Pourquoi le djihadisme est là pour longtemps en Europe
Farhad Khosrokhavar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Le djihadisme européen n’est pas mort avec la mort de Daech en tant qu’État et avec sa mutation en nébuleuse djihadiste, plus ou moins sur le modèle d’Al-Qaeda. Toute une génération s’est laissée bercer par l’illusion de construire un califat musulman en guerre contre un monde impie et ce rêve risque de perdurer une ou deux décennies encore après la disparition de l’État qui l’a promu.
Car Daech n’aurait pas pu instiller ce rêve si les conditions sociales et anthropologiques n’étaient réunies en Europe qui lui donnent sens.
En ce sens, l’attentat de Carcassonne et de Trèbes, le 23 mars 2018, révèle la permanence de la question djihadiste en France et plus généralement en Europe, en dépit de la disparition de l’État islamique en Syrie et en Irak.
La diversité du profil des djihadistes européens
Radouane Lakdim, 25 ans révolus, d’origine marocaine et de nationalité française, a tué 4 personnes et en a blessé une quinzaine. Son acte a ravivé les questions sur le profil des djihadistes, leur radicalisation et les raisons de l’imprévisibilité de leurs actes.
En Europe, il n’existe pas un seul profil, mais plusieurs, lesquels varient selon les catégories retenues. On en distingue ainsi :
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au moins deux selon les classes sociales : jeune de banlieues versus jeune de classes moyennes ;
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trois selon l’extraction urbaine : les banlieues, les quartiers pauvres dans les villes, les quartiers des classes moyennes ;
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trois selon les critères psychiques : profil « normal », « dépressif » ou enfin, plus ou moins psychotique ;
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au moins trois selon la dimension des groupes : le « loup solitaire », le membre d’un petit groupe de deux ou trois individus, celui d’un groupe allant jusqu’à une vingtaine (comme celui de Cannes-Torcy) ;
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trois selon la hiérarchie au sein du groupe : le groupe lâche comme celui des trois femmes qui ont tenté de faire exploser une voiture devant l’Église Notre-Dame de Paris en septembre 2016 ; le groupe moyennement organisé comme la cellule Cannes-Torcy (déjà mentionné), le groupe organisé comme celui du 13 novembre 2015 ;
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deux, enfin, selon la manière dont les victimes sont ciblées : un groupe déterminé (les policiers, les gendarmes, les militaires, les juifs, les musulmans en uniforme) – tel Mohamed Merah à Toulouse et Montauban (militaires musulmans et juifs) ou Mehdi Nemmouche à Bruxelles (les juifs)…) – ; ou les premiers qui tombent sous la main de l’assaillant (attentats du 13 novembre 2015).
Les caractéristiques dominantes
Cependant, le profil dominant de l’individu djihadiste en Europe est le suivant : un jeune âgé entre 18 et 30 ans, d’origine immigrée, ayant été socialisé dans des quartiers pauvres, enclavés, avec des taux de déscolarisation élevés et de délinquance beaucoup plus élevés par rapport aux autres quartiers (en France, les banlieues, en Angleterre les poor districts).
Il peut être un primo-arrivant : sur les attentats que les forces de l’ordre n’ont pas pu prévenir en Allemagne depuis 2000 par cinq individus au total, un seul était de la 2e génération, les quatre autres étant des primo-arrivants.
D’autres sont issus de la première génération, comme en Espagne comme lors des attentats commis à Madrid en mars 2004. D’autres, encore, appartiennent à la deuxième génération : en France, sur les 23 attentats commis depuis 2000 par un total de 37 individus, 28 étaient de la deuxième génération, deux de la première, trois des étrangers, quatre des convertis. En Belgique, sur les attentats que les forces de l’ordre n’ont pas pu prévenir durant la même période par sept individus, trois étaient de la première génération et quatre de la deuxième génération.
Enfin, il s’agit souvent d’un délinquant, se sentant stigmatisé, ayant passé quelque temps en prison, sans travail fixe et pris dans l’étau d’une double identité négative : ni Français ni Marocain, ni Anglais ni Pakistanais, ni Belge ni Marocain…
Une subjectivité braquée contre la société, en quête de revanche
L’islamisme radical permet la sortie de cette double négativité et l’accès à une positivité qui inverse le vecteur de l’indignité éprouvée :
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jusqu’à présent vous m’avez condamné (à la prison), maintenant je vous condamne (à mort) ;
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jusqu’à présent vous me méprisiez, à présent je vous méprise par la menace de la mort et comme vous me craignez, vous ne pouvez plus me mépriser ;
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je ne crains pas la mort alors que vous en avez peur, donc je vous suis supérieur, à l’inverse du passé où j’étais inférieur en tant que délinquant insignifiant ;
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jusqu’à présent j’étais moins que rien, à présent je deviens, l’histoire de quelques semaines, une sommité nationale, voire mondiale, ma photo orne les médias, je suis sur tous les écrans de télé, tout le monde fouille dans ma vie à l’instar des stars. Bref, je deviens un « héro négatif » mondialisé : plus vous me détestez, plus je suis connu et plus je me sens réconforté dans ma légitimité par le rejet dont je fais l’objet de la part des « mécréants » qui iront en enfer alors que je vais tout droit au paradis.
