Dialogue politique au Sénégal : y aller ou pas ?
Plusieurs partis de l’opposition prendront part au « dialogue national » qui doit débuter le 31 mai. En espérant voir entérinées leurs propositions en vue de la présidentielle de 2024.
La modification des lois qui encadrent les manifestations fait partie des propositions dont veut discuter l’opposition lors du dialogue national. © John Wessels/AFP
II arrive que les actualités politiques s’entrechoquent de manière étrange. Alors que l’opposant Ousmane Sonko, président des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), a quitté Ziguinchor vendredi pour revenir à Dakar préparer le « combat final » engagé par son parti contre le président Macky Sall, au lendemain d’un procès pour viols auquel il n’a pas consenti à participer et dont le verdict sera rendu le 1er juin, c’est une tout autre partition que doivent interpréter, à partir de ce mercredi, plusieurs des principaux mouvements de l’opposition sénégalaise.
Le 31 mai doit en effet s’ouvrir à Dakar, à l’invitation du chef de l’État, une nouvelle session du dialogue politique – officiellement désigné par le terme, plus large, « dialogue national ». Selon le compte rendu du dernier conseil des ministres, y sont conviés les « représentants des acteurs politiques, économiques, sociaux, culturels, des chefs religieux et coutumiers, des jeunes et des femmes, afin d’échanger et de bâtir des consensus durables sur des questions majeures relatives à la vie nationale et à l’avenir du pays ».
Alors que s’approche à grands pas le premier tour de la prochaine présidentielle, prévu le 25 février 2024, l’enjeu est donc d’importance. Et en guise de dialogue national, c’est avant tout son volet politique qui sera scruté.
Si le Pastef d’Ousmane Sonko ne compte pas prendre part à l’exercice, pas plus que le mouvement récemment créé par Aminata Touré (Mimi 2024), ni l’Alternative pour une Assemblée de rupture (AAR Sénégal) de Thierno Alassane Sall et Thierno Bocoum, plusieurs partis importants ont néanmoins fait connaître leur accord de principe – nonobstant une certaine méfiance. C’est le cas de Taxawu Sénégal, du Parti démocratique sénégalais (PDS), de Rewmi ou encore d’And-Jëf/Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ/PADS).
« Les exigences que l’opposition a toujours posées sur la table et qui ne sont pas encore satisfaites seront les nôtres », indique ainsi Mamadou Diop Decroix, d’AJ/PADS. De son côté, le PDS avait exprimé son accord dès le 28 avril, faisant savoir qu’il approuvait « d’ores et déjà les principaux points de discussion évoqués par le président de la République, notamment le parrainage, l’amnistie de Khalifa Sall et la révision du procès de Karim Wade ».
« Lors du précédent dialogue, les préoccupations de l’opposition avaient été clairement exprimées, mais Macky Sall a préféré les ignorer et imposer ses vues, explique quant à lui Thierno Bocoum, d’AAR Sénégal. En de pareilles circonstances, il joue un rôle ambivalent, car il est à la fois juge, se devant d’être l’arbitre en cas de désaccord puisque c’est lui le président de la République, et partie, en tant que leader de l’Alliance pour la République [APR] et de la coalition Benno Bokk Yakaar [BBY]. Cette initiative est donc devenue un prétexte pour faire prévaloir ses volontés politiques au détriment d’un dialogue sincère, destiné à faire avancer la démocratie. »
« Nous sommes débordés par les demandes de participation venant non seulement des partis politiques mais aussi, dans une large mesure, des organisations de la société civile, du secteur privé ou encore des milieux religieux », indique de son côté le ministre Yoro Dia, porte-parole de la présidence.
Cacophonie
À quelques jours de l’échéance, une certaine cacophonie est toutefois apparue au sein de la coalition Yewwi Askan Wi (YAW), laquelle s’est exprimée à travers deux communiqués antagonistes. Tandis que Khalifa Sall et l’état-major de Taxawu Sénégal prônent la participation (sous réserve d’une validation par la base qui se fait attendre et ne devait être connue qu’à la veille de l’événement), la quinzaine d’autres partis représentés au sein de la Conférence des leaders de YAW a rejeté l’offre de Macky Sall à une quasi-unanimité.
