Les djihadistes et les révoltes arabes : l’expérience inaboutie d’Ansar al-Sharia (The Conversation)
Hani al Monsouri, porte-parole du groupe Ansar al-Sharia lors d’une conférence de presse à Benghazi (septembre 2012, Libye) .
AFP PHOTO/ABDULLAH DOMA
Dominique Thomas, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Le salafisme djihadiste est présenté un peu partout dans les médias ou chez les politiciens comme l’ennemi à abattre, celui qui arme, au propre comme au figuré des dizaines d’individus prêts à s’engager dans une action violente au nom de l’islam.
Et pourtant, ce courant de pensée et d’action, incarné notamment par le mouvement Ansar Al-Sharia, peu avant la création de Daech (l’État islamique) a échoué dans son projet politique et a fédéré les populations musulmanes autour d’une même idéologie. Pour comprendre la dynamique de ce mouvement, il faut revenir à sa genèse et à son projet inabouti lors des printemps arabes de 2011.
Autopsie d’une révolution manquée
Le salafisme dihadiste qui se définit par un islam politique revendiquant l’usage de la violence afin d’imposer sa propre lecture de l’islam a en effet tenté de s’inviter dans les dynamiques des printemps arabes en portant son projet politique, érigé en mouvement social, qui a pour objectif de se substituer à l’État défaillant ou failli.
Au départ, il cible d’abord la société et moins l’État (ordre moral, défense des valeurs et application de la sharia) ; le djihad, comme combat armé, est laissé pour la défense des populations musulmanes opprimées. Quant à l’État, il est critiqué pour ses choix politiques (élections), pour ses alliances avec l’étranger (l’Occident en particulier) et pour son inaction contre la corruption et les élites de l’État profond qui représentent les anciens régimes.
Systématiquement réprimé avant 2011 par les pouvoirs en place, ce courant s’est développé hors du champ institutionnel, il prit le nom d’Ansar al-Sharia (AS/partisans ou défenseurs de la Charia) dans plusieurs pays arabes (Tunisie, Libye, Égypte, Yémen). Bien qu’animé par des dynamiques nationales, voire locales, il souhaitait aussi démontrer une volonté transnationale de fédérer une opposition populaire aux orientations prises par les nouvelles autorités de ces pays.
Le combat armé est désormais à la fois prêché contre les différentes occupations étrangères, mais aussi contre les régimes des pays musulmans considérés comme dépourvus de légitimité islamique.
Ce courant opère ainsi quatre ruptures idéologiques fondamentales avec le salafisme en général qui sont les suivantes : la transgression du principe d’obéissance aveugle à l’autorité politique en place, la réforme des conditions juridiques en vue de proclamer le djihad comme devoir pour la communauté, la redéfinition de la nature des relations avec le monde non musulman et s’en dissocier le plus possible, et enfin, la légitimité d’exclure de la communauté musulmane les groupes accusés d’apostasie en proclamant la déchéance de leur statut de musulman (principe énoncé du takfîr).
Par ailleurs, au cours de ces dernières années, l’expansion du salafisme djihadiste a largement bénéficié de contextes favorables, dopée par la faillite partielle ou totale des États autoritaires (Libye, Syrie, Yémen), par les crises de gouvernance et de légitimité (en Tunisie, en Égypte ou en Irak), par l’incapacité de ces régimes autoritaires corrompus à s’ouvrir politiquement et par la marginalisation de certaines communautés sunnites (en Irak notamment depuis 2003).
Filiation à Al-Qaïda
Ansar al-Sharia a connu une forme embryonnaire qui a existé à l’époque du Londonistan dans la fin des années 1990 et jusqu’en 2002-03 avec l’expérience du groupe des Supporters of Shariah du prédicateur Abu Hamza al-Masri. Ce dernier contrôlait une des grandes mosquées du nord de Londres et avait lancé une association partisane dont l’objectif était de prendre la défense des musulmans opprimés dans le monde, médiatisant sur la scène londonienne des causes comme la Bosnie, la Tchétchénie ou encore l’Afghanistan.
Sa référence historique, son héritage idéologique, sa filiation restent l’action djihadiste prônée par Al-Qaïda (AQ) mouvement armé formé de combattants, essentiellement des pays arabes, développés à la fin des années 1980 en Afghanistan par le Saoudien Oussama Ben Laden. Ce dernier et les idées véhiculées par AQ ont considérablement influencé Ansar-Al-Sharia qui souhaitait faire évoluer l’organisation en utilisant des termes aux référents plus islamiques, à la fois pour marquer davantage les esprits de la population et couper avec une image caricaturale à connotation violente.
