Fespaco : « Ashkal », polar sociétal et fantastique tunisien, remporte l’Étalon d’or
Ce premier long-métrage du réalisateur tunisien Youssef Chebbi a obtenu la plus prestigieuse des récompenses du Fespaco ce samedi 4 mars. Le film est une allégorie sur la révolution, dans un brasier où se mêlent mystique et mystère.
« Ashkal » est le premier long-métrage de fiction de Youssef Chebbi. © Jour2Fete.
Cet article a été publié pour la première fois le 26 janvier 2023. Alors qu’Ashkal, l’enquête de Tunis, a remporté l’Etalon d’or du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) ce samedi 4 mars, Jeune Afrique vous le fait redécouvrir.
De plus en plus nombreux sont les réalisateurs du continent à s’essayer, avec brio, au cinéma de genre. Youssef Chebbi fait partie de cette génération-là. Fini le cinéma du réel aux confins du film documentaire. Puiser dans l’imaginaire, oser mélanger les codes du polar et du fantastique pour raconter un pan de la société, voilà le pari que relève haut la main le cinéaste tunisien de 39 ans. Présenté à Cannes en 2022, Ashkal, l’enquête de Tunis (en salles depuis le 25 janvier) a remporté l’Étalon d’or de Yennenga au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), ce samedi 4 mars.
Une démonstration d’abondance sur des ruines
C’est dans un décor naturellement cinématographique, loin de la carte postale que l’on se fait de la Tunisie, que Youssef Chebbi signe son premier long-métrage de fiction. Laissé à l’abandon au moment de la révolution, Jardins de Carthage, un quartier de haut standing imaginé sous l’ère Ben Ali et destiné à la bourgeoisie tunisienne, est le point de départ de cet ovni.
Construit sans consultation du ministère de la Culture, des Domaines de l’État ou encore de l’Institut national du patrimoine, ce projet immobilier extravagant s’élève pourtant sur les ruines de la civilisation punique. « La construction a récemment repris. En un an de tournage, nous avons pu voir l’évolution rapide du site, qui est certes moins tourné vers le pouvoir aujourd’hui, mais qui reste au demeurant problématique, car il est entouré de quartiers populaires et témoigne d’une réussite insolente. C’est une démonstration d’abondance », expose le réalisateur.
Corps calciné
Retour en 2010, à l’aube de la révolution du Jasmin. C’est pour l’heure dans un no man’s land de béton aux dédales infinis et où tout semble figé, que le réalisateur campe son histoire et fait déambuler deux inspecteurs, Batal (Mohamed Houcine Grayaa) et Fatma (Fatma Oussaifi). A priori, tout oppose le binôme, qui doit bientôt mener l’enquête à la suite de la découverte d’un corps calciné, le premier d’une série de morts par immolation.
Ici, Youssef Chebbi emprunte au buddy movie. Lui, est plus âgé et procédurier. « Il est un pur produit de l’ancien régime qui porte en lui les stigmates de la corruption », résume le cinéaste. La jeune femme est « plus sensible et gravite dans un monde d’hommes sans que l’on vienne justifier ce choix. On ne connaît pas son parcours. Ce personnage nous permet de nous connecter avec le lieu ». Comme elle, le spectateur plonge dans ce vortex bétonné et embrasé pour tenter de comprendre les raisons qui entourent la mort de ces individus. S’agit-il de suicides, de crimes terroristes, d’actes politiques teintés de désespoir ? Autant de questions qui restent sans réponse.
Printemps arabe
Ces immolations ne sont pourtant pas sans rappeler le geste de Mohamed Bouazizi, un jeune marchand ambulant qui s’est donné la mort par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid en décembre 2010, devenu le symbole et l’élément déclencheur du printemps arabe. Plans américains resserrés sur les façades vertigineuses des bâtiments, panoramiques surplombant Tunis… Peut-on pour autant voir dans ce décor rétrofuturiste, se référant aux perspectives d’avenir et au besoin d’horizon, une allégorie de la Révolution ?
Youssef Chebbi est catégorique sur la question. « Ce film n’est ni un hommage, ni le portrait des victimes, même s’il présente une orientation politique. » Le motif du feu – Ashkal signifie « formes, motifs » en arabe –, est pour lui symbolique ici. « Le feu explose le réel, car il fait partie de la légende des Printemps, analyse-t-il. Aucune image d’immolation n’a jamais circulé. Chacun se raconte sa propre histoire et façonne le mythe. Dans le film, les victimes accueillent le feu, elles en font le choix. »
C’est là tout le génie de cette fiction, qui parvient à transcender la réalité grâce à ses ressorts narratifs. Comme Atlantique de Mati Diop – une référence pour Youssef Chebbi –, qui prend un tour futuriste en dépeignant pourtant le fléau de l’émigration de jeunes ouvriers sénégalais, Ashkal puise dans la science-fiction pour dépeindre une Tunisie contemporaine « qui met du temps à se reconstruire ». Et qui pourrait, in fine, renaître de ses cendres.