Berlinale: «AI-African Intelligence», un documentaire de Manthia Diawara, «faire attention au vivant»

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AI-African Intelligence, c'est le titre d'un documentaire présenté dans le cadre de la Berlinale, le festival international du film de Berlin. Son auteur, le cinéaste d'origine malienne Manthia Diawara, mêle un rituel de possession pratiqué sur la côte atlantique d'Afrique de l'Ouest et l'intelligence artificielle. Explications.

 

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IA : Renseignement Africain par Manthia Diawara © Manthia Diawara / Lumiar Cité / Maumaus
 

RFI : Comment avez-vous eu l’idée de ce documentaire qui mêle deux faits qui semblent complètement étrangers l’un à l’autre, à savoir les rituels de possession d’un village de pêcheurs au Sénégal et la technologie de l’intelligence artificielle ?

Manthia Diawara : En 2017, j’ai été invité en Autriche pour présenter un point de vue artistique sur l’intelligence artificielle, inspiré des travaux d’Édouard Glissant qui disait : « Rien n’est vrai, tout est vivant, l’humain*. J’ai essayé de faire une présentation qui demandait un peu aux gens de faire attention au vivant, de ne pas remplacer l’Homme par les machines.

Trois mois plus tard, l’Union européenne m’a demandé : est-ce que vous voulez inviter des scientifiques, des spécialistes de l’intelligence artificielle ? Donc je les ai invités à Dakar et on m’a demandé de faire un film là-dessus. Et moi je voulais aller au-delà de cela, faire quelque chose que moi-même je ne comprenais pas, c’est-à-dire les rites de possession dans les villages Lébous sur la côte de l’océan Atlantique au Sénégal. Et c’est vraiment des rituels qui sont cachés en pleine lumière : c’est là, ça se pratique tous les jours, mais les gens de la ville, les citadins, ne font pas attention. 

Et vous vous connaissiez ce village de pêcheurs ?

Tous les villages sur la côte de Ouakam de Dakar, en passant par Sendou, Yenne, Toubab Dialao jusqu’à Saly, tous les villages pratiquent ce rituel tous les jours. Ce rituel est pratiqué au Mali sous d’autres noms, au Bénin, au Burkina, au Brésil, en Haïti, c’est pratiqué partout, mais aussi par les musulmans, bien que ce soit interdit. Moi, je suis maintenant à Abu Dhabi, ils pratiquent ça mais en cachette. Et moi-même en grandissant on me conseillait toujours de ne pas m’approcher de ces gens, parce que c’est la danse du diable.

Alors justement, est-ce qu’on peut décrire ces rituels ? Parce que ça ressemble à une transe…

Donc il y a une prêtresse ou un prêtre - ce ne sont pas que des femmes - il y a une prêtresse qui a été consultée parce que quelqu’un ne peut pas dormir, quelqu’un a des problèmes pour tomber en grossesse, quelqu’un a des problèmes psychologiques… Et donc elle, elle analyse. Elle se demande s’il faut simplement donner des soins et la personne part à la maison, ou s’il faut faire ce rituel de possession.

Dans mon cas particulier, on a fait cinq jours de danse, trois fois par jour, où les gens sont possédés par les esprits, et une fois qu’on chante la chanson de votre clan vous tombez en syncope et puis vous voyez les esprits. Après, vous vous réveillez, vous êtes normal, tout va très bien. Ils appellent ça le Ndeup. Au Mali on appelle ça, la danse des Djinns.

C’est parce que vous avez passé de longs mois, peut-être années, à observer que vous avez du coup été autorisé à filmer ?

J’ai quand même acheté une maison sur la côte au Sénégal, à Yenne. Et depuis 2010, quand je ne suis pas en train d’enseigner à New York, je vais là-bas, je travaille avec les femmes qui ramassent les cailloux sur la plage, les pêcheurs qui reviennent, donc on se connait, c’est devenu ma famille quoi. Et donc quand ils font ces rituels, je fais partie de ces rituels. Et quand on m’a demandé de faire un film sur l’intelligence artificielle, j’ai voulu tout de suite mettre en relation - pas opposer mais mettre en relation - l’intelligence artificielle et ce rite de possession.

Là, en revanche, ce que vous opposez c’est l’esprit rationnel, occidental, qui a été aussi imposé en Afrique pendant la colonisation, et ces rituels de possession où c’est l’invisible, où il est affaire de croire aux esprits et de croire en tout cas en leur pouvoir…

Oui, c’est vraiment la proposition qu’on peut faire. Déjà avec l’islam, quand j’ai grandi, mes parents me disaient : ces gens c’est le diable, c’est des incroyants, des païens. Avec l’école occidentale, je suis sorti du Mali depuis 1971, je suis d’abord allé en France, ensuite aux États-Unis, donc je reviens régulièrement, mais que je l’accepte ou pas, je suis un Occidental, mais dans le sens d’Édouard Glissant qui dit que l’Occident, c’est un projet qui regarde les droits de l’Homme, qui regarde la rationalité. Donc cette transparence, cette logique, fait tout pour éliminer tout ce qu’on ne comprend pas. Ensuite, je reviens en Afrique, au Sénégal, et je vois ces gens qui pratiquent le Ndeup tous les jours, où on commence à voir des esprits invisibles, donc ça m’a intéressé tout de suite. Le Ndeup me donne l’occasion de regarder dans cette opacité et de voir jusqu’où ça pouvait me mener. Cette spiritualité peut apprendre d’une autre spiritualité, c’est un peu ça mon objectif.

*« Rien n'est vrai, tout est vivant » est le titre de l'ultime conférence publique qu'Édouard Glissant prononça le 8 avril 2010 à la Maison de l'Amérique Latine, en clôture du séminaire 2009-2010 de l'Institut de Tout-monde: « Les Transformations du vivant dans un monde en relation »