que les journalistes regardent le nombre de « pages vues » de leurs papiers. Car notre métier n’est pas une course à la popularité – ce à quoi veulent pourtant nous pousser les plateformes. Résultat, certains jeunes qui se lancent dans la profession ne font plus la différence entre un influenceur et un journaliste. Alors qu’elle est majeure ! En même temps, ces attaques donnent une fierté à résister, à tenir bon, à continuer notre travail.
Dans votre livre, vous parlez d’une « bombe atomique invisible ». Expliquez-nous les conséquences pour la démocratie.
M. R. : Savez-vous que, sur les réseaux sociaux, les mensonges se diffusent six fois plus vite que les faits ? Une étude menée en 2018 sur Twitter en avait fait la démonstration. La conséquence ? Si vous n’avez plus de « faits », vous n’avez plus de vérité ; si vous n’avez plus de vérité, vous n’avez plus de confiance. Sans ces trois éléments fondamentaux, nous n’avons plus de réalité partagée. Or une société ne peut pas fonctionner si les gens ne s’accordent pas sur les faits. (Elle montre la bouteille de Coca-Cola devant elle.) Voilà du Coca, mais imaginons une personne qui vienne et répète un million de fois : « Ceci est du whisky. »
Vous pouvez finir par croire que c’est du whisky, jusqu’à ce que vous goûtiez. Sauf que le plus souvent, sur Internet, on n’en arrive pas jusque-là. Et le mal est fait. Sans une réalité partagée, comment voulez-vous résoudre les problèmes ? Diriger un pays ? Il n’y a plus de démocratie possible… Voilà pourquoi c’est une bombe atomique, avec des conséquences en cascade.
Lesquelles ?
M. R. : Lorsqu’un système récompense le mensonge à grande échelle, tout se retrouve sens dessus dessous… Les gens élisent démocratiquement des autocrates, la démocratie recule, c’est comme tomber dans le terrier du lapin d’Alice au pays des merveilles. Les choses semblent vaguement familières, mais tout est à l’envers et rien ne va… L’enjeu est de remettre les choses à l’endroit. Ce qui avait au départ été conçu pour la publicité et le marketing est désormais utilisé par le pouvoir politique. Dès lors, les géants du numérique participent à cette corruption de l’information.
C’est ce que les partisans de la liberté d’expression oublient. Je suis la première à la défendre. Sauf que là, le système est pensé pour nous « hacker », pour nous manipuler. Il travaille sur nos émotions, afin de modifier notre manière de penser et donc d’agir. Il y a tellement d’exemples : le 6 janvier aux États-Unis (l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, en 2021, NDLR), le 8 janvier au Brésil (le saccage de lieux de pouvoir à Brasilia par les partisans de Jair Bolsonaro en 2023, NDLR), les violences en Inde, au Sri Lanka, etc.
Vous-même avez été victime de cyber-attaques très brutales, de ce qu’on appelle des « DDos », des attaques « par déni de service distribué ». Expliquez-nous.
M. R. : Oui, c’était une manière de me réduire au silence. Les DDos consistent à envoyer des millions de requêtes afin de saturer un site Internet et le faire tomber, le rendre inaccessible. Mais d’une certaine manière, on peut dire que l’on est aussi face à des DDos sur nos cerveaux ; on envoie tellement d’informations erronées qu’on finit par être écrasés par ces stratégies de désinformation. Avec un impact très concret sur la société : le sexisme, sur les réseaux, conduit à attaquer les femmes, chercheuses, journalistes, leaders, etc. Cela atteint parfois très directement des personnes réelles, qui sont traumatisées…
Comme récemment Amber Heard, l’ex-femme de Johnny Depp, violemment attaquée en ligne par les réseaux masculinistes…
M. R. : Oui, Amber Heard, par exemple. Tout ça, c’est le pire de l’humanité, la colère, la haine, le mensonge, pourtant promus par les plateformes de la tech…
Face à ces risques, l’Union européenne s’est dotée d’outils de régulation. Est-ce à la hauteur des enjeux ?
