Présidentielle en Algérie : comment expliquer
l’éternel retour des mêmes figures
La liste des candidats probables à la présidentielle d’avril souligne de manière criante le non-renouvellement de la classe politique. Enquête sur une absence de relève qui a exacerbé le divorce entre l’élite dirigeante et la population.
Comme une impression de « déjà-vu »… Le terme, inventé en 1916 par le philosophe Émile Boirac, né à Guelma, en Algérie, n’a jamais été autant d’actualité. Mouloud Hamrouche, ancien chef du gouvernement, livre dans une interview un diagnostic cruel de l’État et de la gouvernance. À l’unisson, un autre ex-Premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, brocarde les élections à venir, « un non-événement ».
Le président sortant, Abdelaziz Bouteflika, réserve, lui, sa réponse quant à une nouvelle candidature. Ses opposants, toujours les mêmes, le pressent de renoncer, brandissent la menace d’un boycott, tandis que ses partisans, toujours les mêmes, le prient de sacrifier sa santé – une fois de plus – pour « parachever son œuvre à la tête de l’État ». La présidentielle de 2019 promet ainsi d’être un fidèle remake de celle de 2014 : même scénario, mêmes dialogues, mêmes acteurs. Un constat invariable depuis des lustres.
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Idriss, cadre à la retraite, se souvient de sa remise de diplôme en 1965, au lycée Amara-Rachid d’Alger. Un certain Abdelaziz Bouteflika, 28 ans, fringant ministre des Affaires étrangères, était venu décorer les élèves ayant réussi l’examen de la sixième. « Depuis, j’ai terminé mes études, décroché mon bac, obtenu une licence et un doctorat, s’amuse Idriss. J’ai travaillé pendant trente ans, pris ma retraite, et mes enfants sont aujourd’hui des universitaires. J’ai connu quatre présidents après Ben Bella, assisté à la disparition du parti unique et vécu la chute du mur de Berlin. Cinquante-quatre ans après cette cérémonie au lycée, Bouteflika est toujours là. L’Algérie a changé, pas lui. »
Le passé qui ne passe pas
Comment expliquer le non-renouvellement de la classe politique, y compris dans l’opposition ? « La légitimité politique est passéiste, c’est-à-dire qu’elle repose sur de prétendues constantes nationales », explique Mohamed Hennad, professeur de sciences politiques à l’université d’Alger. Car si la longévité d’Abdelaziz Bouteflika est exceptionnelle, elle n’en symbolise pas moins le monopole du pouvoir exercé par la génération de Novembre 1954 – dont il est l’une des dernières figures. Les hommes qui ont libéré l’Algérie du joug colonial exercent une sorte de droit de préemption sur le pouvoir, pour ne le rendre qu’une fois disparus.
Près de cinquante-sept ans après l’indépendance, la révolution de 1954 reste la seule source de légitimité. Jusque dans la Constitution, qui édicte les critères d’éligibilité au poste de président de la République et révèle le poids écrasant de l’héritage révolutionnaire. Pour accéder à la magistrature suprême, le prétendant doit justifier de sa participation à la guerre d’indépendance s’il est né avant juillet 1942 (et donc en âge de s’être engagé) ou justifier de la non-implication de ses parents dans des actes hostiles à la révolution.
Une sorte de gérontocratie empêche le temps de passer, empêche la transmission du pouvoir aux générations présentes
Écrivain et journaliste de renommée internationale, Kamel Daoud, 49 ans, voit dans les générations nées bien après l’indépendance des enfants du désenchantement. « Après la libération, il y a eu des déceptions, […] des confiscations, des prises en otage de nos espoirs, raconte-t-il dans un entretien à Jeune Afrique. Une sorte de gérontocratie empêche le temps de passer, empêche la transmission du pouvoir aux générations présentes. »
La loi fondamentale écarte aussi des postes à responsabilités la frange la plus jeune de la population. Un candidat à la présidentielle ne peut avoir moins de 40 ans le jour de l’élection. Un comble dans un pays où 54 % de la population – plus de 23 millions d’habitants – a moins de 30 ans. Au gouvernement, la moyenne d’âge est de 61 ans quand les personnes de plus de 60 ans ne représentent que 9 % des 43 millions d’Algériens. Un fossé générationnel sépare le personnel dirigeant du reste de la société.
Le pouvoir en semble conscient. En mai 2012, devant un parterre de jeunes réunis à Sétif, Abdelaziz Bouteflika sonnait la fin de la légitimité par les armes. « Cinquante ans après [la révolution], le rôle de la famille révolutionnaire est terminé dans la gestion des affaires du pays, tonne-t-il ce jour-là. Jili, Tab jnanou, Tab jnanou, Tab jnanou ! [“ma génération est arrivée à terme”]. » C’était son dernier discours public. Sept ans plus tard, cette profession de foi n’a été suivie d’aucun effet. Ni dans la majorité ni même dans l’opposition. Responsable bancaire et secrétaire national du parti d’opposition Jil Jadid, Zoheir Rouis, 49 ans, reconnaît que les formations politiques dans leur ensemble ne sont pas représentatives des générations nées après l’ouverture démocratique de 1989.
