Les persécutions antichrétiennes en Afrique,
un sujet sensible (The Conversation)
L’Afrique suscite bien des fantasmes lorsqu’on parle de ses tensions interreligieuses, qu’il s’agisse d’évoquer la « multiplication » des persécutions antichrétiennes ou la « prolifération » des menaces djihadistes au Sahel. Un récent article du Monde, daté du 16 janvier, en témoigne à sa manière.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Institut de recherche pour le développement (IRD)
À l’en croire, 97 % des chrétiens tués en 2018 l’auraient été sur le continent africain. L’article a visiblement tant frappé les lecteurs qu’il a été le quatrième plus partagé de la journée sur le site Internet du journal. Cependant, ses conclusions qui se fondent sur un index mondial [voir: Index mondial de la persécution des chrétiens 2019, ndlr] de persécution des chrétiens dont la réalisation n’est pas scientifique et dont les résultats posent de nombreuses questions méthodologiques sur la façon d’estimer l’ampleur des tensions interreligieuses en Afrique sont contestables.
Un index qui pose problème
Publié par Open Doors, une ONG protestante, ledit index n’en est pas à une contradiction près. Ainsi, le Nigeria y apparaît comme le pays où l’on tuerait le plus grand nombre de chrétiens. En revanche, il ne figure pas dans le classement des sept pays « capitaux » où, selon Open Doors, on persécuterait le plus les chrétiens, à savoir, par ordre décroissant d’importance : la Corée du Nord, l’Afghanistan, la Somalie, la Libye, le Pakistan, le Soudan et l’Érythrée. Doit-on en déduire qu’il existerait des formes de persécution encore plus terribles que la mise à mort ? Ou bien qu’il vaudrait mieux être tué au Nigeria qu’interdit de messe en Corée du Nord ?
Derrière la précision des chiffres, la démonstration manque également d’exactitude. D’après Open Doors, 4 305 chrétiens auraient été tués dans le monde pour des raisons liées à leur croyance en 2018. Mais est-ce que « 97 % » d’entre eux l’ont vraiment été en Afrique ? Ou bien, pour reprendre d’autres chiffres cités de façon contradictoire par l’article du Monde, « près de neuf dixièmes », c’est-à-dire moins de 90 % ? On ne le sait guère. De fait, les calculs d’Open Doors laissent la « porte ouverte » à de nombreuses interprétations et révèlent bien des incohérences.
Concernant l’Afrique, en particulier, l’ONG classe le Nigeria, pays le plus peuplé du continent, en tête de liste des pays les plus touchés par des violences contre des chrétiens, avec 3 731 morts recensés en 2018, contre 146 en Centrafrique, 50 en Somalie, 43 au Congo, 42 au Mozambique, 31 en Éthiopie et 30 au Soudan du Sud.
Pour autant, il n’est pas évident que tous ces gens aient été tués pour des raisons liées à leur confession. En 2017, déjà, des discussions entamées avec les rédacteurs des rapports d’Open Doors avaient révélé toutes les limites de leurs interprétations des statistiques tirées d’une base de données, NigeriaWatch, qui comptabilise les morts de la violence grâce à la vigilance quotidienne de chercheurs de l’université d’Ibadan).
Une méthodologie qui pose question
La méthodologie employée par l’ONG à propos du Nigeria s’est avérée pour le moins surprenante. Dans le nord à dominante musulmane du pays, Open Doors a en l’occurrence appliqué un taux uniforme de 30 % de chrétiens, proportion qui mériterait d’être étudiée de plus près puisqu’il n’existe plus de données publiques et officielles sur les allégeances confessionnelles de la population depuis le recensement de 1953, le dernier opéré par le colonisateur britannique.
En extrapolant, l’ONG protestante a alors estimé que 30 % des personnes tuées dans les douze États du nord de la Fédération nigériane étaient chrétiennes. Mieux encore, elle a considéré qu’une bonne partie de ces victimes étaient mortes en raison de leur croyance, alors même qu’elles avaient tout aussi bien pu succomber à des attaques liées à la criminalité de droit commun : à cause de leur portefeuille, donc, et non de leur croix.
Soyons clairs. L’Amérique latine, qui est majoritairement chrétienne, connaît des records mondiaux de taux d’homicides. On y tue ainsi beaucoup de chrétiens, mais pas pour des raisons liées à leur croyance. Le titre de l’article du Monde est d’ailleurs trompeur : ce ne sont pas 97 % des chrétiens tués en 2018 qui l’ont été sur le continent africain, mais 97 % de ceux qui auraient été tués en raison de leur croyance.
Le Nigéria au-delà des clichés
Indéniablement, il existe des discriminations et des persécutions antichrétiennes dans le nord du Nigeria. À l’occasion, il arrive aussi que des chrétiens soient tués en raison de leur confession, notamment lors d’attaques menées contre des églises par la secte djihadiste Boko Haram, par des gangs de criminels ou, très rarement, par des églises rivales. Mais il importe de ne pas exagérer l’ampleur de ces violences.
Avec bientôt 200 millions d’habitants, le Nigeria échappe en grande partie aux représentations stéréotypées du choc des civilisations. Dans l’immense majorité des cas, chrétiens et musulmans y coexistent pacifiquement – ce qui n’empêche nullement des tensions économiques dues, entre autres, aux différentiels de développement entre le nord et le sud du pays.
L’auteur vient de publier « Déconstruire la guerre », éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD)
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