Procès Sankara : malade et mutique, Blaise Compaoré, le grand absent
L’ancien président n’était toujours pas à la reprise du procès de l’assassinat de Thomas Sankara, ce lundi 25 octobre. S’il refuse de faire face à la justice, l’exilé d’Abidjan, dont la santé est au centre de nombreuses questions, espère rentrer un jour dans son pays.
« Blaise Compaoré, dit Jubal. » Dans la salle, aucune réponse. Quand il procède à l’appel des accusés, ce lundi 11 octobre, à l’ouverture du procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses douze compagnons, le juge Urbain Méda ne peut que constater ce à quoi tout le monde s’attendait : la chaise réservée à l’ancien président burkinabè reste désespérément vide. Le principal suspect de ce procès historique est bel et bien absent. Au grand dam des familles des victimes et de tous ceux qui espéraient le voir, enfin, s’expliquer sur cette affaire sanglante qui lui colle à la peau depuis ce funeste 15 octobre 1987.
S’il avait été là, aurait-il seulement pu donner sa version des faits ? D’Abidjan, où il vit en exil depuis sa chute en 2014, à Ouagadougou, ceux qui le côtoient en doutent. Car malgré l’omerta de sa famille et de la plupart de ses proches, le constat est là, implacable : Blaise Compaoré est malade. Les quelques témoins qui l’ont vu récemment et qui acceptent de parler, sous couvert d’anonymat, rapportent tous les mêmes symptômes.
À 70 ans, le « beau Blaise » se porte plutôt bien physiquement, mais sa tête a commencé à le lâcher. Ses propos manquent de cohérence, il a parfois des absences. « Il tient une discussion normale puis, d’un coup, il passe du coq à l’âne », confie une source bien informée à Ouagadougou. « Il a beaucoup de trous de mémoire, confirme un de ses fidèles. C’est sûrement la vraie raison de son absence à ce procès. Il n’aurait pas pu comparaître devant la cour : il aurait été humilié. Et de toute façon, qu’il soit là ou non, il sera condamné à la perpétuité. »
Incapable d’être interrogé
Même les quelques avocats des parties civiles dans la confidence partagent cet avis. « Quelqu’un dans cet état ne peut pas être jugé dans un tel procès. Il est incapable d’être interrogé », souffle l’un d’entre eux. D’autres s’étonnent que sa défense ne se soit pas servie de ce motif médical. « Tout simplement parce que ce n’est pas digne, c’est dégradant. Le président a une image qu’il faut préserver », explique-t-on dans l’entourage de Compaoré.
Bien qu’il n’y ait aucun doute sur la gravité de sa pathologie, difficile de savoir de quoi souffre exactement l’ancien homme fort de Ouagadougou. Seuls ses intimes sont au courant. Alassane Ouattara probablement aussi – même s’il a, selon un confident de Roch Marc Christian Kaboré, toujours affirmé le contraire à son homologue burkinabè.
D’abord suivi au Maroc, Blaise Compaoré a effectué de nombreux séjours au Qatar ces dernières années et y est désormais soigné. Il a notamment passé plusieurs mois confiné à Doha, pendant la pandémie de Covid-19, début 2020. À son retour, certains commençaient à s’inquiéter pour lui. Début 2021, il est retourné dans l’Émirat pour y être opéré du cerveau. Sans grand succès. Depuis, son état de santé se dégrade progressivement.
Isolé et humilié
En parallèle, à Ouagadougou, le dossier Sankara avance. Le 13 avril, la justice militaire a confirmé la mise en accusation de quatorze suspects, dont l’ancien président, poursuivi pour attentat à la sûreté de l’État, complicité d’assassinat et recel de cadavres. Le procès tant attendu par nombre de Burkinabè semble alors imminent, même si aucune date n’est encore officiellement fixée. En coulisse, ceux qui travaillent au retour de Blaise Compaoré au Burkina Faso se disent qu’il reste encore une petite marge de négociation avant sa tenue.
