[Enquête] Le Burkina Faso dans le viseur de Wagner 

Après la Centrafrique et le Mali, la société militaire privée russe avance ses pions au pays des hommes intègres. Et a fait de cet État déstabilisé par un putsch et la violence jihadiste l’une de ses nouvelles cibles prioritaires.

Par  - envoyé spécial à Ouagadougou
Mis à jour le 30 juin 2022 à 17:30
 

 

Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire « Nous voulons la Russie », à Ouagadougou le 19 février 2022. © Olympia de Maismont/AFP

 

Le poids d’une délégation se mesure souvent à la composition de ses membres. Si l’on se fie à cette logique, celle envoyée par Paul-Henri Sandaogo Damiba à son homologue malien, Assimi Goïta, à Bamako le 22 avril était alors de la plus haute importance. Pour le représenter sur les bords du fleuve Niger, le lieutenant-colonel burkinabè devenu président avait missionné trois officiers : le chef d’escadron Serge Thierry Kiendrebeogo, son directeur de cabinet, le lieutenant-colonel Yves Didier Bamouni, commandant des opérations du théâtre national, et le lieutenant-colonel Daba Naon, commandant de la brigade nationale des sapeurs-pompiers. Trois figures de son premier cercle qui, depuis le putsch qui leur a permis de prendre le pouvoir, le 24 janvier, occupent une place centrale dans la conduite des affaires à Ouagadougou.

À LIRERussie-Afrique : l’ombre des mercenaires de Wagner

Ce 22 avril, donc, les trois officiers Burkinabè sont en visite à Bamako. Ils y rencontrent les hommes forts de la junte malienne : les colonels Malick Diaw, président du Conseil national de transition, Modibo Koné, patron de la Sécurité d’État, Sadio Camara, ministre de la Défense, et surtout Assimi Goïta, le chef de l’État. Objectif : parler de la coopération sécuritaire et militaire entre leurs deux pays, assaillis par des groupes jihadistes qui vont et viennent chaque jour des deux côtés de leurs 1 200 kilomètres de frontières communes. Durant leurs différentes entrevues sont évoqués les moyens de renforcer leur coopération opérationnelle – notamment dans une vaste zone sous contrôle jihadiste allant des environs de Bandiagara, côté malien, à ceux de Ouahigouya, côté burkinabè.

WAGNER CHERCHE CLAIREMENT À S’IMPLANTER ICI

Très vite, une interrogation a émergé après ces entretiens à huis clos entre putschistes maliens et burkinabè : a-t-il été question des mercenaires de Wagner ? Et, si tel a été le cas, les militaires de Ouagadougou se sont-ils montrés intéressés par le recours à la société militaire privée russe, avec laquelle leurs homologues maliens coopèrent depuis fin 2021 ? Les principaux concernés jurent qu’il n’en a pas été question. Selon un officier burkinabè proche de la délégation dépêchée à Bamako, Wagner n’a même « jamais » été évoqué avec les Maliens.

Nouvelle cible

Une version qui ne convainc pas tout le monde, à commencer par les responsables français qui travaillent sur le Sahel. « Wagner patrouille avec les Fama (Forces armées maliennes) sur le terrain et a pris une place centrale dans leur dispositif militaire. Il est impossible que le sujet n’ait pas été abordé », estime une source française. « Il est très probable que les Burkinabè soient aussi venus pour en savoir plus sur le fonctionnement de Wagner. Avec des questions concrètes telles que : comment ça marche ? Combien ça coûte ? Est-ce efficace ? », estime une autre.

Côté russe, il n’y a aucun doute : après avoir pris pied en Centrafrique et au Mali, Wagner a fait du Burkina Faso l’une de ses principales cibles en Afrique francophone. Pays en crise sécuritaire, transition militaire, potentiel minier, ressentiment contre la France… Le pays des hommes intègres coche de nombreuses cases du logiciel de la nébuleuse dirigée par Evgueni Prigojine, un oligarque proche de Vladimir Poutine. « Wagner cherche clairement à s’implanter ici », assure un ancien ministre de Roch Marc Christian Kaboré.

À LIREWagner au Mali : enquête exclusive sur les mercenaires de Poutine

Les signaux, en effet, ne manquent pas. Les premiers remontent à fin 2021, avant le putsch fatal à l’ex-président réélu un an plus tôt. Mi-novembre, un convoi de l’armée française parti d’Abidjan pour ravitailler la force Barkhane est bloqué par des centaines de manifestants burkinabè à Kaya, dans le nord-est du pays. Parmi les meneurs du mouvement, qui soupçonnent les militaires français de livrer des armes aux jihadistes, la Coalition des patriotes du Burkina Faso (Copa-BF).

