Législatives au Sénégal : à Touba, qui a encore besoin de son marabout pour voter ?

Deux candidats issus de familles mourides s’affronteront le dimanche 31 juillet pour le siège de député de la ville sainte. Jeune Afrique est allé à leur rencontre.

 
Par  - envoyée spéciale à Touba
Mis à jour le 27 juillet 2022 à 18:43
 
 
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Abdou Bara Dolly Mbacké et Bougane Guèye Dany, à Touba. © DR

 

Abdou Lahad Kâ n’est pas un maire bien élu. Loin s’en faut. À l’annonce des résultats des élections locales de janvier dernier, il fut même surnommé « Bulletin blanc ». Le sobriquet est un peu dur mais colle à la réalité : à Touba, où il présentait une liste unique, le candidat n’a obtenu que 23 % des voix… contre 77 % de bulletins blancs. Ce vote de contestation inédit sonne comme un nouveau geste de défiance envers Macky Sall.

À TOUBA, IL EST D’USAGE DE NE PRÉSENTER QU’UNE SEULE LISTE : CELLE DU KHALIFE GÉNÉRAL DES MOURIDES

Exception dans le paysage politique sénégalais, il est d’usage dans la cité religieuse de ne présenter qu’une seule liste lors des élections locales : la liste du khalife général des mourides. Une anomalie qui permet au khalife de choisir lui-même le maire de la ville, dont la victoire est ensuite comptabilisée pour la majorité.

Si la coalition au pouvoir a donc pu recenser une victoire dans la ville sainte le 23 janvier dernier, l’illusion ne trompe personne. Depuis son arrivée à la tête de l’État en 2012, Macky Sall ne parvient pas à remporter l’adhésion des électeurs mourides. Lors du scrutin présidentiel de 2019, Idrissa Seck avait raflé la mise dans la région de Diourbel, avec 48,5 % des suffrages contre 40,2 % pour Macky Sall et seulement 6,5 % pour Ousmane Sonko.

Porte-parole de la ville

Pour les législatives du 31 juillet, tous les jeux sont ouverts. Et Serigne Abdou Bara Dolly Mbacké, le principal candidat de l’opposition, entend bien profiter de cette défiance. « Les mourides n’ont pas de penchant pour Macky Sall. Ils ont compris qu’il n’avait pas de considération envers les familles religieuses de Touba », affirme le parlementaire. Les religieux semblent n’avoir pas digéré que le chef de l’État les traite de « citoyens ordinaires », leur retire certaines faveurs (véhicules, passeports diplomatiques), ni même qu’il fasse emprisonner Karim Wade, une décision vue comme un acharnement contre son père. Abdoulaye Wade, talibé mouride, bénéficie toujours d’un capital sympathie non négligeable dans la ville sainte.

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« Si je suis tête de liste à Touba, c’est qu’Abdoulaye Wade a béni ma candidature », ne manque d’ailleurs pas de rappeler le candidat de l’opposition, qui se définit comme « son fils ». Il affirme que l’ex-président a infiniment plus fait pour la ville sainte que son successeur : « Wade, c’est Touba. »

Le candidat de l’opposition vient lui-même de passer un court séjour en prison pour offense au chef de l’État. « C’est pour combattre Touba qu’il m’a arrêté », avait-il accusé à sa sortie de prison, rappelant que Macky Sall avait été « le premier à mettre en prison un cheikh de Serigne Touba ». Ancien membre du parti Bokk Gis Gis de Pape Diop, le marabout a rejoint in extremis l’inter-coalition Yewwi Askan Wi – Wallu Sénégal avant le début de la campagne – en mettant largement la main au portefeuille, selon un membre de la communauté mouride.

SERIGNE ABDOU BARA DOLLY MBACKÉ ENCHAÎNE LES CARAVANES

Depuis le début de la campagne, le député sillonne le département de Mbacké et enchaîne les caravanes. Il était ce mardi 26 juillet entre Touba et la ville voisine de Mbacké, où il a été rejoint par le magnat de la presse Bougane Guèye Dany. Hors-jeu de la course, l’opposant a tenu à donner un « coup de pouce » au député. « Son passage à l’Assemblée a marqué plus d’un Sénégalais, déclare-t-il à Jeune Afrique sur le chemin de Touba. C’est un ardent défenseur des valeurs démocratiques et des libertés du peuple. »

Assis à ses côtés dans un élégant boubou blanc, Abdou Mbacké a à cœur de rappeler les promesses « non tenues » de Macky Sall pour la ville. « Il a déclaré qu’il allait régler 23 milliards de F CFA pour l’assainissement : rien n’a été fait. Il a dit qu’il allait améliorer le réseau de distribution de l’eau : pareil ! Voter pour moi, c’est voter contre l’injustice, l’insécurité, les problèmes d’éducation et la vie chère », affirme le candidat, qui se veut le « porte-voix » de Mbacké.

