Quel islam pour l’Europe ? (Compte-rendu)

Couverture Ben Achour

 

 

Yadh Ben Achour & François Dermange: Quel islam pour l’Europe ? Ed. Labor et Fides, Genève 2017, p. 130 p.

Yadh ben Achour est juriste et spécialiste des théories politiques en islam, membre du Comité des droits de l’homme des Nations Unies.

François Dermange est professeur de l’éthique à l’Université de Genève et spécialiste des questions religieuses.

L’islam en Europe est un sujet débattu aujourd’hui dans tous les milieux, mais il s’agit rarement d’un débat objectif. C’est pourquoi Yadh ben Achour, dans la première partie du livre, part d’abord de quatre données dont nous devons prendre conscience si nous voulons parler de l’islam en Europe. Il les résume ainsi :

  1. Ne parlons pas de l’islam en Europe comme d’un fait nouveau.
  2. Cessons de considérer la barbarie comme un fait spécifique à telle ou telle civilisation ou religion.
  3. L’élément explicatif essentiel de la violence ne doit pas être recherché dans la religion d’elle-même.
  4. Cessons de considérer l’islam comme un tout monolithique.

Après l’explication de ces remarques préliminaires, l’auteur examine les ruptures et les malentendus du côté des immigrés et du côté du milieu d’accueil. Ces ruptures mettent en relief les antagonismes religieux et culturels des deux communautés et divisent la société en deux : les citoyens de souche européenne d’origine et de l’autre côté les citoyens de second rang de souche turco-arabo-berbère. Cette situation n’est pas propice au développement du dialogue, mais le rend d’autant plus nécessaire « pour la pacification des consciences » (p. 43).

Il n’ y a qu’une solution à ces ruptures, c’est une cohabitation pacifique grâce au dialogue et à la concertation, qui doivent déboucher sur des actions et des décisions concrètes. L’auteur en étudie les conditions.

La première condition est qu’il faut maintenir la lutte contre certaines formes de nationalismes qui débouchent sur la haine de l’autre et en particulier sur l’islamophobie. Il faut donc rejeter catégoriquement tous les extrémismes par une action politique, par la vigilance intellectuelle et par des tentatives de rencontre où on apprend à mieux se connaître.

La deuxième condition, d’après l’auteur, consiste à développer, encourager et promouvoir ce qu’il appelle « l’islam libéral« , un islam réformé et citoyen. Il est convaincu que la présence de l’islam en territoire européen, dans un contexte de liberté, peut faciliter ce projet. Comme toutes les autres religions, l’islam doit donc comprendre que pour survivre dans le monde européen, il doit s’adapter aux normes de la morale et du droit universellement reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’auteur montre que ce travail est en train de se faire actuellement en Europe par des penseurs et des associations musulmanes ici et là.

La troisième condition, qui est une conséquence de la deuxième, consiste à assumer la bataille de la liberté contre toutes les théologies et les idées politiques antidémocratiques.

La quatrième et dernière condition dont parle l’auteur, consiste à instituer une alliance avec les forces progressistes, qui admettent cette démarche, à savoir la presse, les associations, les autorités morales et religieuses, mais également et surtout les autorités publiques et les gouvernements. Les musulmans doivent donc sortir de leur « silence » et devenir eux-mêmes responsables et complices de la culture européenne. Par de là tout, c’est au politique que revient le rôle essentiel de juger, de communiquer et parfois d’arbitrer avec sagesse les débats pour arriver à cette culture de l’homme partagée par tous.

Si ces conditions sont respectées, « l’islam peut devenir un élément constitutif de la nouvelle identité européenne« , écrit l’auteur (p. 54).

Ce dialogue implique nécessairement la neutralité absolue de l’État et que la religion et l’État demeurent chacun dans son ordre propre. L’État garantira à la fois la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. Du côté de l’islam, il est demandé « qu’il s’intègre au mieux dans le cadre de la culture et de la civilisation européennes et qu’il perde son caractère de religion ‘étrangère’ en territoire européen  » ( p. 62).

Et l’auteur conclut avec l’espoir qu’ainsi l’appartenance européenne devienne, petit-à-petit, pour les enfants musulmans, leur première appartenance et que l’allégeance à l’égard du pays puisse prévaloir sur toute autre.

Dans la deuxième partie du livre, François Dermange pose surtout la question : « Quelle attitude l’Europe doit-elle avoir face aux musulmans ? »

Pour lui également l’État libéral doit pouvoir permettre la coexistence pacifique des cultures et des religions. Il en étudie les principes politiques et la place que l’État libéral devrait laisser aux religions.

Dans un monde pluraliste, où les divisions morales, philosophiques et religieuses divisent les citoyens, il faut que l’État renonce à imposer des normes de vie et des buts communs. Il faut, d’après l’auteur, dissocier les sphères éthiques et politiques.

« Le libéralisme politique repose uniquement sur la raison politique et celle-ci exige de quiconque prend part à la délibération qu’il partage sincèrement une conception de la justice publique, qui l’oblige à reconnaître que les autres citoyens sont aussi libres et égaux que lui » ( p. 79).

Les principes de l’État libéral sont la séparation des religions et du politique, la liberté du culte et la non-discrimination qui découle de l’égalité de tous devant la loi. L’identité de l’État libéral est supra-communautaire. L’ État est tenu à une laïcité de neutralité. Il n’est ni religieux ni athée.

Par contre, dans une société libérale, chacun des groupes majoritaires et minoritaires a le droit de faire valoir ses convictions substantielles, culturelles, religieuses et éthiques, du moment qu’il respecte les autres expressions et que ses propos n’incitent pas à la haine d’un tiers ou qu’ils ne lui nuisent pas.

Cependant, d’après l’auteur, l’État ne peut pas toujours faire totalement fi des représentations que la communauté majoritaire se fait d’elle-même. Car une société partage une identité commune marquée par des valeurs communes et par des liens de solidarité, grâce à une histoire partagée et une culture tirée de cette histoire commune. En Europe le christianisme, dans la diversité de ses formes, a joué de manière évidente un rôle essentiel marquant de son empreinte les arts, les coutumes, les rythmes de la vie et des temps, etc.

De là l’obligation pour les hommes d’une minorité, quand ils viennent habiter dans un pays européen et qu’ils en prennent la nationalité, de s’y intégrer et d’ accepter la façon de vivre des gens qui y vivent.

Il est difficile de résumer tous les débats et les problèmes concrets qui peuvent se poser ainsi dans la vie de tous les jours. Certaines questions intéressantes, qui se sont posées en Suisse, sont traitées dans ce livre.

Au-delà de certaines pages assez techniques et juridiques, le livre nous donne certainement les pistes importantes pour le vivre-ensemble aujourd’hui en Europe où l’islam est un fait social, culturel et politique indéniable.

Les auteurs, par leurs propos mesurés, nous tracent également les conditions d’une intégration réussie des musulmans, tâche décisive pour l’avenir de tous les pays d’Europe.

Hugo Mertens.