M. R. : Non. Mais l’Union européenne s’est au moins engagée sur le sujet, avec un plan d’action européen, le DSA, le « Digital Services Act », et le DMA, le « Digital Market Act ». L’UE est la plus rapide des tortues. C’est mieux que rien, mieux que ce qui se fait ailleurs en matière de régulation, mais c’est loin de suffire. Le problème, c’est qu’on se focalise sur la modération des contenus, alors que face au « big data » et à la force de frappe des algorithmes, il faudrait agir à la source.
Qu’est-ce que cela signifie ?
M. R. : J’utilise souvent cette image : notre écosystème informationnel est comme une rivière. Or que fait-on aujourd’hui ? On prélève un peu d’eau, on la dépollue, puis on la remet… Bref, on n’y est pas du tout ! Ma frustration est immense, je me sens comme un mélange de Cassandre et de Sisyphe. En réalité, il faudrait protéger les données en amont pour éviter qu’elles ne soient utilisées à des fins de manipulation. Ne l’oubliez pas : lorsque vous postez quelque chose sur Facebook, le machine learning construit un modèle de vous. Qui vous connaît mieux que vous-même, puisqu’il est fondé sur l’analyse prédictive.
On y trouve vos données personnelles, vos relations, vos peurs… Une mine d’informations pour l’intelligence artificielle, qui en fait la matrice d’une base de données servant ensuite à des opérations ciblées, au profit d’entreprises, de pays ou d’individus. Autrement dit, ce système ouvre la porte à une manipulation extrêmement insidieuse.
Dans votre livre, vous êtes particulièrement sévère vis-à-vis de Facebook et de son fondateur, Mark Zuckerberg.
M. R. : Où sont les dictateurs aujourd’hui ? Certains sont chefs d’État. Mais le plus grand est peut-être Mark Zuckerberg. Comment un homme peut-il avoir autant de pouvoir dans le monde de l’information ? Il pourrait changer les choses, là, tout de suite, mais il ne le fait pas. Pour une raison simple : le système lui rapporte énormément d’argent.
Imaginez un instant que Facebook ne cherche pas le profit à tout prix, que cette entreprise mette ses algorithmes au service des personnes, par exemple de la création d’emplois ou de l’engagement civique. Je vous donne une illustration : une étude du sociologue américain Mark Granovetter a montré « la force des liens faibles ». Quand vous cherchez un emploi, par exemple, vous n’allez pas forcément vous appuyer sur votre cercle intime ou immédiat ; mais peut-être sur un ami d’ami. C’est ce que le chercheur appelle les « liens faibles », offrant de nouvelles opportunités.
Quel rapport avec Facebook ?
M. R. : Eh bien, Facebook aurait pu créer des algorithmes pour renforcer de tels liens. Il aurait pu promouvoir des « cascades informationnelles » favorisant l’inspiration plutôt que la haine… Et YouTube, pareil. Or c’est tout l’inverse. Aujourd’hui, on sait que la plateforme a joué un rôle clé dans l’émergence d’une figure d’extrême droite comme celle de Jair Bolsonaro, au Brésil.
Est-ce que cette force de frappe pourrait avoir les mêmes effets en France ?
M. R. : C’est déjà le cas ! Quand la candidate du Rassemblement national obtient plus de 40 % à la présidentielle… Et encore, Facebook, pour cette seule élection, a détruit des dizaines de milliers de comptes qui auraient sans doute perturbé le jeu électoral en distillant de fausses informations. Aux Philippines, nous avons montré que 26 faux comptes pouvaient influencer jusqu’à 3 millions d’autres ! Encore une fois : s’il n’y a pas d’intégrité des faits, il n’y a pas d’intégrité de l’élection. Ce qui est en jeu, c’est notre libre arbitre.
Dès lors, comment résister ?
M. R. : Les journalistes doivent se former, apprendre le langage de la technologie qui induit une façon tout à fait différente de travailler, de penser, d’analyser : au lieu de construire du sens, il automatise. Nous devons mieux le maîtriser. Il faut aussi une législation pour encadrer les réseaux sociaux. C’est capital. Les entreprises de la tech disent qu’elles veulent protéger la liberté d’expression ? C’est faux. Nous avons des normes strictes pour la construction de bâtiments, pourquoi n’en avons-nous pas pour des systèmes qui manipulent nos cœurs et nos esprits ? Certes, l’Europe avance à ce sujet, mais lentement, je l’ai dit.
