Engagement politique et social :
les femmes musulmanes déjouent les clichés
« Contre l’islamophobie et contre la guerre » lut-on sur la pancarte de cette jeune femme au Royaume-Uni,
lors d’une manifestation en 2017.
Pxhere, CC BY-SA
Danièle Joly, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) and Khursheed Wadia, University of Warwick
Le 27 mars, des milliers de femmes à travers le monde ont célébré, notamment via les réseaux sociaux, le #MuslimWomensDay. Ce jour a été institué en 2017 et veut rappeler au monde entier que les femmes musulmanes, voilées ou non, pratiquantes ou non, ont leur mot à dire dans l’espace public.
Regardons ce qu’il se passe de chaque côté de la Manche. Le Royaume-Uni et la France comptent environ 7 millions de personnes originaires de pays à majorité musulmane.
Presque la moitié d’entre elles sont des femmes dont la plupart trouvent leurs racines dans les anciennes colonies de ces pays. Des primo arrivantes plus récentes proviennent d’autres pays du monde islamique – ces femmes originaires de pays à majorité musulmane, croyantes et non-croyantes, sont appelées ici « femmes de culture musulmane » ou simplement « femmes musulmanes » dans le reste de l’article.
Les résultats de nos recherches démentent les idées préconçues sur les femmes de culture musulmane et démontrent que celles-ci aspirent à s’engager activement dans la vie publique.
En effet, notre livre sur la participation civique et politique de ces femmes en France et en Grande-Bretagne s’inscrit en faux contre les préjugés dominants sur la passivité des femmes de culture musulmane et leur manque d’intérêt pour la vie civique et politique. De plus, les femmes que nous avons étudiées ont déployé des stratégies innovantes et des modes de participation diversifiés pour surmonter les nombreux obstacles qui entravent leur autonomisation, dans un environnement chargé de contraintes émanant de leurs propres communautés et de la société environnante.
Remise en question du cadre patriarcal
Les femmes interviewées dans notre étude ont évalué les obstacles et les facteurs favorables qu’elles ont rencontrés dans le contexte de leur communauté d’origine, du groupe religieux et de la société environnante.
Tout d’abord, la collectivité d’origine dans laquelle leur première socialisation a eu lieu a été décrite comme une source ambivalente, porteuse tout à la fois de restrictions et de soutien : dans une nouvelle société d’installation souvent hostile, la famille et la communauté offrent aux femmes un environnement protecteur et familier, mais limite aussi leur capacité d’action.
Tout ne souhaitant pas la rupture avec leur famille, ces femmes remettent en question le cadre patriarcal dominé par les chefs de famille et les leaders communautaires, un contrôle particulièrement prégnant en Grande-Bretagne où les réseaux communautaires sont plus denses et plus institutionnalisés.
Par ailleurs, les femmes croyantes s’opposent à un islam dont bon nombre d’entre elles jugent qu’il est interprété par les hommes pour les hommes, qu’il renforce des pratiques traditionnelles ou encore qu’il est mis en œuvre par les branches de l’islam politique, très normatif.
C’est aussi cependant au nom de l’islam – auquel adhèrent leurs parents traditionnels – que les femmes croyantes remettent en question les pratiques coutumières sur l’éducation, le mariage ou encore la participation dans la sphère publique.
L’islam devient ainsi un vecteur d’intégration car il permet de ne pas rompre avec la famille tout en participant à la société.
Femmes : enjeux et otages à la fois
L’hostilité et les préjugés contre les musulmans ont particulièrement touché la Grande-Bretagne et la France, exacerbés par l’émergence d’un terrorisme se réclamant de l’islam sur le plan national comme international ces dernières années. Par conséquent, les femmes qui étaient identifiées auparavant comme « Arabes » en France et « Pakistanaises » ou « Bangladaises » en Grande-Bretagne se sont transformées en « musulmanes » dans le discours public et politique.
Les femmes de culture musulmane sont ainsi devenues les enjeux et les otages de tensions sociétales dans les deux pays.
