Exclusif – Tchad – Mahamat Idriss Déby : « Mon père serait fier de moi »
Les circonstances du décès de son président de père, Idriss Déby Itno, son ambition pour le pays, ses intentions personnelles, ses liens avec le reste de sa fratrie… Pour la première fois, le nouveau chef de l’État tchadien s’exprime.
Quand on lui demande, histoire de tester ses éventuelles arrière-pensées, s’il préfère figurer en couverture de JA en militaire ou en civil, Mahamat Idriss Déby répond dans un demi-sourire : « les deux ». Manière d’éviter un piège trop évident bien sûr, lui qui se sait scruté de près par les Tchadiens et la communauté internationale.
Une pose en boubou et le voici ipso facto accusé de se « civiliser » en vue de l’élection présidentielle qui doit tourner la page de la période de transition. Une pose en battle dress et le voilà consacré dans son statut politiquement incorrect de prétorien à quatre étoiles, autoproclamé successeur de son père depuis le 21 avril.
Manière aussi de signifier que cet homme de 37 ans, propulsé au pouvoir comme une balle de ping pong sur un jet d’eau dans des circonstances à la fois dramatiques et pacifiques, cherche encore ses marques et le juste point d’équilibre. Quitte à évacuer le stress, le soir venu, sur son tapis de course – sa seule distraction.
« Ma vie a été complètement bouleversée », confie celui qui vit désormais entre le « palais rose », où trônent toujours les portraits officiels d’Idriss Déby Itno, et la résidence qu’occupait ce dernier à cinquante mètres de là. Bouleversée et exposée, avec l’inévitable cortège de théories du complot, de rumeurs et de fake news à propos de sa filiation, de son lieu de naissance, de son âge véritable et des conditions de son arrivée à la tête de l’État.
Un choc pour ce militaire discret, peu disert, le moins médiatisé de la fratrie sans doute et qui doit à sa fonction de chef de l’unité d’élite de l’armée d’avoir été coopté par ses pairs généraux à la tête de l’État tchadien.
Aujourd’hui, cet homme qui murmure plus qu’il ne parle mais que l’on sent déterminé et habité par sa mission, apprend à communiquer autour d’un message simple : ordre, sécurité, ouverture politique, dialogue national, élections dans un délai de dix huit mois à condition que l’aide internationale soit au rendez-vous. Mahamat Idriss Déby n’ignore pas que l’irruption sur la scène continentale d’un général de corps d’armée, « fils de » de surcroît, en dehors de tout processus démocratique, contrevient à toutes les règles de la bonne gouvernance.
Mais N’Djamena n’est pas Bamako, plaide-t-il : lui n’a renversé personne, pas un seul coup de feu n’a été tiré, nul n’a été arrêté, il a juste comblé le vide béant laissé par la mort au combat de son père et le désistement de son successeur constitutionnel. Beaucoup de Tchadiens, y compris au sein de l’opposition, qui ne lui connaissent ni frasques ni business, lui font le crédit d’avoir maintenu la paix civile. À lui de mériter leur confiance.
Cet entretien, le premier accordé par Mahamat Idriss Déby depuis son arrivée au pouvoir, a été réalisé en deux parties les 11 et 12 juin au palais et à la résidence présidentielle. En militaire pour la première, en civil pour la seconde.
Jeune Afrique : Vous avez accédé au pouvoir dans des circonstances exceptionnelles. En dehors de votre famille et de l’armée, très peu de gens vous connaissent réellement. Qui est Mahamat Idriss Déby ?
Mahamat Idriss Déby : Je suis né le 4 avril 1984 à N’Djamena. Mon père était alors le chef d’État-major des forces armées, sous la présidence d’Hissène Habré. J’ai été élevé par ma défunte grand-mère dès l’âge de 8 ans, d’où mon surnom « Kaka » [« grand-mère » en arabe tchadien]. Elle a joué un rôle capital dans mon éducation. J’ai suivi les cours du Lycée français Montaigne dans la capitale, avant de passer mon bac littéraire à Abéché en 2004.
J’ai toujours eu pour vocation de devenir officier, c’est pour cela que mon père m’a envoyé en classe préparatoire au lycée militaire d’Aix-en-Provence, en France, où je suis resté deux ans, jusqu’à la mi-2006. De retour à N’Djamena, je me suis inscrit au GMIA, le Groupement militaire interarmées, qui est notre école de formation d’officiers. J’y suis resté un an, avant d’intégrer l’armée d’active.
À quand remonte votre première expérience du feu ?
