Sur les traces d’Abou Walid al-Sahraoui, le jihadiste le plus recherché d’Afrique de l’Ouest
Toutes les armées de la région sont à ses trousses, les Français aussi, mais le chef de l’État islamique au grand Sahara demeure insaisissable. Portrait du jihadiste le plus recherché de la sous-région.
Des guerres, Henri IV a passé sa vie à en mener. Certaines furent gagnées, d’autres perdues. Ce 13 janvier, au château de Pau, où le roi de France vit le jour en 1553, Emmanuel Macron et ses homologues du G5 Sahel savent que la leur est loin d’être terminée et qu’elle passera par une bataille sans merci contre leur nouvel « ennemi prioritaire », l’État islamique au grand Sahara (EIGS). Jamais son nom ne sera prononcé ce jour-là, mais dans la salle boisée ornée de tapisseries du Moyen-Âge tous savent qui est visé : Abou Walid al-Sahraoui.
À des milliers de kilomètres des cimes enneigées des Pyrénées, voilà plusieurs années que « l’émir », comme l’appellent ses combattants, règne sur la zone des trois frontières aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Pas une semaine ou presque ne passe sans qu’une attaque n’y soit signalée. Comme à Indelimane, au Mali, où 49 soldats ont été tués le 1er novembre 2019. Ou, plus récemment, à Inatès et à Chinégodar, au Niger, où 71 et 89 militaires ont perdu la vie les 10 décembre et 9 janvier.
La religion comme refuge
À chaque fois, des dizaines – voire des centaines – d’assaillants, à motos ou en pick-up, fondent sur leurs cibles de manière parfaitement coordonnée. Après avoir anéanti leurs adversaires et s’être emparés de leurs armes, ils se dissipent en petits groupes dans le désert. D’insaisissables escadrons de la mort, qui font de leur chef le jihadiste le plus craint et le plus recherché de la région.
Un tel statut, cet étranger affûté et souvent enturbanné a mis du temps à se le forger. Né en février 1973 à Laâyoune, dans le Sahara occidental, rien ne le prédisposait à mener cette vie clandestine si loin du berceau familial.
De son vrai nom Lahbib Ould Abdi Ould Saïd Ould El Bachir, membre de la grande tribu des Rguibat, il a grandi à Laâyoune avant de rejoindre les camps de réfugiés de Tindouf, en Algérie, en 1992. Là, il bénéficie d’une bourse du Front Polisario, passe son baccalauréat avec succès, puis étudie les sciences sociales à l’Université Mentouri de Constantine, dont il sort diplômé en 1997.
Un an plus tard, il commence à travailler au sein de l’UJSARIO, sorte d’union de la jeunesse du Polisario, où il est chargé de l’accueil et de l’accompagnement des délégations étrangères de passage dans les camps de Tindouf. Le jeune Lahbib est alors réputé pour son altruisme et son dynamisme.
Mais, en 2004, des problèmes de santé l’affectent durement sur le plan psychologique. La religion devient un refuge. Il se rapproche d’ex-étudiants sahraouis de l’institut Ibn-Abbas de Nouakchott, réputé propager le wahhabisme en Afrique de l’Ouest. Radicalisé, il intègre la mouvance islamiste qui commence à émerger dans les camps de réfugiés.
« Tête pensante du Mujao »
En novembre 2010, c’est le grand départ. Il quitte Tindouf pour le nord du Mali via la Mauritanie. Avec quelques autres Sahraouis, il y rejoint la katiba Tarik Ibn Zyad, liée à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Très vite, il constate qu’aucun Sahélien ne commande et que les chefs sont tous maghrébins – algériens surtout.
Avec les Maliens Ahmed al-Tilemsi et Sultan Ould Bady, ainsi que le Mauritanien Hamada Ould Mohamed Kheirou, il fonde le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) dans la région de Gao, en octobre 2011.
Abou Walid al-Sahraoui en devient le porte-parole. Objectif affiché : former une colonne jihadiste sahélienne, avec des combattants noirs. Le 21 octobre 2011, le Mujao mène sa première opération d’envergure en kidnappant deux humanitaires espagnols et une Italienne à Tindouf. Difficile de ne pas y voir l’ombre de Sahraoui.