Une vie délinquante, sans identité valorisée, marquée par le rejet de soi (indignité intériorisée) et des autres (qu’on incrimine d’être à l’origine de cette indignité) trouve ainsi son dénouement dans l’islamisme radical dans cette catégorie de djihadiste (cela ne se vérifie pas dans la majorité des cas des djihadistes de couches moyennes).
Le passage à l’acte : mourir en beauté tout en massacrant les « mécréants »
Le passage à l’acte peut être fulgurant, tout comme le suicide d’un individu désemparé pour qui un événement peut accélérer la marche vers la mort. Même dans ce dernier cas, il existe souvent des préparatifs : testament, volonté de faire connaître les motifs de son acte…
Dans le cas du djihadisme d’un individu, il s’agit non seulement de vouloir mourir, mais à la différence du suicide désespéré d’un individu désemparé, il en va aussi de la volonté de « mourir en beauté ». Autrement dit, il s’agit de mettre fin à sa vie tout en entraînant dans la mort le maximum de gens et surtout, par un narcissisme exacerbé, de faire connaître au monde entier son acte destructeur en mettant en scène la mise à mort de soi et le meurtre des autres.
Ce type de « sui-hétéro-cide » (hétérocide puisqu’on tue en même temps d’autres gens) est marqué par la haine de soi et de l’autre, par la volonté de découvrir le sens de la vie dans la mort et la glorification de cette mort en tant que « héros négatif », mu par le sentiment intense d’« inappartenance » à la société et le désir de se venger d’elle.
Le rôle paradoxal des médias dans le « culte » du héros négatif
Plus on couvrira l’acte terroriste de ce type d’individu, plus il sera fier de s’être vu « célébrer » en tant que héros négatif qui se glorifie d’être rejeté par la société. Et plus il sera susceptible de devenir un modèle que d’autres individus portant la haine de la société risqueront d’imiter.
Notamment ceux qui sont en quête de sens dans une vie qui en est dépourvu et qui les voue à l’inutilité sociale, nourrissant le sentiment d’être de trop et surtout sacralisant par l’islamisme radical cette haine de la société à qui ils en veulent d’être dans l’état où ils sont. La mort de soi et des autres les rehaussent au-dessus de la mêlée et leur assurent une renommée de star mondialisée à titre posthume.
L’islamisme radical leur donne aussi le sentiment de s’assurer une vie de martyr et d’accéder au paradis après leur « sacrifice » qui les lavera de tous leurs péchés ici-bas et leur garantira une éternité de bonheur dans le déchaînement d’une sexualité pléthorique, enfin licite auprès de Dieu. Une vie ratée dans ce monde trouve enfin l’occasion de s’épanouir dans l’Au-delà par le truchement de la violence, ce contre-pied des valeurs dominantes dans des sociétés qui se veulent promotrice de la paix et du dialogue entre les citoyens.
L’urbain djihadogène et le sentiment d’« inappartenance »
Ce type d’attitude s’inscrit dans un cadre urbain et social. Le milieu urbain (« les banlieues » en France, les « poor districts » en Angleterre) est le théâtre où émerge ce sentiment.
De même, l’origine communautaire des individus a son importance : les Turcs européens sont proportionnellement peu présents dans le djihadisme en Europe alors que les jeunes d’origine marocaine, en grande partie originaires du Rif, sont en nombre beaucoup plus élevé durant les dernières années, même par rapport à ceux d’origine algérienne qui ont pourtant un contentieux beaucoup plus profond avec la France que ceux de provenance marocaine.
Autre trait (dont nous ignorons, à ce stade, s’il s’applique à Radouane Lakdim), la famille décapitée et en crise (souvent monoparentale), avec le passage des enfants dans des foyers et la présence massive de la violence en son sein, notamment entre frères et sœurs. C’est le cas de la famille Merah, qui en est un exemple patent, mais aussi celui de Mehdi Nemmouche, qui a passé une partie de son enfance dans des foyers.