Au début de l’année 2007. Face aux rebelles de Mahamat Nouri, lors du combat victorieux de Djierna dans l’Est, à la frontière avec le Soudan. Je m’étais porté volontaire en tant qu’élève officier et je conduisais un 4×4 équipé d’une mitrailleuse.
En février 2008, j’étais aux côtés du Maréchal lorsqu’il a rompu l’encerclement à Massaguet et organisé la défense du palais, à N’Djamena. En mai 2009, j’étais à nouveau sur le front en tant que commandant d’un régiment blindé lorsque nous avons mis en déroute les rebelles de Timam Erdimi à Am-Dam, à l’issue de la dernière grande bataille de l’Est.
Votre carrière militaire est désormais lancée…
On peut le dire comme cela. De 2009 au début de l’année 2013, j’exerce les fonctions de commandant du premier groupement de la Garde présidentielle. En février 2013, le Maréchal me fait l’honneur de me nommer en tant que second du général de division Oumar Bikimo, commandant en chef de notre contingent expéditionnaire au Mali.
Là, pendant deux mois, aux côtés de l’armée française, les FATIM [Forces armées tchadiennes en intervention au Mali] ont, comme chacun le sait, joué un rôle clé dans le nettoyage de l’Adrar des Ifoghas face aux jihadistes d’Aqmi [Al-Qaïda au Maghreb islamique] et d’Ansar Eddine. Nous étions à 3 000 kilomètres de chez nous, sur un terrain et face à un ennemi que nous ne connaissions pas. Mais nous avons réussi.
Pour beaucoup d’observateurs, le vrai patron des FATIM, c’était vous !
Non. J’étais le commandant en second de l’opération. La hiérarchie était claire.
À partir de 2013 et de la bataille du Tigharghar, l’armée tchadienne est considérée par ses partenaires et par les spécialistes comme la meilleure de la région. C’est un motif de fierté ?
Cela ne date pas de 2013. Souvenez-vous de ce que cette armée a infligé en 1987 aux légions de Kadhafi, malgré ses faibles moyens !
En 2014, le président Déby Itno vous nomme à la tête de la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), une unité d’élite au sein de l’armée. C’est à ce titre que vous remontez au front en avril dernier dans le Kanem pour stopper l’avancée d’une colonne rebelle descendue de Libye. Le maréchal se rend également sur zone le 17 avril au soir. Et c’est là que le drame survient. Comment l’avez-vous vécu ?
Le combat contre les colonnes de mercenaires de Mahdi Ali a commencé vers 5h du matin, à 200 kilomètres de N’Djamena. Le groupement du Maréchal et le mien étions dans la même zone, séparés l’un de l’autre par quelques kilomètres, lui au Nord et nous au Sud.
Le contact a eu lieu quasi simultanément, à quinze minutes près. Lorsque le Maréchal a reçu la blessure qui allait lui être fatale, j’étais encore en plein combat. Ce n’est que vers midi, après avoir écrasé les mercenaires, que j’ai appris l’incident. Le commandant de l’armée de l’air m’a informé que mon père avait été évacué par hélicoptère sur N’Djamena. Je m’y suis aussitôt rendu. C’est au cours de mon retour que j’ai été informé de son décès.
Idriss Déby Itno (c.) aux côtés du général malien Ouymar Binkimo (g.) et de son fils Mahamat Idriss Déby (d.), le 13 mai 2013 à Bamako. © AFP
Quelle a été votre réaction ?
Ce fût un choc violent. Pour moi, pour notre famille, pour les Tchadiens, pour l’Afrique. Un choc, mais aussi un motif de fierté. Le Maréchal est mort en héros, comme il l’a toujours voulu : en défendant son pays sur le champ d’honneur. À nous de nous montrer dignes de son héritage.
À N’Djamena, c’est la sidération. Chacun craint le pire et se terre chez soi…
Il faut dire que tous les pronostics établis par les soi-disant tchadologues prévoyaient le chaos en cas de disparition soudaine du Maréchal. Rien de cela ne s’est produit et je remercie Dieu pour sa bienveillance, notre armée pour son professionnalisme et notre peuple pour sa maturité.
La suite, vous la connaissez : le chef d’État-major est allé voir le président de l’Assemblée nationale pour lui dire d’assumer le pouvoir comme le prévoit la Constitution. Arguant du fait que le pays était encore en guerre et qu’il ne pouvait prendre le risque de le diriger dans ces conditions, il a préféré décliner l’offre.
Les chefs des différents corps de l’armée se sont alors réunis et nous avons décidé de prendre nos responsabilités. Un comité militaire de transition de quinze membres a été formé et j’ai été désigné par mes frères d’armes pour le présider. Après réflexion, j’ai accepté. Il fallait à tout prix éviter que le vide s’installe. L’armée tchadienne a toujours joué le rôle de rempart de la nation.