Car ce n’est un secret pour personne : Blaise Compaoré, exilé sur les bords de la lagune Ébrié depuis sa chute en 2014, vit mal son éloignement. Il sait à quel point être chassé du pouvoir pour se réfugier chez ses beaux-parents est considéré comme une humiliation dans la culture populaire.
Isolé, celui qui a désormais la nationalité ivoirienne ne cache pas son envie de rentrer au pays pour y finir sa vie. Reste à contourner un obstacle de taille : la menace judiciaire que fait peser sur lui l’affaire Sankara – sans parler des autres poursuites qui le visent dans la répression de l’insurrection populaire de 2014.
SI BLAISE COMPAORÉ RENTRE, IL PASSERA PAR LA CASE JUSTICE
Début mai, trois semaines après la mise en accusation de Compaoré, Zéphirin Diabré, le ministre d’État chargé de la Réconciliation nationale, est dépêché à Abidjan par Roch Marc Christian Kaboré. Officiellement, il y est envoyé pour présenter le processus de réconciliation que son patron souhaite initier pendant son second mandat. Officieusement, durant les 48 heures qu’il passe en Côte d’Ivoire, il est surtout question des conditions d’un éventuel retour de l’ancien chef de l’État.
D’abord reçu par Alassane Ouattara au palais présidentiel, Diabré est ensuite convié à la résidence du président ivoirien en compagnie de Blaise Compaoré, qu’il n’a plus revu depuis 2014. Le lendemain, il rencontre à deux reprises « l’État-major » de Compaoré à Abidjan : ses anciens ministres, René Émile Kaboré, Salif Kaboré et Assimi Kouanda (décédé début juin).
À tous, Zéphirin Diabré réitère la position des autorités burkinabè, laquelle tient en trois mots : vérité, justice, réconciliation. « Nous l’avons toujours dit et répété à nos différents interlocuteurs ivoiriens et burkinabè dans ce dossier : s’il rentre, Blaise Compaoré passera par la case justice. Il ne peut y avoir de débat là-dessus« , explique un collaborateur de Roch Kaboré.
Aux yeux du président, les problèmes du pays ne pourront se régler sans que justice se fasse, dans l’affaire Sankara comme dans d’autres. Question d’opinion publique, aussi. L’intéressé connaît parfaitement les attentes judiciaires de ses compatriotes, en particulier sur l’assassinat de celui qui est devenu une icône nationale et panafricaine.
Renvoi d’ascenseur
Lors de sa rencontre nocturne avec Diabré chez Ouattara, Blaise Compaoré écoute mais ne dit rien ou presque. Celui qui est à la manœuvre, c’est le président ivoirien. « Alassane le protège et l’assiste. Il lui est redevable et il le lui rend bien. Il joue son rôle de protecteur, comme Blaise l’avait fait pour lui pendant la guerre civile ivoirienne [dans les années 2000]. C’est une sorte de renvoi d’ascenseur », résume une source qui connaît bien les deux hommes.
Certes, Ouattara a toujours considéré Compaoré comme un frère et n’a jamais oublié que sans lui et son appui, il ne serait peut-être pas au pouvoir aujourd’hui. Mais il cherche aussi une solution à cette affaire qui perturbe les relations avec le pays voisin. « Il veut surtout lui éviter de mourir en Côte d’Ivoire et cherche donc à le renvoyer au Burkina, mais de façon élégante », croit savoir un haut responsable à Ouaga.
PAS D’ARRESTATION À SA DESCENTE D’AVION, ET ENCORE MOINS DE PASSAGE EN PRISON. EN BREF, PAS DE « CASE JUSTICE »
Faire rentrer Blaise Compaoré, donc, mais pas à n’importe quelles conditions. Alassane Ouattara fixe les siennes clairement : hors de question que l’ancien président burkinabè subisse une humiliation publique à son retour. Pas d’arrestation à sa descente d’avion, et encore moins de passage en prison. En bref, pas de « case justice », comme le réclament Kaboré et ses proches, et la garantie que son hôte ne sera pas inquiété outre mesure s’il repasse la frontière.
