Franc CFA : quatre pistes de réflexion pour réformer une monnaie controversée
Les uns souhaitent abolir ce qu’ils présentent comme un anachronique symbole de la colonisation. Les autres redoutent de déstabiliser les économies de la zone par des initiatives précipitées. Pour enfin sortir de ce débat stérile autour du franc CFA, JA propose des pistes de réflexion.
« Nous ne voulons plus du franc CFA, nous n’en voulons plus ! » La scène se passe au début de mars sur le grand marché de Lomé, capitale du Togo. Et la femme qui s’exprime avec une telle véhémence est une commerçante dont le client prétend régler ses achats avec des billets de la BCEAO flambant neufs, et qui, selon lui, ont davantage de valeur et de prestige que d’autres monnaies africaines. Autour d’elle, ses collègues s’attroupent et acquiescent.
Dans ce fief des célèbres Nana Benz (vendeuses de tissus wax), à des milliers de kilomètres de Rome, les récentes déclarations de Luigi Di Maio, le vice-président du Conseil italien, accusant la France d’« appauvrir » l’Afrique par le biais du franc CFA, ont fait mouche. Dans les quatorze pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest utilisant cette monnaie (dont la convertibilité est garantie par la France), l’opinion est de plus en plus sensible aux diatribes populistes des activistes anti-CFA.
Des détracteurs nombreux
Cette offensive sans précédent a été déclenchée il y a trois ou quatre ans. On se souvient de Kémi Séba, fondateur du mouvement Urgences panafricanistes, brûlant un billet de 5 000 F CFA, à Dakar, en août 2017… Depuis, ce même Séba tente de rallier à sa cause les foules africaines… Avec un succès relatif.
Les populistes ne sont pas seuls à se dresser contre cette « monnaie coloniale » qu’est, selon eux, le franc CFA. C’est également le cas de spécialistes reconnus, comme le Togolais Kako Nubukpo (universitaire et ancien ministre), le Sénégalais Abdourahmane Sarr (ancien du FMI), le Bissau-Guinéen Carlos Lopes (ancien secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique), ou le Français Dominique Strauss-Kahn (ancien ministre et ancien patron du FMI). Sans être forcément d’accord sur tout, les uns et les autres stigmatisent un « système qui freine le développement », un « mécanisme désuet », des « rigidités pénalisantes » ou encore des « symboles peu défendables ».
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Enfin, comment ne pas évoquer le rassemblement planifié, en février à Bamako, par des responsables d’organisations de la société civile, des altermondialistes, des responsables politiques et des patrons d’ONG pour appeler à la tenue d’états généraux du franc CFA…
La France attend de ses partenaires des propositions qui ne viennent pas
La France face à la diaspora africaine
Dans ce contexte, les chefs d’État et les dirigeants de la zone franc peuvent-ils continuer de soutenir que le franc CFA, dans sa forme actuelle, est bon pour les économies de leurs pays respectifs, et de rejeter en bloc toutes les critiques, fruit, selon eux, de la mauvaise foi et de l’ignorance ? À l’évidence, la réponse est non. La France elle-même se déclare prête à accompagner toute réforme du système souhaitée par les dirigeants africains. Celle-ci pourrait aller au-delà d’un simple changement de nom. Selon nos informations, c’est en substance ce message d’Emmanuel Macron que Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie, a transmis à Mahamadou Issoufou, lors de la dernière réunion de la zone franc, le 28 mars, à Niamey.
Quant à Rémi Maréchaux, le directeur Afrique et océan Indien du ministère des Affaires étrangères, il est de plus en plus actif dans les réunions consacrées à l’Afrique qui se tiennent dans l’Hexagone. Son objectif ? Rencontrer beaucoup de détracteurs du franc CFA, tel Kako Nubukpo, et défendre la position de son pays face à la diaspora africaine : « La France attend de ses partenaires des propositions qui ne viennent pas. Et elle commence à en avoir marre d’être insultée », s’est-il impatienté lors d’une récente réunion d’un think tank parisien.
