Abdelaziz Bouteflika, le long déclin
du héros de l'indépendance algérienne
Au pouvoir depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika a été contraint à la démission mardi 2 avril. Âgé de 82 ans, le chef de l’État algérien avait connu ces dernières années plusieurs problèmes de santé. Depuis son AVC en 2013, Abdelaziz Bouteflika aura été un président à éclipses.
Lorsque le 27 avril 2013, le Premier ministre au milieu d’une intervention publique à Béjaïa annonce que le président Bouteflika vient de faire un malaise « sans gravité » et qu’il a été admis à l’hôpital, cela sonne comme un coup de tonnerre en Algérie. Jusque-là, la santé du président était un véritable tabou avec, en corollaire, tout ce que cela entraîne comme rumeurs et spéculations, une pratique devenue depuis des décennies un sport national.
Après des années de secret, l’effort tardif de transparence du pouvoir algérien avait logiquement provoqué une onde de choc. « C’est donc si grave », se demandait-on d’Annaba à Oran… Cela l’était en effet. Malgré l’assurance donnée par ses médecins sur l’état de santé du chef de l’État qui « n’occasionne aucune inquiétude » et qui nécessite surtout du repos, la réalité s’est révélée tout autre.
Un président à demi-retraité
Les dernières années d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’État ont été ainsi plus ou moins un exercice du pouvoir à mi-temps. « Il faut cesser de parler de ma santé », s’était-il agacé après avoir admis avoir été « très, très malade, mais s’en être sorti de manière absolument fabuleuse ». À l’époque, les autorités algériennes n’avaient parlé que d’un « ulcère hémorragique au niveau de l’estomac » alors que selon des rapports diplomatiques américains, révélés par WikiLeaks, il s’agissait d’un cancer de l’estomac. Cela ne l'empêche pas toutefois en 2014 de briguer un quatrième mandat et d'être élu en dépit de tout... Chaque Algérien a en mémoire l'image du président en fauteuil roulant, poussé par son médecin, glissant son bulletin dans l'urne ce 17 avril 2014.
On était bien loin du jeune homme qui, en 1962, à 25 ans, devient ministre de la Jeunesse et du Tourisme dans le premier gouvernement de l’Algérie nouvellement indépendante sous la présidence d’Ahmed Ben Bella. Ce poste, où il se fera les dents, n’est décidément pas à la hauteur des ambitions d’Abdelaziz Bouteflika. Déjà repéré par Houari Boumedienne en 1958, en pleine guerre d’Algérie, il devient ministre des Affaires étrangères dès 1963 alors qu’il n’a que 26 ans. Il sera d’ailleurs à l’époque le plus jeune au monde à détenir un tel portefeuille. Il s’entoure de jolies femmes, fréquente les coûteuses boutiques de Paris et arbore cravates et gilets voyants, hissant sa petite taille sur des talonnettes. L’opposé en somme de son austère mentor, Houari Boumedienne qui a cependant pour lui toutes les indulgences.
Traversée du désert
Là, il peut déployer ses talents de diplomate qui se révèlent à la face du monde lorsqu’il préside la 29e session de l’Assemblée générale des Nations unies en 1974. Abdelaziz Bouteflika est partout. La diplomatie de l’Algérie, leader d’un tiers-monde en plein essor politique, sera pour le jeune ministre un espace à sa mesure. Avec le Groupe des 77 et le Mouvement des non-alignés, il incarne alors la parole de l’Algérie qui porte haut et fort.
Abdelaziz Bouteflika conservera les Affaires étrangères jusqu’à la mort de Houari Boumedienne en 1978. L’élection de Chadli Bendjedid marque un changement d’époque pour l’Algérie et même si Abdelaziz Bouteflika conserve un poste de ministre d’État, il n’est plus à l’avant-scène. L’heure des comptes a sonné et il devra justement en rendre. Épinglé par la Cour des comptes pour avoir détourné 60 millions de francs qu’il avait placés sur deux comptes en Suisse, exclu des instances du Front de libération nationale (FLN), Abdelaziz Bouteflika entame une traversée du désert qui durera dix-huit ans.