Drapeaux russes et propagande

Selon une source proche des services de renseignement français, la Copa-BF serait en partie financée par la galaxie Wagner, comme d’autres organisations de la société civile burkinabè, tels Faso Kounawolo debout ou le Mouvement burkinabè Halala. Les fonds proviendraient du Mali, notamment via le mouvement Yerewolo Debout sur les remparts, et de la République centrafricaine. Dans la foulée du putsch du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) qui a porté Damiba au pouvoir le 24 janvier, ces organisations étaient à la pointe de manifestations à Bobo-Dioulasso et à Ouagadougou. Parmi les manifestants, des drapeaux russes, des slogans appelant la France à « dégager », ou encore d’autres réclamant aux nouvelles autorités de se rapprocher de Moscou.

Le 5 février, un rassemblement hostile à l’ancienne puissance coloniale a lieu sur la place de la Nation, dans la capitale. Sur place, la présence de deux hommes blancs, un brun aux cheveux courts et un blond avec une barbe de trois jours, étonne certains. Quelques heures plus tard, Mohammed Baguian, un Burkinabè installé en Arabie saoudite, où il fait office de guide sur les lieux saints, et qui administre le groupe « Jeunesse Daawato al islam » sur Facebook, fournit des explications à ses nombreux followers. Dans un audio diffusé sur un groupe Whatsapp, cet admirateur affiché de Vladimir Poutine explique qu’il ne faut « pas s’inquiéter » car les « deux blancs sont Russes ». Qui sont ces hommes et que faisaient-ils au Burkina ? Leur trace a depuis été perdue.

À LIRERUSSIE-AFRIQUE : DE KEMI SEBA À NATHALIE YAMB, LES « INFLUENCEURS » PRO-POUTINE DU CONTINENT

En Centrafrique et au Mali, le déploiement des mercenaires de Wagner avait été précédé par la propagation d’un discours anti-français et prorusse dans le champ médiatique. Une manière de leur préparer le terrain, avec des méthodes de softpower aujourd’hui perceptibles au Burkina Faso. « Ces derniers mois, il y a une percée notable de ce pays dans les mesures d’audiences des médias RT (Russia Today) et Sputnik », explique Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire) et spécialiste de l’influence russe.

Les réseaux sociaux, en particulier Facebook, sont aussi concernés. Depuis fin 2021, les discours favorables à la Russie y ont fleuri. Avec toutefois une singularité : ils sont relayés – comme le montre l’exemple de Mohammed Baguian – par des groupes wahhabites, que les services de renseignement français suspectent d’être utilisés par Wagner pour ses actions de propagande.

Faire plier Damiba

De son côté, Paul-Henri Sandaogo Damiba suit évidemment ce dossier, notamment à travers l’Agence nationale de renseignement (ANR), à la tête de laquelle il a nommé le lieutenant-colonel Mahamadi Bonkoungou début février. Dès son arrivée au pouvoir, le président de la transition a été approché par Wagner. Moins d’un mois après son putsch, des émissaires de la nébuleuse russe ont ainsi débarqué à Ouagadougou pour tenter de lui proposer leurs services, mais Damiba ne les a pas reçus. D’autres offres auraient ensuite été transmises à son entourage.

ENGAGÉ SUR UNE LIGNE DE CRÊTE ENTRE LES OCCIDENTAUX ET LES RUSSES

Jusqu’à présent, il n’y a pas répondu favorablement. Pourrait-il changer d’avis ? « S’il n’est pas convaincu de quelque chose, il est très difficile de le faire plier », confie l’un de ses intimes. Pour autant, Damiba n’écarte pas totalement l’hypothèse russe. Et donne à ses interlocuteurs l’impression de ménager la chèvre et le chou, au gré des intérêts du moment. « Quand on se noie, on ne regarde pas à quoi on s’accroche. S’il n’y a pas d’autre option que Wagner, Wagner peut être une option », prévient l’un de ses plus proches collaborateurs.

« Il donne l’impression d’être engagé sur une ligne de crête entre les Occidentaux et les Russes, sur laquelle il progresse difficilement en veillant à ne pas basculer d’un côté ou de l’autre », décrypte une source diplomatique à Ouagadougou. Reste à savoir si la situation sécuritaire, qui ne s’est guère améliorée malgré ses promesses, comme en témoigne le récent massacre d’au moins 86 civils à Seytenga le 11 juin, le poussera à choisir un versant plutôt qu’un autre. En attendant, Paul-Henri Sandaogo Damiba continue à se dire « ouvert » à travailler avec « tous » les partenaires du Burkina Faso, et donc y compris Russes, tout en sachant qu’il aurait beaucoup à perdre en matière d’aides occidentales s’il optait pour la solution wagnerienne.