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Statu quo
Il faut dire que le dialogue de sourds entre pro- et anti-CFA débouche sur un statu quo mortifère qui n’arrange personne. La question n’est plus de savoir si le système monétaire de l’Uemoa et de la Cemac est avantageux pour les pays qui en sont membres. Comme le déclarait Abdourahmane Sarr dans nos colonnes, en 2018 : « Toute personne raisonnable considère que modifier le fonctionnement de la zone CFA est nécessaire. » Il s’agit donc de définir et de mettre progressivement en œuvre des réformes permettant aux pays de la zone d’affronter les défis économiques et sociaux auxquels ils seront inévitablement confrontés au cours des prochaines années. Le tout sur fond d’explosion démographique et de contestation transfrontalière d’une jeunesse de plus en plus connectée et attachée à sa souveraineté.
Que faire des unions monétaires existantes ? Faut-il les quitter et partir chacun de son côté ? Revenir à des monnaies nationales ?
Au-delà de la suppression de symboles rappelant un peu trop la colonisation, une question fondamentale se pose aux chefs d’État : que faire des unions monétaires existantes ? Faut-il les quitter et partir chacun de son côté ? Revenir à des monnaies nationales ? L’opération présenterait de sérieux risques pour de nombreux pays, qui seraient vite confrontés à des situations de change dramatiques.
D’ailleurs, telle n’est pas forcément la revendication des détracteurs du franc CFA. Dans une note confidentielle rédigée en 2011 à l’intention des huit chefs d’État de la zone Uemoa, Kako Nubukpo et Jean-Michel Debrat (un ancien numéro deux de l’Agence française de développement) proposaient certes de réformer le système monétaire, mais en insistant sur la nécessité de préserver un acquis majeur : « la centralisation des réserves, qui suppose et traduit une grande solidarité politique entre les États de l’Union ».
S’il advenait que les unions monétaires soient maintenues, de nombreuses questions ne manqueraient pas de se poser. Quelles seraient leur identité et leur vision du développement ? De quels moyens disposeraient-elles ? Devraient-elles être rattachées à une grande monnaie internationale stable ? Autrement dit : quel régime de change faudrait-il mettre en place ? Voici les réformes graduelles suggérées par JA.
• Trouver un nouveau nom, forger une nouvelle identité
Pour ses défenseurs, inutile de changer le nom du franc CFA. Ce qui compte, selon eux, c’est sa valeur, sa stabilité et sa convertibilité. Ils soutiennent que la dénomination de cette monnaie est un « label de crédibilité » auprès des investisseurs dont il serait dommage de se priver. Soit. Reste que la monnaie n’est pas seulement une affaire économique et technique. Elle est aussi éminemment politique : la confiance qu’elle inspire – ou non – à ses utilisateurs est essentielle. Son nom doit inciter ces derniers à se l’approprier, ce qui est loin d’être le cas avec le CFA.
Ce sigle a aujourd’hui deux sens : « Communauté financière africaine », en Afrique de l’Ouest ; « Coopération financière en Afrique », en Afrique centrale. Mais personne n’a oublié sa signification originelle : « Colonies françaises d’Afrique ». Auprès des intellectuels et d’une large fraction de la jeunesse, ça ne passe pas. Davantage encore que le mot « franc » (auquel l’ancienne puissance coloniale a elle-même renoncé), c’est surtout le sigle CFA qui pose donc problème.
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Alors que la plupart des membres de la zone franc fêteront en 2020 le soixantième anniversaire de leur indépendance, il serait sans doute judicieux de saisir l’occasion pour refaire ce que les Ghanéens firent dès 1965 : créer une nouvelle monnaie, en l’occurrence le cedi (cauri, en langue akan), en lieu et place de la Ghana Pound, qui, cinq ans plus tôt, avait elle-même remplacé la British West African Pound. Ce geste aurait évidemment une portée symbolique forte – plusieurs chefs d’État de la zone franc n’y sont d’ailleurs pas opposés – et ouvrirait la voie à d’autres réformes, à commencer par la disparition des deux zones CFA. L’existence de deux monnaies – le franc CFA d’Afrique de l’Ouest et celui d’Afrique centrale, portant le même nom, ayant une parité fixe par rapport à l’euro mais n’étant pas interchangeables – est en effet une aberration.