« Barrer la route à Macky Sall »

Mais le discours du député porte bien au-delà de la région de Diourbel. La présence de Bougane Guèye Dany en est un indicateur. Comme ailleurs au Sénégal, les deux opposants tentent de fédérer les électeurs autour d’un discours anti-Macky Sall. Abdou Mbacké promet également l’adoption d’une batterie de mesures en cas de majorité à l’Assemblée : réforme du code pénal et du code de procédure pénal pour éviter les temps d’incarcération trop longs au cours de l’instruction ; criminalisation de l’homosexualité (déjà passible de 5 à 10 ans de prison au Sénégal) ; renégociation des contrats pétroliers et gaziers. « Mais le plus important, c’est de barrer la route d’un troisième mandat à Macky Sall », tient à rappeler Bougane Guèye Dany.

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Le chef de l’État parviendra-t-il à renverser une tendance qui est clairement à son désavantage depuis 2012 ? Touba est une priorité pour la majorité. Ce n’est pas un hasard si le premier arrêt de la tournée électorale de sa tête de liste nationale, l’ancienne Première ministre Aminata Touré, a été pour la ville sainte. Pour assurer sa victoire, Macky Sall a misé sur d’importants investissements au profit de la ville. Pour rapprocher Dakar de la capitale mouride, à moins de 200 kilomètres de là, il a financé la construction d’une autoroute flambant neuve qui conduit droit jusqu’à l’impressionnante grande mosquée de Touba, dont les cinq minarets culminent à plus de 60 mètres de hauteur. Mais cela ne peut suffire et il le sait.

« Touba est particulière, observe Pape Mahawa Diouf, porte-parole de la coalition présidentielle. C’est une cité religieuse, densément peuplée, majoritairement jeune. À Touba, ce sont les dynamiques locales qui peuvent faire gagner une élection. Nous avons besoin d’identités remarquables fortes et bien ancrées dans la ville religieuse pour remporter le scrutin. » Au-delà du choix de la candidate Sokhna Amy Mbacké, tête de liste de la majorité dans le département et elle-même descendante de Serigne Touba, Macky Sall compte en réalité sur deux notables locaux.

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Le premier, Cheikh Abdoul Ahad Gaïndé Fatma, vingtième candidat sur la liste nationale de la majorité, est le fils du premier petit-fils de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride. Diplômé d’HEC Canada, conseiller présidentiel avec rang de ministre, ce responsable du parti présidentiel est le premier appui de Macky Sall dans la région. Le second, Serigne Galass Kaltoum, ancien député, fait lui aussi partie de la descendance directe de Serigne Touba. Il est aussi chargé de la communication du grand Magal de Touba.

« Macky Sall mise sur sa proximité avec ces deux personnalités. Une manière de dire : si quelqu’un d’aussi proche du khalife me soutient, c’est que le khalife lui-même me soutient. Mais la société de Touba s’est beaucoup complexifiée depuis une dizaine d’années, et le ndiggeul (la consigne de vote) politique n’est plus une réalité. Pour ces législatives, l’enjeu de Touba est d’avoir un représentant de la ville à l’Assemblée nationale. L’emprise du khalife ou sa décision ne compte pas », observe Cheikh Gueye, enseignant-chercheur spécialiste de la communauté mouride, à laquelle il appartient.

Famille religieuse divisée

Il n’empêche que les marabouts demeurent, forcément, très courtisés par les responsables politiques. Ousmane Sonko, critiqué un temps pour une pratique jugée trop rigoriste de l’islam, n’a pas dérogé à la règle. Depuis plusieurs années, l’opposant a réalisé un méticuleux travail de proximité en s’associant avec des marabouts de Touba et des dignitaires religieux, à l’instar de Serigne Cheikh Mbacké, fils aîné de Serigne Saliou Mbacké, ancien khalife général des mourides. « Il y a toute une génération de jeunes religieux qui ont de la sympathie pour Sonko et qui ont été déçus par Macky Sall. Ils ont défendu son image auprès de nombre de notables mourides », ajoute Cheikh Gueye.

TOUT LE MONDE PEUT REVENDIQUER UNE CERTAINE PROXIMITÉ AVEC UN MARABOUT, MAIS LE VOTE RESTE SACRÉ

La division des descendants de Cheikh Ahmadou Bamba, la proportion majoritaire de jeunes dans l’électorat mouride et l’alliance entre Ousmane Sonko et le député Abdou Mbacké, qui se réclame d’Abdoulaye Wade : autant de critères qui rendront la victoire difficile pour Macky Sall. « Tout le monde peut revendiquer une certaine proximité avec un marabout, mais le vote reste sacré. Les populations sont mécontentes et cela se traduira dans les urnes », glisse Abdou Mbacké en plein cœur de sa caravane.

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Plus loin, au cœur de Touba, le responsable Cheikh Abdoul Ahad Gaïndé Fatma tenait ce mardi 26 juillet un meeting avec ses partisans. Occupé par ailleurs, il n’honorera pas le rendez-vous qu’il avait fixé à Jeune Afrique, qu’il a fait patienter plus de deux heures dans un salon de sa résidence, au demeurant très confortable, avec vue directe sur la grande mosquée de Touba. Une façon peut-être de rappeler, si besoin en était, que les dignitaires religieux, dans la capitale mouride, ne seront jamais des « citoyens ordinaires ».