Côté burkinabè, la ligne reste la même : impossible de donner des garanties sur l’attitude des juges qui, aime-t-on le rappeler à Ouagadougou, sont indépendants. « Nous savons que c’est difficile pour Ouattara de comprendre cela, mais chez nous, les magistrats – y compris ceux de la justice militaire – agissent de manière autonome », tacle une source judiciaire burkinabè.
Villa en chantier
Malgré ce blocage apparent, l’idée d’une résidence surveillée et aménagée pour Blaise Compaoré est quand même évoquée. Selon ses proches, Roch Kaboré n’y est pas opposé. « Le président a même accepté que Compaoré puisse recevoir des gens », ajoute un de ses intimes.
Dans un premier temps, l’idée de laisser l’ex-chef de l’État s’installer dans sa villa à Ziniaré, son village situé à une trentaine de kilomètres de Ouagadougou, est envisagée. Mais elle a finalement été retoquée par sa famille qui a estimé que cette option n’était pas adaptée, tant au niveau sécuritaire, en raison du grand parc animalier qui borde la résidence familiale, qu’au niveau médical, vu la distance à parcourir en cas d’urgence.
Une villa d’État, dans le quartier de Ouaga 2000, à quelques centaines de mètres du palais de Kosyam, est alors identifiée. Des travaux de restauration y sont menés par les autorités. « Le président suivait lui-même le chantier », poursuit notre source. Une délégation de la famille Compaoré se rend sur place pour la visiter. Des photos sont aussi envoyées en Côte d’Ivoire pour prouver le bon avancement du projet.
UNE RÉSIDENCE SURVEILLÉE, UN ÉVENTUEL AMÉNAGEMENT DE PEINE… MAIS COMMENT CROIRE À TOUT CELA ?
Mais Chantal Compaoré n’est pas emballée par cette maison. L’ex-première dame a évidemment son mot à dire dans les tractations sur le sort de son mari. Au fond, assurent plusieurs sources, elle n’a guère envie de revenir au Burkina Faso. Cette Ivoirienne est chez elle et se plait à Abidjan, où elle a de la famille et des amis.
Le premier cercle de l’ex-président se méfie. François Compaoré, son frère cadet, exilé en France mais sous la menace d’une extradition au Burkina Faso, n’a aucune confiance en la justice burkinabè et refuse qu’il rentre. « Ils évoquent une résidence surveillée, un éventuel aménagement de peine… Mais comment croire à tout cela ? À partir du moment où il est mis à la disposition de la justice et qu’un procès est ouvert, il est impossible d’avoir la moindre garantie », s’agace un ex-ministre de Compaoré. « Si Kaboré était sincère, il aurait commencé par appeler le président, ne serait-ce que par courtoisie. Nous ne lui faisons pas confiance », abonde un autre.