L’attaque d’avril qui a coûté la vie à votre père est venue de Libye. Ce pays constitue-t-il toujours une menace pour le Tchad ?
Incontestablement. Le Maréchal l’avait d’ailleurs prédit il y a dix ans : le chaos libyen aura des effets déstabilisateurs pour toute la région. Il y a là-bas 30 000 mercenaires de diverses nationalités, dont des Tchadiens, disponibles pour qui les paie. J’entends dire qu’ils doivent rentrer chez eux. Fort bien. Mais comment ? Avec armes et bagages ? Sans accompagnement ? Ce n’est pas acceptable. Regardez Mahdi Ali et sa bande : mercenaires en Libye, ils se font passer pour des opposants armés une fois entrés au Tchad. On connaît la musique…
Le 31 mai, des affrontements ont opposé soldats tchadiens et centrafricains, appuyés par des mercenaires russes du groupe Wagner, à la frontière entre vos deux pays – mais en territoire tchadien. Quelle est votre réaction ?
L’enquête internationale sur laquelle Bangui et N’Djamena se sont mis d’accord déterminera les circonstances exactes de cet incident.
Cinq de vos soldats ont été faits prisonniers puis exécutés en Centrafrique. Pourquoi ne pas avoir riposté ?
Disons que nous avons fait preuve de beaucoup de retenue face à ces assassinats.
La présence de paramilitaires russes chez vos voisins du Sud vous inquiète-t-elle ?
Non. Il n’existe pas pour l’instant de menace russe vis-à-vis du Tchad.
Tout indique qu’Abubakar Shekau, le chef de Boko Haram, a été tué en mai dans le nord-est du Nigéria. C’est un soulagement ?
Pas vraiment. Avec ou sans Shekau et quelle que soit son appellation, Boko Haram reste Boko Haram. C’est-à-dire une organisation terroriste que nous combattrons sans relâche.
Comment réagissez-vous aux récentes déclarations du président Macron annonçant la fin prochaine de l’opération Barkhane et le recalibrage de la présence militaire française au Sahel ?
Nous en prenons acte, en attendant les détails opérationnels de cette annonce. La France est un pays souverain. En ce qui concerne le Tchad, ses engagements seront maintenus, tant au sein de la Minusma que dans le cadre du G5 Sahel, dont il assure la présidence en exercice.
À l’instar de ce que répétait le Maréchal, je crois que les Africains sont tout à fait capables de se défendre eux-mêmes contre le fléau jihadiste. Ce ne sont ni les hommes, ni le courage, ni l’intelligence au combat qui manquent. Seuls sont requis de la part de nos partenaires l’aide matérielle et logistique indispensables.
On entend parfois parler de dissensions au sein du comité militaire de transition et au sein même de votre famille, entre frères. Est-ce exact ?
Ce sont des histoires. Il n’y a aucune dissension ni au sein de l’armée ni au sein de notre famille. Notre objectif est le même : préserver l’unité et l’intégrité du Tchad, éviter le chaos, pour parvenir à des élections démocratiques dans un délai de 18 mois.
Votre père était Zaghawa, votre mère est Gorane. Cette double filiation est-elle une force ou une faiblesse ?
Cette lecture n’a pas lieu d’être. Je suis d’abord et avant tout un Tchadien avant d’être quoi que ce soit d’autre. Je refuse tout ce qui, de près ou de loin, s’apparente au tribalisme et au régionalisme.
Pourtant, on vous reproche déjà d’avoir fait procéder à des recrutements ethniques au sein de la DGSSIE…
C’est inexact. L’armée tchadienne est nationale et républicaine. Tout citoyen tchadien peut y postuler et à l’inverse, on ne peut obliger personne à s’enrôler.
Le commandement militaire est le reflet de notre diversité et ce n’est pas un hasard si cette armée est le pilier de notre unité depuis l’indépendance. On y entre pour l’honneur et pour le service de la nation, pas pour l’argent ou le pouvoir. Vous savez, certains s’acharnent à discréditer notre armée. Mais ils ne rencontrent aucun écho auprès du peuple tchadien, qui sait ce qu’il lui doit.
Vous dîtes volontiers « nous » plutôt que « je ». Pourtant, c’est vous le chef.
Oui. Je suis le président du CMT [Conseil militaire de transition], chef de l’État. Mais nous sommes une équipe qui a décidé d’assumer ses responsabilités jusqu’à la fin de notre mission. Et nous jouons collectif.