Soyons clairs : les journalistes ne s’en sortiront pas seuls, il faut aussi un engagement civique, un puissant soutien des citoyens. Lors des dernières élections aux Philippines, nous avons ainsi créé un réseau pour lutter contre la désinformation. Il associait des médias, des institutions académiques, des juristes, des Églises, des organisations de défense des droits humains, de l’environnement… Nous partagions tout et avons pu, ensemble, nous protéger.
Dans votre livre, vous interpellez très directement le grand public…
M. R. : Bien sûr, car cette bataille est autant celle des journalistes que des citoyens. Les gens imaginent que la Troisième Guerre mondiale sera nucléaire. Moi, je pense qu’elle est déjà en cours, pas seulement en Ukraine. Chacun doit s’engager dans un combat pour les faits, la vérité, l’intégrité, en faisant un bon usage de son smartphone. C’est là que nos valeurs sont attaquées. Le courage est donc de l’utiliser à bon escient.
Voyez-vous des signaux encourageants aux États-Unis, où de nombreux responsables politiques appellent à légiférer ?
M. R. : Les compagnies de la tech fuient leurs responsabilités. Aux États-Unis, elles ne sont pas considérées comme responsables de ce qu’elles répandent. C’est comme si elles étaient de simples pipelines de l’information. Mais non ! Elles décident des contenus que vous recevez sur votre fil d’actualité, les algorithmes fonctionnent comme des éditeurs automatisés. Dès lors, elles doivent répondre de ces contenus, qui les font vivre.
Face aux cyberattaques qui vous ont directement visée, comment avez-vous tenu ?
M. R. : Pour en comprendre la violence, il faut l’avoir vécu. C’est l’homme contre la machine. Un univers dans lequel la nature humaine est mauvaise. Les réseaux sociaux sabotent nos perceptions. Vous êtes heureux ? Votre bonheur ne circulera pas. Vous ressentez de la colère ? Elle sera partagée.
Une de mes amies m’a décrite comme « stoïque », je tiens sans doute grâce à cette propension. Elle remonte loin, à l’époque où ma famille a déménagé des Philippines aux États-Unis. Quand on est une enfant immigrée, il faut s’adapter, la langue est différente, la culture est différente, vous n’avez plus vos repères. Alors, vous apprenez. Plus tard, j’ai cultivé cette attitude dans mes reportages. Lorsqu’il faut couvrir des événements difficiles, on développe une sorte de flegme. J’ai marché sur un volcan en éruption, tout le monde tentait de fuir mais moi, ma mission, c’était d’y aller ! Dans ces cas-là, on planifie, on prévoit l’arrivée, le départ, on envisage les pires possibilités, et on avance.
Vous avez eu un parcours scolaire et académique brillant. Qu’avez-vous retenu de cette période d’apprentissage ?
M. R. : À l’école primaire, une enseignante m’a dit : « Lorsque tu dois faire un choix, fais toujours celui d’apprendre. » Ce conseil est ma boussole. J’ai aussi appris, dès l’enfance, à embrasser ma peur, plutôt que de la fuir. À l’école, je ne voulais pas être ma pire ennemie en restant prisonnière de mes peurs, je voulais aller bien… J’ai compris qu’il valait mieux y faire face. Et quand vous y parvenez, plus rien ne vous arrête. Très jeune, je me suis dressée contre toute forme d’intimidation. Même chose à CNN. Parfois le contexte des interviews pouvait être très tendu, la confrontation directe… Mais je posais toujours les questions, si dures soient-elles, avec le sourire. C’est ainsi que je suis.
Vous vivez aux Philippines alors que vous y êtes menacée. Plusieurs procédures judiciaires à votre encontre, déclenchées au temps de l’ancien président Rodrigo Duterte, courent encore. Avez-vous songé à fuir ?
M. R. : Non. Cela aurait été une trahison pour mes collaborateurs de Rappler et aurait affaibli notre projet. On aurait, en outre, pu penser que j’avais effectivement commis des délits. Les années Duterte ont été extrêmement difficiles, la peur traversait la société philippine. Si j’étais partie, j’aurais été comme un rat quittant le navire.