En mai 2019, peu après la présidentielle cette fois-là, le même exercice avait débouché sur un rapport final de 16 pages consignant points d’accord et de désaccord. Mais selon Saliou Sarr, le coordinateur national de Taxawu Sénégal, qui avait fait partie des 20 plénipotentiaires de l’opposition à ce précédent dialogue politique qui s’était étalé de de 2019 à 2021, « plusieurs mesures qui faisaient pourtant consensus n’ont jamais été suivies d’effets ».
Saliou Sarr ne se décourage pas pour autant, comptant bien mettre à nouveau sur la table, avec les autres partis de l’opposition prêts à participer, une dizaine de propositions laissées en suspens, qui pourraient impacter de manière notable la présidentielle à venir.
La question du troisième mandat n’est pas la moindre. En 2019, Macky Sall venait tout juste d’être réélu pour un second mandat et la perspective d’une troisième candidature en 2024 n’avait pas encore pris l’importance qu’elle a acquise par la suite dans l’opinion. Aujourd’hui, alors que le chef de l’État tarde à clarifier ses intentions en la matière et qu’aucun dauphin potentiel n’a été désigné au sein de son parti, nul doute que cette pomme de discorde sera au menu des discussions.
Réformer le code électoral
Autre préoccupation de l’opposition, deux délits qui sont régulièrement brandis par la justice face à des responsables politiques, militants ou journalistes versant dans la contestation. D’un côté, l’offense au président de la République, passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à deux ans d’emprisonnement. De l’autre, l’article 80 du code pénal, qui réprime les « manœuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique, à occasionner des troubles politiques graves, à jeter le discrédit sur les institutions politiques ou leur fonctionnement, ou à inciter les citoyens à enfreindre les lois du pays ». Dans le contexte actuel, où Ousmane Sonko multiplie les provocations et menaces à l’égard du régime, des forces de l’ordre ou des magistrats, cet article pourrait bien redevenir d’actualité.
Figureront aussi au menu du dialogue les mesures entremêlées du code électoral aboutissant à priver certains responsables politiques condamnés par la justice (même après avoir purgé leur peine ou avoir été graciés) du droit de s’inscrire sur les listes électorales, donc d’être candidats.
À quelques mois de la prochaine présidentielle, Karim Wade (PDS) et Khalifa Sall (Taxawu Sénégal) sont les principaux concernés par cette entrave. Car en l’absence d’une réforme rapide du code électoral, leur sort en 2024 pourrait bien ressembler à celui de 2019, où leur candidature avait été rejetée par le Conseil constitutionnel à quelques semaines de l’échéance.
Le ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, indiquait, il y a déjà plusieurs mois, avoir soumis à Macky Sall des options réalistes qui permettraient à certaines personnalités politiques frappées d’inéligibilité à la suite d’une condamnation judiciaire de concourir. Mais pour l’heure, le gouvernement n’a soumis à l’Assemblée nationale aucun texte allant dans ce sens. « Il suffirait d’un consensus lors du dialogue national pour accoucher d’un tel projet de loi dans les 48 heures », veut croire Saliou Sarr.
« Depuis 2010, tous les audits indépendants ont conclu que différents articles du code électoral sénégalais, notamment les articles L-29 et L-30, n’étaient pas conformes à la Constitution ni aux normes internationales », affirme-t-il. Et de rappeler que lors du précédent dialogue national, « toute l’opposition était d’accord sur la nécessité d’une réforme. Mais le camp au pouvoir était hostile à cette proposition. Aussi l’absence d’un consensus n’a pas permis de régler cette question ». Selon le coordinateur de Taxawu Sénégal, ce point de négociation est l’une des raisons qui justifient la présence de son parti au dialogue national.