L’islam radical a d’ailleurs été présenté comme l’ennemi public numéro un, décrit en août 2005 par Tony Blair, alors premier ministre, comme ayant « les mêmes caractéristiques que le communisme révolutionnaire ».
Deux thèmes majeurs ont cristallisé les débats : la sécurité antiterroriste en Grande-Bretagne et l’identité nationale en France. L’appareil législatif et culturel lié à la guerre contre le terrorisme en Grande-Bretagne a notamment trouvé son équivalent français dans l’offensive contre le vêtement islamique. Toute la puissance de l’État étant déployée dans les deux cas.
Le vêtement, symptomatique de l’exclusion
En France, plusieurs lois et circulaires ciblent le code vestimentaire musulman des femmes au nom de la laïcité, l’affaire dite du « burkini » portée dans l’espace international reflétant aussi l’instrumentalisation politique de ce code vestimentaire que soulignent plusieurs femmes interviewées..
Par conséquent, les femmes originaires de pays à majorité musulmane subissent de multiples désavantages, fondés sur l’origine et la religion et plus généralement sur des critères de genre, mais aussi en raison des stéréotypes spécifiques auxquels elles sont sujettes, les femmes musulmanes étant souvent considérées comme passives, soumises et confinées au foyer. Par ailleurs, la majorité de ces femmes souffrent d’un désavantage social relatif à leur niveau d’éducation, leur taux de chômage et leur degré de pauvreté.
De plus, la visibilité attachée à un code vestimentaire comme le foulard transforme les femmes en une cible potentielle d’hostilité et de discrimination spécifique à leur genre. En France, tout particulièrement, elles sont en conséquence de plus en plus exclues de larges secteurs de l’emploi : 30 % des emplois qui sont ceux du secteur public et bien d’autres encore dans le secteur privé par le truchement de règlements d’entreprises de plus en plus nombreux exigeant la neutralité religieuse. On pense ainsi à l’entreprise Paprec (4000 employés) qui a adopté en 2014 une Charte de la laïcité interdisant le port du voile. Ces obstacles entravent aussi leur participation civique et politique.
En France notamment, les femmes portant un foulard sont exclues de l’engagement dans tout un pan du domaine public tel que les entités institutionnelles ou même des associations (alors que les restrictions légales ne s’appliquent pas à ces dernières) comme l’ a montré la polémique impliquant les Restos du Cœur en 2013 dont plusieurs ont refusé d’accueillir une bénévole voilée.
« Peace, peace, peace »
Néanmoins, la politique étatique a également contribué à projeter les femmes de culture musulmane dans l’espace public.
En Grande-Bretagne, en témoigne par exemple leur participation nombreuse et dynamique dans la campagne contre l’intervention militaire en Irak, « Stop the War », dont la présidente était une jeune femme de culture musulmane, Salma Yaqoob, très vite décrite comme nouvelle figure politique de sa génération, fondatrice du parti Respect et militante sur plusieurs fronts sociaux.
Sous sa direction, le 15 février 2003, la campagne « Stop the War » avait réuni 2 millions de personnes, la plus importante que l’histoire de Londres ait connue.
Comme le rappelle une participante, on y voyait un grand nombre de femmes et d’adolescentes de ces communautés.
« We were chanting “This is what democracy looks like” and also “Peace, Peace, Peace »… To be in this situation and to look around and not see activists or [Trotskyists], but 15-year-old Muslim girls… was amazing. This was not the usual, run-of-the-mill demo ».
En France les femmes se sont mobilisées entre autres contre la loi de 2004 proscrivant le foulard à l’école et contre l’exclusion des accompagnements scolaires ciblant des mères en foulard. Ces dernières, organisées en collectifs pour défendre leur droit, ont obtenu gain de cause en 2015.
Des électrices assidues
Un autre élément nous a frappé durant nos recherches : ces femmes sont particulièrement engagées par l’entremise du vote. Elles sont ainsi, en France comme en Grande-Bretagne, des électrices assidues.
En revanche, elles sont moins susceptibles de participer à la politique formelle ou institutionnelle, à l’instar des femmes en général, d’où leur faible présence dans les partis politiques, au niveau des assemblées élues et de l’exécutif politique, ce qui est plus accentué en France qu’en Grande-Bretagne.