Le changement de nom présenterait, selon les spécialistes, l’avantage de faciliter la lutte contre le blanchiment et le commerce informel
Les dirigeants africains auraient alors le choix entre deux solutions : soit séparer définitivement les deux zones et laisser l’une et l’autre se forger leur propre identité, soit renforcer l’intégration régionale en fusionnant les deux zones et en créant une nouvelle monnaie commune, pourvue naturellement d’un nouveau nom. Dans les deux cas, le changement de nom présenterait, selon les spécialistes, l’avantage de faciliter la lutte contre le blanchiment et le commerce informel, puisqu’il contraindrait ceux qui ont accumulé et dissimulé plus ou moins légalement des sommes colossales à les remettre en circulation. En raison de sa stabilité et de sa convertibilité, le CFA est en effet utilisé comme une monnaie refuge par nombre d’hommes d’affaires et de commerçants originaires de pays comme le Ghana et le Nigeria, dont les monnaies sont un peu plus volatiles…
Pour le reste, il appartiendra aux Africains de désigner des commissions constituées de citoyens représentatifs de la diversité sociale de chaque pays, afin de choisir le nom et l’emblème de la nouvelle monnaie. Cela ne devrait pas être trop difficile, tant l’histoire monétaire africaine est riche. En Afrique de l’Ouest, « kauri » et « wari » ont la cote chez les utilisateurs des réseaux sociaux. De même, l’actuel symbole du franc CFA de cette région – qui représente un poisson-scie, animal pouvant peser jusqu’à 2,5 tonnes et que les peuples akans utilisaient autrefois comme valeur d’échange – ne fait l’objet d’aucun rejet dans la population, bien au contraire.
• Ouvrir l’impression des billets à la concurrence
Il s’agit, bien sûr, de mettre fin au monopole de la Banque de France sur la fabrication des billets libellés en CFA. Comme pour le nom, c’est un symbole très politique, dont l’abolition contribuerait à renforcer l’adhésion des populations utilisatrices. Les États africains ne disposent assurément pas des technologies (souvent très onéreuses) qui leur permettraient de battre leurs propres monnaies. Mais la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), par exemple, a déjà amorcé le processus en confiant la sécurisation de ses billets à l’entreprise allemande Giesecke & Devrient, l’usine de la Banque de France à Chamalières n’étant plus chargée que de la finition. Il est aussi vrai que la BCEAO a obtenu de son imprimeur qu’il utilise exclusivement du coton produit par ses États membres pour la fabrication des billets. Mais tout cela reste insuffisant.
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Une petite dizaine de pays (parmi lesquels l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Maroc et l’Algérie) impriment déjà leur monnaie localement. Il n’est donc nullement farfelu d’imaginer que les banques centrales de la zone puissent leur emboîter le pas. Ce n’est pas seulement une question de fierté nationale, d’affirmation de soi et d’émancipation vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. C’est aussi, et surtout, un enjeu économique. La fabrication des billets de banque est un marché public qui coûte cher aux banques centrales. Pourquoi celles-ci ne pourraient-elles procéder à des appels d’offres afin de faire jouer la concurrence ? C’est ce que font déjà la plupart de leurs consœurs africaines.
Par ailleurs, les institutions émettrices des deux zones CFA pourraient mettre à profit le transfert de technologies pour développer leur propre expertise. Cela passe par la création de coentreprises locales, comme l’ont montré les Kényans avec le britannique De La Rue, ou les Marocains avec l’américain Crane Currency.
• Supprimer les comptes d’opérations
Créés en 1962, les comptes d’opérations sont au cœur du mécanisme grâce auquel le Trésor français garantit la convertibilité du franc CFA. Ils sont aussi à l’origine des plus vives critiques. Concrètement, c’est la France qui, en lieu et place des deux banques centrales, défend la parité fixe du franc CFA par rapport à l’euro. Et, en théorie, elle le fait même quand la BCEAO et la BEAC ne disposent plus de réserves en devises suffisantes pour justifier cet arrimage.