Une épine dans le pied
En juillet, Compaoré repart au Qatar pour un check-up médical. À Abidjan, on s’inquiète des rumeurs en provenance de Ouaga, où les juges ont laissé entendre qu’ils n’entendaient faire aucune fleur à Compaoré s’il rentrait. En clair, une interpellation dès sa descente d’avion pour se voir notifier les charges qui pèsent contre lui n’est pas à exclure. Le 17 août, la nouvelle tombe : le procès des assassins présumés de Thomas Sankara s’ouvrira le 11 octobre. Le dialogue est rompu. Il n’est désormais plus question de quoi que ce soit. « Le schéma envisagé était assez simple : on s’arrange pour le faire venir en résidence surveillée, il est jugé, et si peine il y a, il la purge dans des conditions confortables avant d’être amnistié à la faveur de la réconciliation nationale, explique une source au cœur du dossier. Maintenant qu’il a fait le choix de fuir la justice, tout devient beaucoup plus compliqué. »
ON NE COMPRENDRAIT PAS QU’IL FINISSE SA VIE EN EXIL EN CÔTE D’IVOIRE ET NON CHEZ LUI AUPRÈS DES SIENS
Désormais jugé par contumace pour des faits qui pourraient lui valoir la prison à perpétuité, Blaise Compaoré n’a pas fini d’alimenter la chronique. Et demeure une épine dans le pied de Roch Marc Christian Kaboré qui, depuis son arrivée au pouvoir, fin 2015, cherche à régler le cas de son prédécesseur. Or, vu son état de santé, le temps commence à presser. Beaucoup, notamment au sein de la communauté mossi, dont sont issus les deux hommes, ne comprendraient pas qu’il puisse finir sa vie en exil en Côte d’Ivoire et non chez lui, auprès des siens. Parmi les pro-Compaoré, personne non plus n’a oublié les mots de Kaboré lors d’un meeting à Ziniaré, où il avait déclaré, fin 2020, avant sa réélection, qu’il fallait « préparer » le retour de son aîné. « Le président est très prudent sur cette question, explique un de ses lieutenants. Il ne veut pas donner l’impression de marchander avec la justice, mais en sous-main il fait ce qu’il peut pour tenter d’arranger les choses. »
Aussi proches furent-ils pendant plus de vingt ans, Kaboré et Compaoré ne sont plus en contact direct depuis que leurs chemins politiques se sont séparés, début 2014. En avril 2019, Blaise Compaoré avait écrit une lettre à son ancien Premier ministre, dans laquelle il lui faisait part de sa « disponibilité » et de son « soutien » face à la dégradation de la situation sécuritaire au Burkina Faso. Une missive restée sans réponse. Les relations entre ces deux hommes qui se connaissent sur le bout des doigts sont d’autant plus complexes que leurs familles sont liées : le petit frère de Kaboré est en effet marié à la nièce directe de Compaoré. « Chez nous, avec de tels liens familiaux, il est impensable de se retrouver dans une situation pareille », se désole un fidèle de l’ancien président.
Grand raout de réconciliation
Comment sortir de cette impasse ? Les pro-Compaoré misent en partie sur le Forum national de réconciliation, qui se tiendra du 17 au 23 janvier 2022. Ce grand raout rassemblera 5 000 participants issus des « forces vives » de la nation au palais des sports de Ouaga 2000. Objectif : trouver des solutions pour permettre la réconciliation nationale et renforcer la cohésion sociale. Certains estiment que ce Forum pourrait être une bonne occasion de faire un geste si le procès Sankara est terminé d’ici là. « Kaboré peut faire usage de son pouvoir de grâce ou adopter des mesures d’amnistie, surtout si la classe politique et les participants au Forum poussent en ce sens », imagine un proche de Blaise Compaoré. « Une fois que le procès sera bouclé, ce type de solution politique n’est pas à écarter », estime un collaborateur de Kaboré.
En attendant, nul doute que l’ex-chef de l’État sera encore absent à la reprise des audiences, le 25 octobre. Reclus dans sa grande villa de Cocody Ambassades, il poursuivra son quotidien confortable mais monotone d’ancien président exilé. À ses côtés reste un dernier carré de fidèles, qui se réduit au fil du temps. Son épouse Chantal, bien sûr, mais aussi leur fille Djamila quand elle est de passage. Quelques membres du personnel et de sa sécurité. Parmi ses anciens ministres, il n’y a guère plus que René Émile Kaboré qui vient le voir régulièrement. Une fin de vie isolée, dont l’acteur principal ne cerne plus tous les contours. Lui qui n’est déjà probablement plus en mesure de raconter enfin ce qu’il a fait le 15 octobre 1987.