Puis surviennent la rébellion touarègue dans le nord du Mali et le coup d’État à Bamako. Le pays s’enfonce dans la crise. En mars 2012, les jihadistes d’Aqmi et du Mujao entrent dans Gao avec leurs drapeaux noirs. Sahraoui devient l’un des maîtres de la cité des Askia.
Durant près de un an, avec ses « frères » barbus, il impose la charia. Voile obligatoire pour les femmes, mains coupées pour les voleurs, musique, sport, alcool et tabac interdits… Les fous de Dieu dictent leur loi.
À l’inverse de son « compatriote » Abdoul Hakim Sahraoui, autre figure du Mujao chargée de la sécurité de la ville, qui faisait souvent le tour des concessions pour s’arrêter aux grins et discuter avec les habitants, Abou Walid al-Sahraoui est quasi invisible. Très peu ont souvenir de ce personnage calme, discret et taiseux, que l’on croisait parfois du côté de l’hôpital, sorte de gouvernorat sous l’occupation jihadiste. S’il était en retrait, peu connu des habitants de Gao, beaucoup soulignent son influence et sa capacité à tirer les ficelles en coulisses.
C’était la tête pensante du Mujao
« C’était l’intellectuel de la bande, la tête pensante du Mujao », assure Mohamed Ould Mataly, aujourd’hui député de Bourem. Ceux qui ont assisté à des réunions avec lui décrivent quelqu’un de renfermé, concentré sur son ordinateur, ne prenant la parole que pour de brèves interventions – de préférence en arabe même s’il maîtrise le français. Et lorsqu’il prend une décision, autorisant par exemple certaines opérations humanitaires, il ne revient jamais dessus.
À l’époque, parmi tous les chefs de katiba qui contrôlent la ville, il passe pour le plus radical. Idéologue convaincu de la justesse du combat religieux auquel il a consacré sa vie, il est favorable à une application stricte de la charia. Mahmoud Dicko, l’ancien président du Haut Conseil islamique du Mali (HCIM), qui l’avait rencontré lors d’une mission à Gao en 2012, se souvient d’un homme « dur » et « intransigeant ». « Il dégageait une forme de suffisance. Nous n’étions pas du tout d’accord et nous nous sommes quittés en très mauvais termes », témoigne l’imam wahhabite.
Rupture avec Moktar Belmoktar
Comme les autres Arabes du Mujao, tels Ahmed al-Tilemsi ou Omar Ould Hamaha, alias Barbe rouge, Sahraoui est alors proche de Mokhtar Belmokhtar. Ce dernier déclarera un jour à une personnalité de Gao que les Sahraouis sont « ses enfants » et qu’il « les a tous fabriqués ». En août 2013, après avoir été chassés de la plus grande ville du nord du Mali par l’opération Serval, le Mujao et la katiba de Belmokhtar annoncent leur fusion pour former un nouveau groupe : Al-Mourabitoune.
Est-ce une forme d’opportunisme, au moment où l’EI a érigé son califat en Irak et en Syrie ? Ou plutôt la mort de Tilemsi, tué en décembre 2014 par les forces françaises, qui va donner un tournant au parcours de Sahraoui ? Un peu des deux sans doute. Car quelques mois plus tard, en mai 2015, il annonce la création de l’État islamique au grand Sahara (EIGS), devenant le premier jihadiste sahélien à faire allégeance à la puissante organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi. La rupture avec Mokhtar Belmokhtar est consommée.
Selon différentes sources, elle couvait en réalité depuis plusieurs mois. Certains évoquent des litiges sur la répartition des rançons tirées de prises d’otages. D’autres des divergences doctrinaires profondes, le Sahraoui reprochant à l’Algérien une application trop molle de la charia.
Quoi qu’il en soit, le voici désormais à la tête de son propre groupe. Au début, celui-ci ne pèse pas bien lourd. Une dizaine de combattants sahraouis tout au plus. Mais parmi les différents chefs jihadistes étrangers qui écument le Sahel, lui a compris mieux que quiconque la nécessité de s’implanter localement pour durer. Il s’emploie donc à nouer des liens avec les populations de Tabankort, où il est basé. Il s’appuie sur deux influents Arabes de la région : Yoro Ould Daha, un ancien du Mujao qui s’est « recyclé » au sein du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), et Hanoun Ould Ali, réputé pour être un parrain local de la drogue.