Les femmes de culture musulmane sont par ailleurs en France plus présentes dans la politique de la rue, les grèves, les discussions et les pétitions politiques, alors qu’en Grande-Bretagne, elles sont plus actives dans le volontariat et les œuvres caritatives. En France des associations fondées récemment telles que Lallab revendiquent un engagement à la fois féministe et musulman.
Cette différence correspond aux cultures politiques de ces deux pays – respectivement conflictuelles et consensuelles – et reflète les modes d’action caractéristiques de la société dont les femmes de culture musulmane font partie. Elles ont cependant aussi élaboré un répertoire de stratégies pour poursuivre leur participation dans la vie publique et faire avancer leurs projets d’autonomisation. Nous avons développé une typologie de ces stratégies dans notre recherche.
Six stratégies d’engagement politique
Cet ensemble de stratégies se compose de six types principaux qui se déploient suivant une variété de combinaisons.
La confrontation est utilisée le plus souvent quand les situations sont tellement conflictuelles qu’aucune autre option est possible. Dans la famille cela signifie une rupture définitive ou un divorce ; dans la société, des actions illégales comme porter secours à des familles en situation irrégulière (dans le cadre de Réseau éducation sans frontières par exemple).
Par ailleurs différentes formes de coopération existent notamment lorsque le projet de la femme coïncide avec celui de la famille ou de la société, ce qui est fréquent dans le cadre de la poursuite des études.
D’autres ont recours au compromis. Ainsi une jeune femme d’origine pakistanaise pourra accepter un fiancé proposé par ses parents si ceux-ci en retour tiennent compte de son point de vue sur leur choix. En France certaines femmes accepteront d’enlever leur foulard à l’école pour devenir enseignantes.
Une approche latérale implique en revanche le contournement d’obstacles plutôt qu’une confrontation directe. Par exemple, créer sa propre association plutôt que de s’acharner à gagner un accès aux associations contrôlées par les hommes conservateurs de la communauté ou pour circonvenir l’interdiction de s’engager dans les instituions publiques qui s’applique en France aux femmes portant un foulard.
Enfin une approche de renversement qui passe par la réappropriation des arguments et des outils de l’adversaire contre lui-même ; par exemple certaines femmes invoquent le Coran pour remettre en cause le contrôle de parents musulmans traditionnels. D’autres, comme le collectif des mères, ont fait appel au tribunal administratif pour contrer une circulaire officielle sur l’accompagnement des sorties scolaires.
Engagées au cœur de la proximité pour plus de justice sociale
Par ailleurs, en France comme en Grande-Bretagne, ces femmes se distinguent par leur participation active dans des organisations de quartier.
Ces dernières remplissent des fonctions sociales et éducatives très importantes auprès des populations désavantagées.
Égalité entre les sexes, violence domestique, discriminations, islamophobie, pauvreté, guerres et dictatures sont autant de sujets portés par les croyantes et les non-croyantes que ce soit au niveau local, national, voire international, comme manifester contre l’agression israélienne en Palestine ou envoyer des fonds à des projets éducatifs dans le monde en développement. Celles qui se réclament de l’islam déclarent qu’un devoir religieux les enjoint à défendre la justice sociale et à s’engager pour ces causes.
Leurs actes d’engagement politiques, qu’ils soient associatifs ou civiques sont ainsi à prendre en considération. Ils doivent être valorisés par les autorités afin de développer des politiques qui tiendraient compte du point de vue, des préoccupations et des comportements politiques de ce groupe auquel encore trop souvent, est assignée une identité « passive » et qui reste sous les radars de l’action publique. De plus, il en résulte la perte d’une contribution potentiellement très bénéfique pour l’action sociale.
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Danièle Joly, Sociologue, professeure émérite, Université de Warwick, Fellows 2011-IEA de Paris, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) and Khursheed Wadia, Principal Research Fellow, Centre for the Study of Safety and Well-Being, University of Warwick
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.