En échange, les deux banques centrales déposent 50 % de leurs réserves sur des comptes rémunérés (0,75 %) ouverts à leur nom dans les livres du Trésor français. Pour les détracteurs du système, c’est autant d’argent que les banques centrales n’injectent pas dans les économies locales pour financer la croissance et créer des emplois.
En près de soixante ans, ces comptes d’opérations ont rarement été débiteurs
En près de soixante ans, ces comptes d’opérations ont rarement été débiteurs. Au début des années 1990, la très forte baisse du niveau des réserves avait conduit à la brutale dévaluation de 1994. Cela signifie que la garantie française n’a été que très peu sollicitée. Et que la BCEAO ou la BEAC ont globalement bien géré, d’un point de vue comptable, les avoirs extérieurs des deux zones. Au fil des ans, elles ont acquis une certaine expertise en la matière.
Il paraît donc évident que cette garantie française n’est plus vraiment indispensable et qu’une alternative pourrait aisément être trouvée. Pourquoi ne pas, comme le suggèrent nombre de spécialistes, lancer un appel d’offres pour désigner un établissement financier international chargé d’héberger les réserves des deux banques centrales et de mener à bien leurs opérations avec le reste du monde ? Il va de soi que renoncer à la garantie française conférerait aux banques centrales une plus grande autonomie et obligerait celles-ci à davantage de discipline. « Pour mieux assurer cette nouvelle gestion des réserves de change, la garantie de la France pourrait être maintenue pour une période transitoire de cinq ans », suggèrent Kako Nubukpo et Jean-Michel Debrat.
Restera alors une question essentielle : s’assurer avec le nouveau partenaire que les réserves continuent de produire des intérêts. Car c’est cette rémunération qui permet de couvrir les dépenses de fonctionnement des banques centrales, lesquelles emploient quelque trois mille salariés chacune.
• Changer le régime des changes
Les experts sont presque unanimes : il n’existe pas de régime de change idéal. Mais ils sont aussi très nombreux à estimer que le taux de change fixe défini entre le franc CFA et l’euro n’est pas vraiment optimal et qu’il crée une rigidité contraignante pour les économies africaines concernées. Et ce point de vue est largement partagé – fût-ce à demi-mot – au sein des banques centrales des deux zones. « Nous n’avons aucune marge de manœuvre. Même lorsque la conjoncture impose des ajustements, nous ne pouvons y procéder parce qu’il nous faut avant tout défendre notre parité fixe par rapport à l’euro », confie un cadre dirigeant.
Explication : les banques centrales ne peuvent décider seules d’ajuster le taux de change. La décision ne peut être prise que par les chefs d’État, à l’unanimité. Un processus que Dominique Strauss-Kahn, dans son étude intitulée « Zone franc. Pour une émancipation au bénéfice de tous » (2018), juge « peu réaliste ». « Pour bien fonctionner, écrit-il, des changes fixes doivent être, en cas de nécessité durable et avérée, ajustables. » Dans le cas de la Cemac, engluée depuis plusieurs années dans une sévère crise financière, « une dévaluation du franc CFA, dès 2014, aurait pu aider les économies à s’ajuster à une baisse durable du prix du pétrole », estimait pour sa part, l’an dernier dans JA, Abdourahmane Sarr, l’ex-économiste du FMI.
Il faut savoir que les pays de la zone CFA sont essentiellement exportateurs de matières premières, lesquelles sont pour la plupart cotées en dollars. Et que, leurs monnaies étant arrimées à l’euro, une baisse des prix des matières premières couplée à une baisse du dollar par rapport à l’euro les pénalisent lourdement : perte de recettes d’exportations, perte de compétitivité et donc handicap à l’exportation pour les produits transformés. Quel régime de change faudrait-il mettre en place pour réduire ces risques et mieux faire face à la conjoncture internationale ? Plusieurs solutions sont envisageables. Elles vont de l’instauration du change flexible sans garantie extérieure (qui autoriserait la fluctuation temporaire de la monnaie) à l’arrimage à un panier de devises comprenant l’euro, le dollar et, pourquoi pas, le yuan. Il reviendra aux dirigeants africains de choisir. Un seul régime est à proscrire absolument : le change flottant soumis aux seules lois du marché.