Dix milliards d’êtres humains sur Terre, est-ce vraiment intenable ?
question du jour
Avec près de 10 milliards d’êtres humains en 2050, la croissance démographique mondiale ne serait pas « tenable » en matière de ressources, a estimé l’envoyé spécial des États-Unis pour le climat, John Kerry, dans un entretien avec l’Agence France-Presse mardi 6 juin. Tout en se refusant à appeler ses compatriotes à changer leur mode de vie.
Ce qui compte, ce sont les modes de vie
Gilles Pison
Professeur émérite au Muséum national d’histoire naturelle et conseiller de la direction de l’Institut national d’études démographiques (Ined), auteur de l’Atlas de la population mondiale (1) (Crédit photo : Elisabeth Leroy-Viniane)
Tout dépendra de la façon dont les 10 milliards d’êtres humains vivront demain et de notre capacité à modifier dès aujourd’hui nos modes de vie pour émettre moins de gaz à effet de serre, consommer moins de ressources et être plus respectueux de l’environnement et de la biodiversité.
Les projections moyennes des Nations unies annoncent autour de 10 milliards d’habitants en 2050 mais guère plus ensuite, la population diminuant même à la fin du siècle et au siècle prochain. Aujourd’hui, la population mondiale continue d’augmenter car il y a deux fois plus de naissances que de décès. Mais la croissance décélère depuis les années 1960. À cette époque, le taux d’accroissement annuel a atteint un maximum de plus de 2 % par an, contre 0,9 % aujourd’hui.
Partout, les femmes et les hommes souhaitent avoir moins d’enfants pour leur assurer une vie longue et de qualité. En Afrique, le taux de fécondité est encore élevé avec plus de 4 enfants en moyenne par femme, contre 2,3 à l’échelle mondiale, mais il baisse aussi. Les Nations unies font donc l’hypothèse que le taux d’accroissement annuel va continuer de décélérer jusqu’à atteindre la croissance zéro dans la décennie 2080. On serait alors 10 milliards et la population commencerait ensuite à diminuer légèrement.
Pour certains, cette échéance est trop lointaine. Mais que proposent-ils ? Tuer une partie de l’humanité ou l’envoyer sur Mars ? Même si la fécondité mondiale passait tout de suite en dessous du seuil de remplacement des générations, qui est de 2,1 enfants en moyenne par femme, la croissance démographique se poursuivrait parce qu’il y a une proportion importante de jeunes adultes en âge d’avoir des enfants. Même si chacun en a peu, cela entraîne un nombre élevé de naissances. Les personnes âgées ou très âgées sont en revanche peu nombreuses à l’échelle mondiale et le nombre de décès est faible. On n’échappera donc pas à ce surcroît de population en raison de l’inertie démographique que nul ne peut empêcher.
En revanche, il est possible de changer nos modes de vie, et c’est même là l’urgence. L’avenir de la planète et de l’humanité dépend davantage de notre façon de vivre que d’une réduction immédiate de la population, ce qui n’est de toute façon pas possible. Rappelons que le gros des émissions de gaz à effet de serre a été jusqu’ici le fait d’une minorité d’humains, le milliard qui vit dans les pays riches. Si, tout à coup, il n’y avait qu’un milliard d’habitants mais qu’ils avaient le même mode de vie que les Américains et les Européens, le problème resterait le même. Ce n’est donc pas le nombre qui compte mais les comportements.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre dans nos pays riches diminuerait non seulement le volume global de ces émissions mais donnerait le bon exemple aux pays du Sud qui copient le style de vie des pays Occidentaux. Nous avons donc une responsabilité particulière.
Recueilli par Paula Pinto Gomes
(1) Éditions Autrement, 2019.
L’écologie intégrale repose sur la sobriété
Fabien Revol
Docteur en théologie et en philosophie, spécialiste de la théologie de la Création et maître de conférences à l’Université catholique de Lyon (Source : Fabien Revol)
Je vais être provocateur : l’Église est parfaitement d’accord avec John Kerry ! Si dix milliards d’humains s’alimentent comme des Américains alors oui, la situation est intenable. C’est ce que l’on retrouve dans l’encyclique Laudato si’du pape François : la démographie est un problème si on reste dans le système économique actuel, fondé sur la production et la consommation croissantes de biens matériels, et que l’on continue à lier le degré de bonheur à un niveau élevé de consommation.
En revanche, Laudato si’, issue de la doctrine sociale de l’Église, dit bien que si l’on se convertit à la sobriété, la démographie peut être généreuse. L’écologie intégrale du pape François repose sur ce principe de sobriété, et sur l’instauration de relations fraternelles entre toutes les créatures dont l’humain fait partie, sans que ce dernier devienne prédateur des autres.
La célèbre phrase de la Genèse « croissez et multipliez-vous… » a souvent été interprétée dans l’Église comme un encouragement à une forte natalité. Pour ma part, j’y vois avant tout une injonction à la générosité et au don, en partant du principe que le don par excellence, c’est la vie. Mais cette injonction est assortie d’une responsabilité : soyez généreux, mais pas n’importe comment. D’où l’appel du pape à une parentalité responsable. On se souvient de ses propos en janvier 2015 : « Certains croient, excusez-moi du terme, que pour être de bons catholiques, ils doivent être comme des lapins. »
Il rappelait de la sorte que la générosité ne peut pas être déconnectée du contexte dans lequel on vit, c’est-à-dire de la capacité des familles à accueillir des enfants (capacité matérielle, économique et financière, humaine et psychologique…), du niveau d’éducation, du contexte économique et social de chaque pays…
Pour l’Église et le pape, seule l’amélioration de l’éducation et des conditions de vie dans les pays en développement permettra une meilleure maîtrise de cette générosité, c’est-à-dire de la démographie. C’est dans ce sens, dans cet ordre qu’il faut considérer l’enjeu démographique.
Cette question cristallise beaucoup de passions et d’idéologie et ceux qui pointent du doigt le « problème démographique » voudraient le résoudre par une solution démographique. Encore une fois, ce n’est clairement pas l’option de l’Église et du pape François.
Il lui a d’ailleurs été parfois reproché d’avoir « survolé » le sujet dans Laudato si’et, de fait, il y consacre « seulement » un paragraphe sur la totalité de son texte. Mais c’est bien parce qu’il place délibérément sa focale sur l’appel à la sobriété. Cette posture catholique se fonde sur une posture d’optimisme quant à la capacité de l’être humain à se convertir et à travailler à cette transformation de ses modes de vie. D’aucuns y verront un excès d’optimisme. Il est certain, en tous les cas, que c’est probablement l’enjeu majeur à travailler aujourd’hui.
Recueilli par Marie Dancer