« Yoro lui amenait des combattants et Hanoun était son principal soutien financier, raconte un membre d’un groupe armé. Sans eux, Abou Walid ne serait rien aujourd’hui. » Pour les deux Arabes maliens, Sahraoui est surtout un moyen d’asseoir un peu plus leur contrôle territorial – et donc leur emprise sur différents trafics. Avec ses hommes aguerris, il est aussi un renfort de poids dans les combats qui opposent la Plateforme – dont le MAA fait partie – à la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) près d’Anéfis, en 2015.
Ancrage local
Fin 2016, l’EI, qui a perdu du terrain sur le front irako-syrien, reconnaît du bout des lèvres l’allégeance de l’EIGS. Abou Walid al-Sahraoui gagne en légitimité. Désormais fixé dans la zone de Ménaka, au Mali, il continue son recrutement local, majoritairement au sein d’une communauté peule victime d’exactions et laissée à l’écart du processus de paix. Comme certains de ses lieutenants, il épouse une Peule. Des enfants naissent de ces mariages, ce qui resserre encore les liens. L’EIGS monte en puissance.
En mai 2017, à Tessit, Abdoul Hakim Sahraoui, dont la katiba a rallié la région du Gourma malien, lui prête allégeance et le reconnaît comme émir. Quelques mois plus tard, l’EIGS signe son premier coup d’éclat. Le 4 octobre 2017, ses combattants tendent une embuscade à une patrouille nigérienne accompagnée de forces spéciales américaines à Tongo Tongo, au Niger. Bilan : 5 Nigériens et 4 Américains tués.
La vidéo macabre connaît un succès fulgurant sur les réseaux de propagande de l’EI. Sahraoui devient l’un des chefs jihadistes les plus en vue sur le continent. À Washington, où la mort des quatre militaires est très mal vécue, sa tête est mise à prix à 5 millions de dollars.
Dans les mois qui suivent, les attaques menées par l’EIGS au Mali, au Burkina Faso et au Niger s’enchaînent. Dans les états-majors français, américain et sahéliens, Sahraoui a rejoint le Malien Iyad Ag Ghaly au sommet de la liste des high value targets – les cibles à abattre. D’importants moyens sont déployés pour le neutraliser dans la zone des trois frontières. En vain. À en croire ceux qui le traquent, l’homme est un fantôme.
Particulièrement vigilant, toujours armé, il est obsédé par sa sécurité et sait tous les moyens matériels et humains déployés pour le débusquer. Il n’utilise jamais de téléphone, ne réalise aucun enregistrement vidéo ou audio. Quand il communique, c’est par lettres manuscrites. La grande majorité de ses combattants ne l’a jamais vu. Seul un petit noyau de fidèles, des Sahraouis à ses côtés depuis le début, peuvent l’approcher.
Et quand il doit se déplacer, il le fait à moto, et sans escorte afin de ne pas attirer l’attention. « Ce qui fait sa force, c’est son ancrage local, estime une source sécuritaire malienne. Il est entouré de gens qui connaissent la moindre cache à des kilomètres à la ronde. Même si tous les services de renseignements occidentaux se lancent à sa recherche, il sera très difficile de le trouver. »
Durant cette période où il était affaibli militairement, il a eu le vice de miser sur les tensions intercommunautaires pour souder ses troupes autour de lui
Sur le terrain, les Français de Barkhane ont compris que la lutte serait longue. Malgré les critiques, ils coopèrent donc avec ses ennemis touaregs du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) et du Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés (Gatia).
Fin février 2018, Sahraoui échappe de peu à une opération de ratissage au sud d’Indelimane. Selon trois jeunes combattants détenus à Bamako qui étaient alors à ses côtés, leur chef a été blessé dans les combats, mais il a réussi à s’échapper à pied. Il a ensuite rejoint le Gourma, où il a été pris en charge par les réseaux d’Abdoul Hakim, avant d’aller se faire soigner dans son fief familial, dans la zone de Tindouf.