Des pro-russes autour du président

Si le choix n’est pas tranché, c’est aussi parce que le président doit composer avec les avis contraires des différents officiers qui l’entourent. Certains se montrent réticents à toute arrivée des mercenaires de Wagner. « Nous ne ferons pas cette guerre par procuration, estime l’un d’eux. Nous ne comptons que sur nos propres forces. Nous ne voulons aucun mercenaire armé sur notre sol. » D’autres, au contraire, feraient bien appel à ces combattants qui, selon eux, ont fait leurs preuves contre les jihadistes et les groupes armés au Mali et en Centrafrique.

Parmi eux, le lieutenant-colonel Yves Didier Bamouni, que plusieurs sources décrivent comme l’un des plus grands partisans d’une coopération avec les Russes au sein du commandement burkinabè. Des gradés plus jeunes, notamment des capitaines, estiment aussi qu’en cas d’échec à inverser la vapeur sur le front sécuritaire, la carte russe mérite d’être tentée.

À LIREBurkina Faso : le mystérieux Monsieur Damiba

Les partenaires occidentaux, eux, surveillent ces tractations de près. À commencer par les Français qui, après avoir été chassés de Bangui et de Bamako pour faire place nette aux hommes de Wagner, redoutent de subir le même sort à Ouagadougou. « Il ne faudrait pas que cela arrive. Si le Burkina Faso bascule à son tour, les choses vont commencer à se corser », redoute un diplomate. Sur place, les agents français sont constamment aux aguets pour identifier et anticiper tout mouvement suspect de Wagner. Des câbles diplomatiques et des notes jaunes de la DGSE (les services de renseignement extérieur français) évoquant le sujet sont régulièrement envoyés à Paris.

Très vite après l’arrivée de Damiba à Kosyam, les représentants français lui ont transmis une offre de coopération militaire renforcée, dans le cadre de la réarticulation du dispositif français au Sahel et de la fin de Barkhane. « Nous leur avons proposé à peu près tous les schémas possibles mais nous n’avons jamais eu de réponse claire et franche de leur part. Ils donnaient leur accord de principe, mais il ne se passait rien derrière », explique une source française.

Les voisins sur le qui-vive

Entre les états-majors burkinabè et français, voilà longtemps que la relation est complexe, voire minée. Bon nombre d’officiers burkinabè ne veulent en effet pas entendre parler de coopération accrue avec l’ancienne puissance coloniale. C’était déjà le cas sous Kaboré, cela l’est toujours sous Damiba. Comme son prédécesseur, le lieutenant-colonel est obligé de composer avec ces enjeux politiques internes, sans oublier la gestion d’une opinion publique de plus en plus hostile à la France.

À LIRESanctions contre le Mali : Mohamed Bazoum et Faure Gnassingbé, irréconciliables ?

Dans ce contexte, pas question de faire trop de vagues. Le 10 mai, c’est ainsi en toute discrétion que le général Laurent Michon, le commandant de la force Barkhane, a été reçu au palais de Kosyam par Paul-Henri Sandaogo Damiba pour discuter, une nouvelle fois, coopération militaire entre leurs deux pays. Depuis, les choses évoluent doucement. Le 21 mai, alors que son détachement de Bourzanga était attaqué, l’armée a sollicité l’appui aérien de la force Barkhane. Une fois l’attaquant repoussé, l’état-major burkinabè a publié un communiqué… dans lequel il se garde de mentionner ce soutien français. « Nous n’avons toujours pas trouvé de roulement de croisière, nos relations restent tendues », reconnaît une source française.

Aux premières loges, les voisins du Burkina Faso surveillent aussi évidemment les choix opérés par Damiba en matière sécuritaire. Nul doute que Mohamed Bazoum et Alassane Ouattara, alliés de la France dans la région, tentent de le dissuader de suivre la voie malienne. « Il ne faut surtout pas sous-estimer le poids d’Abidjan dans cette affaire. Un ascendant politique fort peut venir de Côte d’Ivoire », estime une source française. Le président ivoirien, qui s’entretient régulièrement au téléphone avec Damiba, pourrait-il le convaincre de rester en dehors des circuits russes ? Certains le pensent. Contrairement à Assimi Goïta, le putschiste burkinabè continue à jouir d’une certaine confiance de la part des présidents ouest-africains. Reste à savoir s’il parviendra à la conserver dans les temps qui viennent.