L’homme est patient, il attend son heure depuis son exil européen. En 1987, il revient en Algérie où il retrouve, en 1989, sa place au Comité central du FLN. Mais il devra ronger encore son frein. Des émeutes violentes en 1988 déstabilisent le pouvoir de Chadli qui cèdera en 1992 sous les coups de boutoir du Front islamique du salut (FIS) qui remporte le premier tour des législatives. Le processus électoral est interrompu, Mohamed Boudiaf reprend les rênes à la tête d’un Haut comité d’État en janvier 1992 ; il est assassiné six mois plus tard. Le pays s’enfonce dans la guerre civile. En 1994, l’armée propose à Bouteflika la présidence mais il refuse, jugeant sa marge de manœuvre trop restreinte. Encore cinq ans de patience et, en 1999, celui que les Algériens appellent « Boutef » devient le septième président d’Algérie avec 74% des suffrages.
Un goût d’inachevé
Il vient d’avoir 62 ans et se retrouve à la tête d’un pays saigné à blanc par la guerre civile : entre 90 000 et 150 000 morts, on se tue, on s’égorge… Abdelaziz Bouteflika s’engage à mettre fin à la fitna, la discorde. C’est la Concorde civile : 6 000 hommes rendent les armes, les maquis se vident, la tension se relâche mais le terrorisme est loin d’être éradiqué. Tout au long des années Bouteflika, la Kabylie jouera le rôle de caillou dans la chaussure du président. L’abstention lors du scrutin présidentiel y atteint 95%. La région se soulève en 2001 : ce sera le Printemps noir. Des émeutes implacablement réprimées qui feront 126 morts et des milliers de blessés. Malgré la reconnaissance en tant que « martyrs » de ces victimes et des concessions notables à la spécificité berbère, la méfiance est toujours de mise entre le pouvoir algérien et la Kabylie.
Grâce à la manne apportée par les hydrocarbures qui se chiffre en milliards, l’Algérie de Bouteflika a pu progresser. Partout on construit, on crée des emplois, l’approvisionnement en eau s’améliore, l’autoroute Est-Ouest est en passe d’être complétée. Ce sont de réelles améliorations mais qui demeurent toutefois bien en deçà des immenses besoins des 38 millions d’Algériens dont près de la moitié a moins de 25 ans. Les émeutes contre la vie chère de janvier 2011 sont venues rappeler au pouvoir que tout n’allait pas aussi bien qu’il voulait le faire croire. Une situation d’autant plus inquiétante que l’économie du pays repose à 99% sur les hydrocarbures, une rente actuellement bien entamée et dont les spécialistes prédisent le tarissement dans la prochaine décennie. Un coup de frein brutal est d'ailleurs intervenu dès 2015 avec la chute des cours du pétrole.
Le mandat de trop
Au fil des années, Abdelaziz Bouteflika était parvenu à remettre son pays en selle sur la scène internationale. En s’associant avec les États-Unis dans la lutte antiterroriste, il était devenu incontournable dans la région. Cela dit, l’épineuse question du Sahara occidental lui aura autant résisté qu’à ses prédécesseurs.
Les ultimes années Bouteflika ont été conformes à l’idée qu’on se fait d’une fin de règne, malversations, corruptions et trahisons, rien n’y a manqué. Mais il aura néanmoins réussi, même très affaibli, à évincer le puissant général Mohamed Mediène, dit Toufik, le patron depuis un quart de siècle du Département du renseignement et de sécurité (DRS) qui disparaît. Dans le même élan, une brochette de généraux sont méthodiquement écartés en même temps que Bouteflika crée et place sous son autorité directe la Direction des services sécuritaires (DSS). Ainsi, en rompant avec des décennies de tutelle des généraux, Abdelaziz Bouteflika parvient enfin à accomplir ce qu'il souhaitait au-delà de tout en 1999 : reprendre en main le pays. Cela aurait dû lui permettre de préparer sa succession en ayant toute les cartes en main.
Après avoir été réélu largement au premier tour en 2004, en 2009 et en 2014, ce cinquième mandat semblait acquis il y a encore quelques semaines. Mais l'annonce de sa candidature a déclenché, à partir du 22 février, des manifestations et une contestation inédites. Jusqu'au bout, le président affaibli aura tenté de s'accrocher au pouvoir. C'était sans compter la détermination d'une population à bout et le lâchage de plusieurs de ses fidèles. Mardi 2 avril 2019, c'est l'un d'entre eux, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'armée, qui l'a finalement sommé de quitter le pouvoir immédiatement.