Bien sûr, ce n’est pas toujours simple, je vis des moments durs mais je suis entourée. J’ai été arrêtée sans mandat d’arrêt, mais des ami(e) s ont toujours été à mes côtés. Au début de l’année, j’ai été à deux doigts d’être emprisonnée pour fraude fiscale (le 18 janvier, Rappler et Maria Ressa ont finalement été acquittés de ces chefs d’accusation, NDLR)… Je peux vivre avec cette incertitude.
De fait, vous êtes désormais un symbole de la lutte pour la démocratie…
M. R. : Je sais que je joue un rôle important aux Philippines et au-delà. Je n’abandonnerai pas mes valeurs. Face aux pouvoirs qui veulent vous intimider, l’apaisement, cela ne marche pas. Le fait que je résiste a été un point de bascule dans la bonne direction pour toute la société. En outre, je peux compter sur d’importants soutiens. Mais imaginez tous ces gens, ces jeunes, dans la rue, confrontés à l’impunité et sans aucun recours.
Qu’est-ce que le prix Nobel a changé ? Vous sentez-vous plus en sécurité ?
M. R. : En 2018, j’ai été désignée « personnalité de l’année » par le magazine Time. Avec une conséquence paradoxale : j’ai senti que le gouvernement risquait de s’en prendre davantage à moi mais aussi que cette distinction pouvait agir comme un bouclier. Le prix Nobel a provoqué le même effet. C’est comme les montagnes russes.
Le monde est secoué par des crises multiples. Gardez-vous espoir, malgré tout ?
M. R. : Je crois au Bien, j’y crois vraiment. Je l’ai vu à l’œuvre dans les pires événements. Les typhons, les conflits armés, les violations des droits humains, toutes les actualités tragiques que j’ai couvertes en Asie du Sud-Est, durant des années… Regardez, même avec l’arme nucléaire, l’humanité ne s’est pas autodétruite ! Nous devons inlassablement affronter les risques, les obstacles. Et faire en sorte que la bonté l’emporte.
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Ses dates
1963. Naissance à Manille.
1972. Sa mère l’emmène aux États-Unis.
1988. Cheffe du bureau de CNN à Manille.
2004. Dirige la division presse du principal groupe de médias philippin, ABS-CBN.
2012. Cofonde le site d’information en ligne Rappler.
2016. Élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines pour un mandat de six ans.
2018. Début des poursuites judiciaires contre Maria Ressa. Incluse dans la liste des 100 personnalités les plus influentes dans le monde du magazine Time.
2020. Condamnation pour cyberdiffamation, la justice ayant appliqué rétroactivement une loi. Elle fait appel.
2021. Lauréate du prix Nobel de la paix, conjointement avec Dmitri Mouratov, rédacteur en chef du journal russe Novaïa Gazeta.
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Un poème
La Seconde Venue, de William Butler Yeats
« Tournant, tournant dans le gyre toujours plus large
Le faucon ne peut plus entendre
le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
on noie les saints élans de l’innocence (…) »
« Ce poème n’avait cessé de tourner dans ma tête lorsque je couvrais les émeutes en Indonésie, à la fin des années 1990. Il m’imprègne à nouveau, dans un monde où les mensonges circulent plus vite que les faits. »
Une chanson
« If We Have Each Other », d’Alec Benjamin
« Dans ce morceau, Alec Benjamin évoque différents amours, celui d’une future mère pour son bébé, d’un couple de nonagénaires, d’un jeune pour sa sœur. J’y trouve une espérance, lorsqu’il chante : « If we have each other then we’ll both be fine » (« Si nous sommes là l’un pour l’autre, nous nous en sortirons tous les deux »). »
Une équipe
Les « manangs »
« Nous avons deux mots aux Philippines pour désigner avec respect les aînés : manong au masculin, manang au féminin. Le média en ligne Rappler a été cofondé par quatre manangs – on pourrait traduire par “grandes sœurs” –, dont moi-même. Nous sommes restées soudées par notre engagement pour le journalisme de qualité, la vérité et la justice. »