Quelle comparaison peut-on faire entre le putsch survenu au Mali et votre arrivée au pouvoir ?
Aucune. Ce qui s’est passé ici n’était pas prémédité et n’avait rien à voir avec un coup d’État. Le Maréchal est mort au combat, un combat auquel j’ai moi aussi participé. Le président de l’Assemblée nationale à qui revenait le pouvoir, a refusé d’assumer cette charge et nul ne pouvait l’obliger à devenir président contre son gré. Libre à vous de l’interroger à ce propos. Il était donc de notre devoir de prendre en charge la transition.
Quel est le calendrier de cette transition ?
Le CMT est là pour assurer la continuité de l’État pendant cette période. Dans ce cadre, nous avons nommé un Premier ministre civil issu de l’opposition, Pahimi Padacké, lequel a formé un gouvernement de large ouverture au sein duquel figure un ministre d’État chargé de la Réconciliation et du Dialogue, Acheikh Ibn Oumar.
La mission confiée au Premier ministre et à son gouvernement est claire : organiser un dialogue national et des élections dans 18 mois. C’est à eux qu’il revient de proposer un chronogramme précis, sous le contrôle du Conseil national de transition. Il est en voie de formation, comptera 93 membres et jouera le rôle de Parlement.
Le dialogue national aura-t-il pour objectif de toiletter la charte de la transition ou, au-delà, d’élaborer une nouvelle Constitution ?
Tout est ouvert. Les délégués décideront eux-mêmes de l’avenir de leur pays, au nom du peuple tchadien.
Vous avez procédé à des libérations de détenus emblématiques, comme le fils de l’ex-chef rebelle Timam Erdimi ou le militant des droits de l’homme Baradine Berdeï. Le parti de l’opposant Succès Masra, Les Transformateurs, vient d’être légalisé. Pourquoi ces décisions ?
Une transition inclusive et apaisée nécessite des concessions. Encore une fois : notre mission est de réunir tous les Tchadiens, sans exclusive, via notamment le dialogue. Puis, une fois cela achevé, de rendre le pouvoir aux civils avec un président démocratiquement élu.
Des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants hostiles à la transition militaire ont eu lieu à N’Djamena le 27 avril et ils ont fait des morts. Le regrettez-vous ?
Évidemment. Une enquête a été ouverte, mais de ce que je sais, les bavures ont été plus le fait d’éléments minoritaires dont l’objectif était de semer le chaos que des policiers eux-mêmes.
Si cette enquête met en cause des policiers, le sanctionnerez-vous ?
Bien sûr. Faire régner la justice fait partie de notre rôle. Nul n’est au-dessus de la loi.
Dans sa formulation actuelle, la charte de la transition prévoit une possibilité de prolongation de 18 mois supplémentaires. Comptez-vous l’utiliser ?
Soyons clairs : nous sommes partis pour 18 mois et notre souhait est de ne pas aller au-delà. Mais il y a deux conditions pour que ce délai soit respecté.
La première est que nous, Tchadiens, soyons capables de nous entendre pour avancer au rythme prévu.
La seconde est que nos partenaires nous aident à financer le dialogue et les élections, car il est évident que le trésor tchadien ne pourra pas supporter seul un tel coût. Si on s’entend et si l’on nous aide, les 18 mois sont à notre portée. Dans le cas contraire, ce sera très difficile. La démocratie a un coût et on ne peut la prôner de l’extérieur sans nous aider à l’assumer.
Excluez-vous d‘être vous-même candidat à la présidentielle ?
Le CMT que je préside n’a pas vocation à confisquer le pouvoir. Sa mission, je le redis, est de préserver les acquis de paix, d’unité et de souveraineté du Tchad puis, une fois les élections faites, de se retirer dans les casernes.
Les membres du CMT ne se présenteront donc pas à l’élection une fois leur mission accomplie. C’est un engagement qui a été pris devant le peuple. Cela dit, en tant que croyant, je pense qu’il faut laisser à Dieu la part qui lui revient. Dieu décide de tout, du destin comme du pouvoir. Jamais je n’aurais imaginé être un jour chef de l’État.
Beaucoup de gens pensent que le Maréchal préparait une succession dynastique…
Cette idée ne l’a jamais effleuré. Son unique obsession, c’était l’unité et la prospérité du Tchad et des Tchadiens.
Pensez-vous que, là où il se trouve désormais, votre père est fier de vous ?
Je l’imagine, oui. Fier du Tchad, des Tchadiens et de leur armée. Tout s’est passé dans un climat de paix, comme il l’aurait souhaité.