La conjonction d’une crise familiale, sociale (l’exclusion ou la fragilité économique extrême), urbaine (la vie dans des quartiers enclavés, de mauvaise réputation comme celui d’Ozanam, à Carcassonne, où a vécu Radouane Lakdim), d’une vie délinquante et d’un sentiment de mépris social et d’un imaginaire obsidional (« On m’en veut d’être un descendant des immigrés, toutes les portes sont fermées, je suis dans un monde néo-colonial… ») poussent ainsi à la violence envers la société sans le moindre sentiment de remords. Surtout lorsque le passage au religieux justifie cette violence comme un acte pie.
Dès lors disparaissent les interdits sociaux intériorisés comme le meurtre, surtout des enfants et des femmes, et se trouve légitimée l’exhortation au meurtre par la volonté de punir le corps social dans sa totalité pour glorifier une version de l’islam qui est aux antipodes du vécu de l’écrasante majorité des adeptes d’Allah.
Dans cette radicalisation, « l’urbain djihadogène » (en France, il s’agit surtout des banlieues ou des quartiers pauvres jouxtant la ville, comme à Neuhof à Strasbourg) joue un rôle clé dans la mesure où c’est en son sein que le jeune fait l’apprentissage de « inappartenance » à la société et acquiert la certitude que celle-ci lui en veut à mort et qu’il ne sera jamais un citoyen à part entière comme les autres.
Dans ce milieu urbain s’enracine une haine durable de la société, mais aussi de soi et même lorsque l’individu quitte cet environnement, il a laissé des traces souvent indélébiles sur sa psyché et l’entraîne à haïr la société.
Le modèle des classes moyennes
Restent les jeunes des classes moyennes qui n’ont pas de haine particulière contre la société et dont un nombre significatif (peut-être entre le quart et le tiers des départs vers la Syrie) a rejoint les rangs de l’État islamique entre 2013 et 2015.
Minoritaire, ce type d’individu radicalisé inclut des convertis, mais va au-delà des frontières du genre. On compte ainsi 10 % de femmes dans les départs vers la Syrie de 2013 à 2015, dont bon nombre sont issues de classes moyennes. L’âge et le profil varient aussi, puisqu’on trouve des adolescent·e·s et des post-adolescent·e·s (entre 10 et 20, selon les pays européens), des individus instables ou ayant un problème mental…
Les individus issus des couches moyennes sont surtout en quête d’exotisme, de romantisme, de changement de décor, mais aussi, sont mus par l’humanitarisme. Ils peuvent ainsi passer de ce dernier au djihadisme, comme l’avaient fait avant eux certains membres du gang de Roubaix dans les années 1995-96.
Lutter contre les « dystopies », inventer de nouvelles utopies
L’islamisme radical est donc devenu le lieu de cristallisation de « l’aspiration à en découdre » avec la société chez une partie des jeunes d’origine populaire et immigrée ainsi que ceux d’une partie des classes moyennes, angoissés au sujet de leur avenir. Tout cela se passe dans des sociétés où même les couches moyennes craignent la prolétarisation et le déclassement social et où aucun idéal, aucune utopie ne vient cimenter le vivre-ensemble dans le sens d’une vocation noble projetée dans le futur.
Les idéologies d’extrême gauche battent de l’aile et celles de l’extrême droite violente sont les seules à faire concurrence à l’islamisme radical (telles les attaques d’Anders Breivik, le 22 juillet 2011, près d’Oslo qui ont fait 77 morts et de très nombreux blessés).
La lutte contre la « dystopie » (utopie régressive et répressive prônant la violence au nom d’un paradis à bâtir) de l’islamisme radical ainsi que de l’extrême droite haineuse doit s’inscrire dans un projet de longue haleine. Il s’agirait de faire partager des utopies nobles dans des sociétés moins injustes et moins inégalitaires. Les jeunes des couches moyennes et des classes défavorisées y trouveraient l’occasion de s’accomplir au nom d’une humanité conjuguée au futur, marquée par la confraternité et le respect de soi et de l’autre, et par l’exclusion de la violence au nom d’une conflictualité assumée et des divergences soumises au débat et à la discussion.
Les utopies des droits humains, de l’écologie, du féminisme et de la justice sociale pourraient être mises à contribution sous une forme renouvelée afin d’entraîner l’adhésion de ces nouvelles générations.
En définitive, le djihadisme révèle, certes, la crise des sociétés musulmanes mais aussi, sous une autre forme, celle des sociétés européennes où le vivre-ensemble est en quête d’un nouvel horizon d’espérance.
L’auteur vient de publier « Le nouveau Jihad en Occident », Robert Laffont (mars 2018).
Farhad Khosrokhavar, Directeur de l’Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l’homme., École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.