De la défiance à l’indifférence
« Dans les partis nés à la faveur des émeutes d’octobre 1988, les mêmes chefs empêchent l’émergence de nouvelles têtes sous le couvert de la suspicion ou de l’infiltration par le régime, décrypte Rouis. On y retrouve une propension au zaïmisme [culte de la personnalité]. Le parti est vu comme un projet personnel pour obtenir des avantages matériels ou immatériels. Ces comportements bloquent les nouvelles générations, qui finissent par désespérer de leur classe dirigeante, juge le sociologue Nacer Djabi. Les formations politiques toutes tendances confondues sont devenues des coquilles vides et ne reflètent pas la transformation de la société. Le nombre insignifiant de femmes, d’étudiants, de cadres et d’intellectuels y est symptomatique de la dévitalisation de la scène politique. »
Le taux d’abstention stratosphérique aux dernières élections illustre le passage de la défiance à l’indifférence. À l’engagement politique, la nouvelle génération d’Algériens, biberonnée à YouTube, Facebook, Instagram, Tik Tok ou Twitter, préfère l’expression politisée 2.0. En témoigne le succès phénoménal de clips pour appeler au boycott des urnes, se plaindre de la « mal-vie » ou dénoncer l’élite dirigeante. De quoi donner des sueurs froides aux décideurs. Le ministre de l’Intérieur, Noureddine Bedoui, a accusé Internet d’inciter les jeunes à la harga [immigration clandestine] quand Nouria Benghebrit, ministre de l’Éducation, a adressé aux wilayas un guide du « bon usage des réseaux sociaux » à diffuser dans les établissements scolaires.
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« On est arrivé au bout d’un cycle », tempère Soufiane Djilali, coordonnateur du mouvement Mouwatana, qui croit à un renouvellement générationnel inéluctable : « Les figures que vous évoquez ont pris de l’âge et risquent d’être balayées assez vite. Elles tentent peut-être le coup une dernière fois, cette année. » Le même veut croire qu’il est possible de réconcilier les Algériens avec la politique : « Cette élection peut laisser présager une ouverture plus grande tant le nouveau infiltre l’ancien et peut le faire exploser. »
À condition que le scrutin ne soit entaché d’aucune irrégularité. « La fraude décourage le militantisme, l’engagement et la participation. C’est toute la représentation nationale qui s’en trouve faussée, voire illégitime, met en garde Nacer Djabi. Car les citoyens s’interrogent sur l’utilité des programmes, des meetings, du militantisme et même du vote puisque les urnes sont bourrées, et nos voix détournées. »
« Les élections donnent l’illusion d’un changement »
Trois questions à Nacer Djabi, professeur de sociologie à l’université d’Alger.
Jeune Afrique : De quoi l’Algérie a-t-elle le plus besoin aujourd’hui ?
Nacer Djabi : De remplacer toute une génération de politiciens par une autre, plus jeune, plus dynamique, porteuse de renouveau et de projets neufs. Ailleurs, les élections sont un processus cyclique d’alternance et de régénération de la classe dirigeante. En Algérie, elles donnent l’illusion du changement, mais sont en réalité perçues comme une opération de diversion à laquelle ne participe qu’une élite intégrée et intéressée par ce système.
Comment expliquez-vous le non-renouvellement de cette classe dirigeante ?
Depuis l’indépendance, les élections – la présidentielle, notamment – ne remplissent pas leur rôle de compétition pour résoudre les conflits ou renouveler l’élite politique. Aussi, les dirigeants qui ont accaparé le pouvoir au nom de la révolution restent en place. La conséquence, c’est que le discours politique ne passe plus. Seulement 1 % de la jeunesse est encartée dans un parti, et seuls 2 % des Algériens s’impliquent dans une activité partisane. Des chiffres effarants !
Dans l’armée pourtant, la vieille garde a laissé place ces vingt dernières années à une nouvelle génération, à tous les niveaux de commandement. Le changement serait-il possible chez les militaires, mais pas chez les civils ?
L’armée a toujours été proche des mutations sociales du pays. On y retrouve l’ensemble du tissu social de l’Algérie. C’est probablement aussi la structure où il y a le plus de cohésion nationale, bien plus en tout cas que dans certains secteurs de l’économie étatique, où prévaut un fort substrat régionaliste. Ces dernières années, beaucoup de promotions ont été faites sur des bases objectives, jusqu’au sommet de la hiérarchie.
Comme l’armée israélienne, l’armée algérienne pourrait contribuer à produire une nouvelle élite politique
Cela en a fait un véritable reflet de la société et un représentant fidèle de la population, à l’opposé de ce qu’incarne l’élite politique et partisane. La démocratisation de l’éducation a eu un fort impact sur le niveau intellectuel des militaires. De ce fait, l’armée est qualifiée pour s’intéresser à la chose politique. Comme l’armée israélienne, elle pourrait contribuer à produire une nouvelle élite politique. Pourquoi pas via des officiers à la retraite ? Ali Ghediri [général-major à la retraite] serait un candidat sérieux à la présidentielle de 2019.