Au sein de l’opposition, on revendique par ailleurs un accès permanent et direct au fichier électoral pour les partis politiques légalement constitués, les organisations de la société civile et la Commission électorale nationale autonome (CENA). « Les modalités d’accès au fichier, ainsi que le fonctionnement de ce dernier, devaient être définies par un décret, indique Saliou Sarr. Mais ça n’est toujours pas le cas et nous continuons à le réclamer. »
Réduire les parrainages
La démarche pouvait sembler souhaitable dans un pays où la profusion de partis politiques donne le tournis à l’approche chaque élection. Mais en 2019, la loi, récemment adoptée, instaurant le parrainage avait abouti à une véritable hécatombe parmi les candidats, ne laissant que quatre « rescapés » face au président sortant.
« Les points problématiques reposent sur le fait qu’une personne inscrite sur les listes électorale ne puisse parrainer qu’un seul candidat, mais aussi sur le nombre de parrainages requis », résume Saliou Sarr. Actuellement, ce chiffre est en effet déterminé par un pourcentage calculé à partir du fichier électoral – en constante augmentation. Chaque candidat à la présidentielle doit ainsi recueillir un nombre de parrains correspondant à une fourchette allant de 0,8 % à 1 % du corps électoral, avec des parrainages provenant d’électeurs domiciliés dans au moins sept des quatorze régions du pays.
En 2019, le chiffre était compris entre 53 456 et 66 820 parrains pour chaque candidat. Or, dans l’opposition, on estime que celui-ci est trop élevé. « Nous avions donc proposé de le ramener à un minimum de 20 000 parrainages et nous souhaitions également avoir une connaissance approfondie du logiciel utilisé pour assurer leur contrôle », souligne Saliou Sarr.
Autre solution évoquée à l’époque, la perspective d’un panachage entre parrainages accordés par des électeurs et parrainages émanant d’élus locaux. Face aux difficultés posées par ce filtre, les autorités ont tout de même décidé d’en dispenser les partis en lice lors des élections locales de janvier 2022. Il reste toutefois en vigueur pour les législatives et pour la présidentielle.
Créer un ministère en charge des élections
Le coordinateur de Taxawu Sénégal évoque aussi, au nombre des conditions problématiques posées aux candidats, le montant de la caution. En 2019, celle-ci s’élevait à 30 millions de F CFA (45 730 euros). L’opposition avait proposé de l’abaisser à 10 millions (15 240 euros). Cette question sera à nouveau débattue lors du dialogue national qui doit s’ouvrir le 31 mai.
D’autres dossiers sensibles seront évoqués par l’opposition. Tout d’abord, le souhait de voir confiée à une personnalité neutre l’organisation de la prochaine présidentielle. Actuellement, celle-ci relève tout à la fois de la Direction de l’autonomisation du fichier et de la Direction générale des élections, deux instances placées sous la tutelle du ministre de l’Intérieur. « Nous proposons la création d’un ministère spécifiquement en charge des élections, qui serait confié à une personnalité reconnue comme neutre. Abdou Diouf, puis Abdoulaye Wade, l’avaient fait en leur temps et cela permettrait de rétablir la confiance », rappelle Saliou Sarr.
Les restrictions au droit de manifestation font également partie des critiques régulièrement formulées par les détracteurs du régime, lesquels pointent la loi 78-02 du 29 janvier 1978. Manifestations, marches et meetings sont ainsi soumis à une autorisation préfectorale, souvent délivrée à la dernière minute, ce qui ne permet pas de saisir la chambre administrative de la Cour suprême en cas de refus.
Enfin, la perspective d’un texte encadrant le financement des partis politiques avait été entérinée lors de la précédente session du dialogue politique. Un texte consensuel avait même été rédigé en guise de préalable, mais les choses en étaient restées là. L’édition 2023 du dialogue national accoure-t-elle de véritables réformes sur ces sujets politiquement sensibles ?
« Il n’y a qu’en matière de religion que sont apportées aux questionnements des réponses définitives. En démocratie, toutes les réponses sont relatives, conclut Yoro Dia. C’est pourquoi le débat et le dialogue sont au cœur de la démocratie. »