[Tribune] L’Afrique à l’orée d’une décennie décisive
Plus personne ne s’aventurerait aujourd’hui à présenter l’Afrique comme un continent à l’avenir incertain. Depuis le début du XXIe siècle, l’écrasante majorité des études et tribunes économiques convergent pour souligner le formidable potentiel de croissance du continent.
En dépit de la diversité de leurs profils, de leurs atouts et de leurs défis, les pays africains présentent aujourd’hui un potentiel économique considérable dont les discours internationaux vont de plus en plus refléter la réalité. Partout, la forte augmentation démographique crée un marché dynamique, une opportunité de croissance inclusive et la promesse d’un développement des classes moyennes.
La jeunesse d’une population déjà largement urbanisée appelle une modernité faite de services et de nouvelles technologies. L’abondance de matières premières, souvent rares, comme la disposition d’immenses terres arables non cultivées ouvrent des perspectives nouvelles dans la division internationale du travail, si l’Afrique sait écarter deux nuages qui aujourd’hui encore obscurcissent son horizon : une gouvernance trop souvent incertaine et un cantonnement paresseux en amont de la chaîne de valeur.
Une décennie de développement
Décisive, la décennie qui s’ouvre l’est incontestablement. Loin de craindre un quelconque effondrement économique, c’est une décennie de développement qui doit prendre forme au service des Africains eux-mêmes et non au bénéfice d’États tiers qui ne veulent voir dans le continent qu’un relais de leur propre croissance, dans une vision remodelée d’une colonisation surannée.
Tout au contraire, soixante ans après les indépendances politiques, et en dépit des difficultés sécuritaires largement léguées par les anciennes puissances coloniales, la décennie qui s’ouvre doit être celle de l’affirmation des indépendances économiques.
L’aide internationale est indispensable
La garantie de cette indépendance passe par un effort durable dans plusieurs directions : un investissement massif dans les infrastructures et le développement de zones d’échanges régionaux ouvrant la porte à la mobilisation d’investisseurs privés. D’abord, les infrastructures. Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire.
Transports, télécommunications, énergie, éducation, santé… La plupart des pays d’Afrique sont loin du compte. Pour cela, il faut évidemment des moyens qui dépassent de loin les seules capacités de ces pays. Et comme l’endettement doit être correctement maîtrisé, l’avenir ne peut passer que par des contributions massives des pays avancés. Quelle qu’en soit sa forme, l’aide internationale est indispensable.
L’Europe en première ligne
Nous connaissons tous les objections récurrentes à cette conviction. Les uns diront que l’aide est anesthésiante (nuisible même selon certains) et que l’Afrique doit se développer à partir de ses propres forces. Les autres diront que les pays avancés ont bien trop de contraintes domestiques pour se préoccuper du développement africain.
Aux premiers, je répondrai qu’il suffit de voir le dénuement, voire la misère, des banlieues des grandes métropoles africaines pour comprendre que les enfants qui y vivent n’auront pas le temps d’attendre que le continent se développe seul.
Aux seconds, je dirai que les légitimes préoccupations sur le niveau des retraites ou l’étendue du chômage sont peu de chose face aux problèmes que posera dans les décennies à venir la migration vers le Nord, non plus de dizaines de milliers, mais de dizaines de millions d’Africains poussés par le dérèglement climatique et la quête d’une vie meilleure.
C’est donc, bien sûr, l’Europe qui doit être en première ligne et consacrer des ressources considérables au développement de l’Afrique, des ressources sans commune mesure avec l’effort aujourd’hui consenti.
Mais le financement à lui seul ne peut suffire. Des modèles de développement nouveaux doivent être mis en place ; par exemple, en ce qui concerne les formes de l’urbanisation consécutive à la dynamique démographique et à l’exode rural afin de permettre à ces métropoles de s’insérer dans la mondialisation.
Or, si le phénomène d’urbanisation semble rapprocher le continent d’un mécanisme largement partagé à l’échelle mondiale, les villes africaines se singularisent par leur incapacité à accéder au statut de métropole. Si l’on compte quatre villes africaines (Lagos, Kinshasa, Luanda, Abidjan) parmi les cinquante plus peuplées de la planète, aucune d’elles n’entre dans le classement des cent premières villes du point de vue du produit urbain brut (PUB).
Un marché à Lagos en 2016
Faiblesse de l’intégration régionale
Les efforts d’élargissement du marché doivent également être poursuivis, même si les résultats sont encore décevants. Pas une réunion de chefs d’État, pas un colloque conduit par les institutions financières internationales, pas un séminaire d’universitaires où l’on ne déplore la faiblesse de l’intégration régionale.
C’est que celle-ci est vraiment indispensable pour bénéficier des effets de grand marché dont le continent recèle, mais qu’il n’exploite pas. Il faut aussi de la volonté politique, et là, seuls les Africains eux-mêmes peuvent changer les choses. Il y a là de nombreux points de croissance à gagner qui relèvent non pas de quelconques financements extérieurs mais de décisions africaines.
Il en est ainsi, par exemple, des zones monétaires. Le débat sur le franc CFA en est une bonne illustration. La réforme est évidemment nécessaire et j’ai eu l’occasion de donner mon sentiment à ce sujet. Au-delà des aspects symboliques, il s’agit avant tout d’élargir la zone de coopération monétaire en vue de faire correspondre les périmètres monétaires et les réalités économiques.
Les choses semblent aller dans le bon sens, mais, pour avancer vraiment, il faut que ces zones servent à intégrer les économies des sous-régions. Il y a donc là un effort qui s’appuie sur la monnaie, mais en la dépassant, et qui créera le grand marché dont toute industrie a besoin.
Tels sont pour moi les fondements indispensables d’un développement maîtrisé au cours de la décennie qui s’ouvre : un effort massif d’infrastructures productives et sociales largement financées par les pays avancés, au premier rang desquels l’Europe, et la création de véritables grands marchés dont les zones monétaires revisitées constituent un levier majeur.
Ce n’est qu’à ce point que la troisième composante, celle qui assurera la durabilité au développement africain, pourra prendre toute sa force ; il s’agit bien sûr du financement privé des investissements productifs. Qu’il s’agisse d’un nouvel élan à donner au private equity africain ou de la multiplication des tentatives pour orienter les transferts de devises des diasporas africaines (65 milliards de dollars par an) vers l’économie productive, le succès dépend de l’environnement créé par les infrastructures et le grand marché.
Il s’agit là d’efforts considérables, mais ce sont eux qui libéreront le potentiel de croissance dont dispose l’Afrique et qui est la condition de sa survie, mais aussi de celle des pays européens.