Un contre-modèle djihadiste
Ce projet d’ancrage local, conjugué à une lutte globale contre une communauté d’ennemis désignés, symbolise assez bien les deux volets actuels de la stratégie qaïdiste qui a pris forme sous plusieurs expériences territoriales au Yémen, en Syrie et au Nord-Mali depuis 2011. À l’inverse, après la discorde de 2013 qui voit le jour entre l’État islamique (EI) et le Jabha al-Nusra en Syrie, les partisans d’AS qui décident de rester affiliés aux idées d’AQ vont ériger leur projet en contre-modèle djihadiste à la fois sur les modes de gouvernance employés, sur les alliances contractées et sur la stratégie utilisée.
Plus concrètement, en Tunisie, en Libye ou en Égypte, AS s’est structuré en comités associatifs, essentiellement urbains, qui visaient surtout à répondre aux attentes d’une partie de la jeunesse déçue par l’évolution des révoltes arabes considérées comme ayant été confisquées par une élite d’opposants politiques.
En 2011, ce courant a saisi également une opportunité de concurrencer les autres mouvements présents sur le marché de l’islam politique : en premier lieu les Frères musulmans et les salafistes politiques. Les communiqués diffusés par AS Tunisie entre décembre 2011 et 2012 (par la fondation médiatique al-Qayrawan) révèlent cette tendance.
Le rôle social d’Ansar Al-Sharia
AS a ainsi dès ses débuts choisit de s’inscrire dans une mouvance sociale de prédication, hors du champ politique. Ses activités principales étaient basées sur une panoplie d’actions locales (éducation, santé, aide aux nécessiteux et prêches), prenant en compte les besoins immédiats des populations les plus démunies, issues des quartiers populaires de Tunis, du Caire, d’Alexandrie pour l’Égypte, de Benghazi (Libye) ou de Mukalla (Yémen).
Ces associations se financent essentiellement à travers des dons des militants et bénéficient également de quelques transferts de dons extérieurs en provenance notamment de prédicateurs privés présents dans le Golfe.
Certes, le discours djihadiste global reste présent, mais il se manifeste à travers des réseaux de solidarité et de mobilisation à destination des zones de conflits (la Syrie, la Libye, le Yémen, Palestine…). C’est sans doute cet élément qui permit d’expliquer les premiers départs de volontaires arabes, vers la Syrie, observés dès 2012 au sein des différentes structures présentes en Tunisie, en Libye et en Égypte.
Après 2013, les départs sont nombreux et majoritairement forcés au sein de ces pays arabes, résultat d’un choix de l’exil pour combattre sur un autre théâtre et fuir davantage un cadre répressif (Tunisie) voire ouvertement autoritaire (Égypte).
Si AS se présente essentiellement sous la forme d’une association partisane et non armée, le label a aussi pris la forme de groupe armé quant le contexte particulier de guerre civile qui a suivi la chute des dirigeants le réclamait comme au Yémen ou en Libye.
Par ailleurs, trois types de violence sont assumés au sein des groupes AS : la défense du sacré, la contre-violence en réponse à la répression de l’État et la défense des populations musulmanes opprimées.
Franchises locales
Pour autant, les différentes mouvances d’AS ont été pragmatiques. En dépit d’une matrice transversale et panislamique, elles s’appuient sur des stratégies locales. L’évolution des différents contextes nationaux va ainsi dicter la configuration de ce courant.
Dans certains cas, AS est resté un mouvement de prédication non combattant. En Tunisie, le phénomène fut incarné dès mai 2011 par Ansar al-Sharia Tunisie (AST), animé par un militantisme de terrain qui s’est accompagné d’engagements caritatifs et d’actions « coup de poing » pour la défense du sacré ou plus généralement des valeurs de l’islam. Ainsi le groupe et ses sympathisants participent activement aux manifestations en Tunisie et en Libye suite à la diffusion sur Internet du court-métrage amateur polémique et anti-islam Innocence of Muslims, produit et réalisé par l’égyptien copte Nakoula Basseley Nakoula en septembre 2011.
Mais les dissensions au sujet de l’EI et la répression ont fini par provoquer la fuite des cadres et l’éclatement d’AST en 2014.
En Égypte, plusieurs prédicateurs libérés de prison (comme les sheikhs Ahmad Ashoush, Jalal Abu al-Futtuh, Mohammed Hijazi), ont créé l’association Ansar al-Sharia fin 2011, active dans les villes d’Alexandrie et du Caire, parvenant à mobiliser quelques centaines de militants qui s’organisent en créant des meeting publics dans une Égypte post-Moubarak en effervescence.
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Elle s’est caractérisée par une action de terrain au côté des autres forces révolutionnaires dont l’objectif final était la fin du régime militaire, comme en témoignaient différents communiqués diffusés par sa branche média al-Farouq entre 2011 et 2013 principalement via le forum djihadiste al-Fidaa al-Islamiyya et sur sa page Facebook (pages aujourd’hui cloturées).
Comme en Tunisie, l’expérience tourna court. Après la chute du président Morsi pendant l’été 2013, le groupe subit de plein fouet la répression qui s’est abattue sur les prédicateurs djihadistes et sur l’ensemble des principaux courants de l’islam politique à l’exception des salafistes d’al-Nour qui avaient choisi de suivre la feuille de route imposée par le futur président al-Sissi.