Un repli tactique temporaire, durant lequel l’EIGS a réduit son activité sans pour autant perdre pied dans la région. « Durant cette période où il était affaibli militairement, il a eu le vice de miser sur les tensions intercommunautaires pour souder ses troupes autour de lui », souligne un notable de la région de Ménaka. Courant 2018, des dizaines de civils touaregs et peuls sont tués lors de massacres attribués à des combattants de l’EIGS, du MSA et du Gatia.
L’EI, « maison mère »
De retour dans la région, Sahraoui continue de se renforcer. En mars 2019, son groupe est officiellement intégré à l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO), basé dans le nord-est du Nigeria et plus connu sous son acronyme anglais, ISWAP. L’ancien du Polisario a fait ses preuves aux yeux de l’EI. Cette fois, la reconnaissance est franche : il devient leur émir incontesté au Sahel. Le succès est total. En plus d’un rapprochement visible sur le plan de la communication, l’EIGS bénéficierait désormais d’un appui opérationnel accru de la « maison mère ».
Plusieurs experts évoquent ainsi la circulation de combattants et d’armes entre la zone des trois frontières et celle du lac Tchad via le Niger. Des commandants étrangers auraient aussi été récemment envoyés pour encadrer les combattants de l’EIGS. Ces informations sont difficiles à vérifier, mais c’est un fait : ces derniers mois, la puissance de feu de Sahraoui s’est singulièrement accentuée. Il peut désormais compter sur plusieurs centaines d’hommes.
Il ne s’agit plus de petites embuscades
« L’ampleur des attaques, la manière dont elles sont dirigées, les moyens utilisés… Il ne s’agit plus de petites embuscades à coups d’IED [engins explosifs improvisés, en anglais] mais d’opérations d’envergure qui mobilisent parfois des centaines de combattants », s’inquiète une source sécuritaire à Bamako.
De l’argent, l’EIGS en a. De plus en plus. Outre de probables flux financiers de l’EI venus de Libye et du Nigeria, le groupe reprend les recettes classiques des jihadistes sahéliens : escorte de trafics, rançons, contrôle de l’orpaillage illégal… Sur son vaste territoire allant de la réserve du Sahel, au Burkina, à celle d’Ansongo-Ménaka, au Mali, en passant par le nord-ouest du Niger, Sahraoui prélève également la zakat.
Ceux qui ne paient pas sont menacés, parfois exécutés. Idem pour tous ceux qui sont considérés comme des adversaires – y compris sur des bases ethniques – ou qui sont suspectés de collaborer avec l’ennemi. La stratégie est simple : chasser les forces de défense et de sécurité, faire fuir l’administration et vider les écoles pour qu’à la fin les jihadistes règnent en uniques maîtres.
Où s’arrêtera la progression du jihadiste de 47 ans ? Nul ne le sait. Mais sa position stratégique, à cheval sur trois pays, lui offre différentes options tactiques. Un jour il frappe au Mali, un autre au Burkina Faso, un troisième au Niger.
Contrairement aux groupes liés à Al-Qaïda, il n’a en revanche encore jamais revendiqué d’attentat de masse dans une capitale ouest-africaine. L’hypothèse qu’il cherche à passer à l’acte n’est plus à écarter et est redoutée par les services de renseignements occidentaux et sahéliens. Raison de plus, pour les chefs d’État et leurs états-majors réunis à Pau, pour le neutraliser rapidement.
La riposte s’organise
Comme les présidents français et sahéliens l’ont annoncé mi-janvier, l’essentiel de leurs efforts militaires sera désormais concentré sur la zone des trois frontières pour lutter contre Abou Walid al-Sahraoui. L’état-major de la future Coalition pour le Sahel est en cours d’installation sur la base militaire française de Niamey.
De son côté, Florence Parly, la ministre française des Armées, a annoncé début février un renfort de 600 militaires, dont la plupart seront déployés dans la même zone. Enfin, une fois qu’une solution de financement aura été trouvée avec N’Djamena, un bataillon d’environ 600 Tchadiens devrait aussi être envoyé dans la région.