Les « vieux » présidents, ces dinosaures africains

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Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il est président-directeur général du groupe Jeune Afrique.

 
 

À l'instar de Robert Mugabe, beaucoup d'ancien "président africains" se sont accrochés au pouvoir. Mais ce n'est pas forcement l'image que l'ont retient d'eux. Portraits croisés de ces « vieux » dirigeants du continent

«Il n’est pas imaginable que nous traînions Robert Mugabe en justice, que nous le poursuivions pour quoi que ce soit. Il est notre père, le fondateur de notre république. Nous ferons donc tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer son bonheur. » L’homme qui s’est exprimé ainsi a été le bras droit de Robert Mugabe pendant un demi-siècle. Mais, le 21 novembre dernier, ce même homme a contraint Mugabe à démissionner et pris sa succession.

Nouveau président du Zimbabwe, M. Emmerson Mnangagwa vient de révéler des choses étonnantes sur le statut actuel de l’homme qu’il a destitué et remplacé. Je me propose de les relayer ci-dessous.

« Présidents à vie »

Au XXe siècle, le continent africain a produit une dizaine d’hommes d’envergure internationale qui ont conduit le combat de leur pays pour l’indépendance. Une fois celle-ci acquise, ils ont, tout naturellement, fondé les premières républiques dont ils ont été les présidents.

L’Histoire les a consacrés « pères de l’indépendance » ; parmi eux, il n’y avait aucune femme.

Beaucoup de ces dirigeants politiques, qui étaient les aînés de Robert Mugabe, se sont éternisés au pouvoir. Et se sont, avant lui, érigés en « présidents à vie ».

J’ai eu le privilège de connaître cinq de ces dinosaures : Habib Bourguiba, Kwame Nkrumah, Ahmed Sékou Touré, Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny.

Un seul d’entre eux, Léopold Sédar Senghor, a su s’extirper du pouvoir en le quittant volontairement après l’avoir exercé pendant vingt ans. Fin 1980, il l’a confié à Abdou Diouf, qui avait été son Premier ministre tout au long des onze années précédentes.

Je suis historique par les circonstances, non par mes mérites

Senghor disait : « Je suis historique par les circonstances, non par mes mérites », et pensait que son successeur serait plus apte que lui à développer le Sénégal. Il a donné ainsi l’exemple à ses pairs. Mais ceux-ci, Bourguiba et Houphouët notamment, ont considéré que c’était là un mauvais exemple et ont traité Senghor de « déserteur » (sic).

Kwame Nkrumah est considéré à ce jour comme le père du panafricanisme. Mais il a vite été grisé par l’ivresse du pouvoir et a mal tourné. Un coup d’État a eu raison de lui, et sa vie n’a été ensuite qu’une longue suite de douloureux échecs.

Sékou Touré ? Son « non » retentissant à de Gaulle lui a valu une grande renommée parmi la jeunesse africaine. Mais sa politique économique désastreuse, ses tendances dictatoriales et son côté sanguinaire l’ont conduit à l’échec, et son pays à la ruine. Il mourra au pouvoir après l’avoir monopolisé pendant plus d’un quart de siècle. Vidée d’une partie importante de sa population, qui a choisi d’émigrer, la Guinée ne s’en est toujours pas relevée.

Destitution

Félix Houphouët-Boigny a su diversifier l’économie de son pays, utiliser toutes les compétences nationales et « enrôler » beaucoup de « Blancs », qu’il a investis de pouvoirs étendus.

La politique, c’est des postes pour de l’argent

Roi de la Côte d’Ivoire, empereur d’Afrique de l’Ouest, riche de naissance et enrichi par sa fonction – « La politique, c’est des postes pour de l’argent », disait-il –, Houphouët avait une très haute opinion de lui-même et une piètre idée des Africains.

Malade, se sachant condamné par la médecine, il a voulu rester président jusqu’à son dernier souffle, sans se soucier de mettre de l’ordre dans sa succession. Son pays a payé cette insouciance au prix fort : deux décennies de vie politique chaotique et de régression économique.

Alors qu’il était jeune et bien portant, Habib Bourguiba a dit une fois à ses proches collaborateurs : « Arrivera un jour où je dirai et ferai des bêtises. Aucun de vous n’osera le relever, ni me dire de corriger. » Sa prédiction s’est réalisée en 1975 : plutôt que de se faire réélire président tous les cinq ans à des scores aussi élevés que fabriqués, il s’est alors fait nommer « président à vie ».

Aucun de ses collaborateurs n’a tenté de l’en dissuader. Les « bêtises » succédèrent alors aux « bêtises », jusqu’à ce que son Premier ministre le destitue en 1987 pour « sénilité ». Tombeur de son président, Zine el-Abidine Ben Ali exercera un pouvoir de plus en plus dictatorial pendant vingt-trois ans. Et traitera Bourguiba en prisonnier, étroitement surveillé jusqu’à sa mort, en 2000. De « président à vie », Bourguiba est ainsi devenu « prisonnier à vie », et son dernier calvaire aura duré douze ans.

« Monsieur le président »

Revenons à Robert Mugabe : il est donc très bien traité.

Tel que révélé par Emmerson Mnangagwa, l’accord entre Robert Mugabe et ceux qui l’ont obligé à démissionner le 21 novembre dernier prévoit pour l’ancien président un budget annuel substantiel, vingt-trois collaborateurs permanents payés par l’État et quatre déplacements internationaux à bord d’avions mis à sa disposition par le Zimbabwe.

M. Mnangagwa a raconté que Mugabe l’appelle toujours Emmerson et ne lui dit jamais « monsieur le président » et que, lors de son voyage à Singapour en décembre dernier, après sa démission et pour contrôle médical, il a emmené vingt-deux personnes. Un Boeing 767 a été mis à sa disposition pour ce voyage.

Mnangagwa confirme ce que Jeune Afrique a déjà écrit. « La Chine nous a soutenus et aidés lorsque nous étions dans la difficulté. Notre choix de ce pays nous a permis de survivre », a-t‑il souligné avec force.

La Chine, cette héroïne!

Il a rappelé que lui-même a été militairement formé en Chine au temps lointain de la lutte pour l’indépendance. La Chine a donc approuvé le coup de force contre Mugabe. Le successeur de Mugabe a fait son apparition au sommet de l’Union africaine qui se tient à Addis-Abeba du 22 au 29 janvier.

Ses pairs l’auront très bien accueilli, comme ils ont bien accueilli le nouveau président de l’Angola, João Lourenço : deux présidents frais émoulus qui ont remplacé, chacun à sa manière, les dinosaures qui les ont précédés.

Même si Mugabe a ruiné son pays par une mauvaise politique économique, même s’il s’est incrusté au pouvoir et s’il a été sous la coupe de sa femme, la manière dont ses tombeurs-successeurs le traitent, lui et son épouse prédatrice, me paraît la plus appropriée.

Ils préservent ainsi le pays de soubresauts qu’il ne peut se permettre et, à la manière de la Chine, qui a pardonné à Mao Zedong ses graves erreurs, ne retiennent de leur ex-président que les services qu’il a rendus au pays.