AS abreuvé par la crise yéménite
Dans d’autres cas, AS prit des contours singuliers en s’impliquant dans la gestion de territoires tout en devenant une faction armée locale. Au Yémen, AS est une émanation directe de la branche régionale d’AQ, Al-Qaïda en péninsule arabe (AQPA).
L’organisation djihadiste s’est particulièrement adaptée à la réalité des fragmentations de la société yéménite sur les plans confessionnel, tribal, politique et géographique.
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La prise en compte des crises politiques yéménites dans l’agenda djihadiste reste l’autre élément central qui explique l’implantation locale d’AS Yémen (ASY).
Les djihadistes ont su profiter d’un contexte de malaise social plus important dans les régions du Sud, générateur de contestation à l’égard des autorités de Sanaa.
Grâce à une politique d’adaptation, le tandem AQPA – ASY a pu mettre en place deux expériences de gouvernance territoriales, l’une limitée à la région de l’Abyan (2011-12) et la seconde plus aboutie en 2015-16 qui lui a permis de co-administrer Mukalla, 3e ville du pays et principal port yéménite sur le golfe d’Aden.
Si l’expérience prit fin avec la reprise des territoires par les forces de la coalition des pays arabes du Golfe en 2016, elle n’en reste pas moins marquante dans l’imaginaire des djihadistes locaux. Aujourd’hui ASY est redevenu une milice armée présente sur plusieurs fronts du Yémen, à la fois contre les rebelles houthistes du Nord, mais également contre les milices tribales du Sud, soutenues par les Émirats arabes unis.
Milice révolutionnaire armée
Enfin, AS a pu aussi se présenter comme une milice révolutionnaire armée. L’expérience libyenne dans les villes de Benghazi et Derna a parfaitement illustré cet épisode. Apparu en 2012 en Cyrénaïque (à Benghazi et Derna), en utilisant quasiment les mêmes méthodes que celles observées en Tunisie (action sociale, association caritative), AS Libye (ASL) avait la particularité de reposer aussi sur une structure armée dont la présence, caractéristique du paysage libyen, fut un élément déterminant. ASL fut constitué d’anciens opposants libérés ayant participé aux combats de 2011 et d’une génération d’anciens djihadistes vétérans des fronts afghan (90) et irakien (2003). Comme au Yémen, les fragmentations libyennes vont fortement impacter l’évolution de l’organisation et finir par provoquer sa dislocation.
Tout d’abord, la proclamation du Califat par l’EI en juin 2014 au Levant entraîna des allégeances et des dissidences au sein d’ASL (septembre 2014) dans les villes de Derna, Ajdabiyya et Syrte. La dynamique victorieuse de l’EI en Syrie et en Irak à cette époque a permis à ce groupe de devenir plus attractif, bénéficiant en Libye se soutiens et de fonds importants en provenance du Levant.
Ensuite, l’offensive de novembre 2013, déclenchée par les milices du camp du maréchal Haftar en Cyrénaïque, amenèrent ASL à intégrer des coalitions islamo-djihadistes qui, en réaction, se sont constituées en 2014 à Benghazi, Derna et Ajdabiyya. Dissidences et conflit armé ont ainsi conduit à l’affaiblissement progressif d’ASL, jusqu’à la dissolution du mouvement à Benghazi, annoncée officiellement en mai 2017.
Seul aujourd’hui la composante de Derna est parvenue à maintenir son influence au sein de la gestion municipale de la ville de Derna, toujours opposée aux velléités hégémoniques du camp Haftar.
Guerre fratricide et échec
Évolution de la matrice salafiste djihadiste, pensée en partie pour s’impliquer dans la vague de contestations qui secoua le monde arabe en 2011, AS est certes parvenu à s’insérer dans le champ djihadiste, suivant la stratégie de l’ancrage local prôné par AQ.
Il a toutefois échoué dans sa quête d’en devenir un acteur prédominant pour deux raisons. Cet échec est avant tout dû aux effets de la lutte d’influence et fratricide à laquelle les mouvements AQ et l’EI se sont livrés. Tout en portant un message plus radical porté sur le djihad et sur l’exclusion systématique de toute forme de concurrence, l’EI s’est montré plus attractif en bénéficiant des dynamiques syro-irakiennes et en plaçant le Califat (exerçant un pouvoir sur l’imaginaire de certaines populations) au centre de son projet. La seconde raison tient aux conséquences du retour en 2013 des répressions et autoritarismes qui ont suivi la plupart des révoltes arabes, en particulier en Tunisie, en Égypte et en Libye où AS était puissant. Seul finalement le Yémen est restée une terre expérimentale du fait de la persistance d’un conflit intérieur qui permet à AS d’y poursuivre son activité.
Cet article est publié dans le cadre des activités de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH), dont The Conversation France est partenaire.
Dominique Thomas, Chercheur, spécialiste des mouvements islamistes, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
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