Un monde sans priants, sans artistes et
sans amants serait invivable | The Conversation
Dans un petit livre important (La foi chrétienne, hier et aujourd’hui), Joseph Ratzinger retrace avec virtuosité l’histoire de la rationalité. Car – et cet énoncé surprend souvent dans notre contexte où la raison se ramène au calcul – il y a bien une histoire de la rationalité. Après le long moment de la métaphysique inauguré avec la philosophie grecque, deux tournants récents et décisifs sont indiqués par Joseph Ratzinger, auxquels on peut ajouter un troisième.
David Sébastien Sendrez, Collège des Bernardins
Trois tournants récents dans l’histoire de la rationalité
Le premier est l’abandon de la question concernant le sens profond des choses (car celui-ci nous serait inaccessible) au profit de l’historicisme (car l’histoire est le domaine de l’agir humain, et l’homme ne connaît que ce qu’il fait lui-même). Puis vient le tournant techniciste, lié, bien sûr, aux progrès scientifiques, mais aussi à l’installation de la pensée dans le primat du faire (tendance permanente de la raison, comme le signalait Bergson). Préséance est alors donnée aux évaluations mesurables (efficacité, rentabilité). Pour Joseph Ratzinger, c’est le passage du factum historique au faciendum technicien.
Il me semble que l’on peut discerner un troisième tournant inscrit dans l’évolution du précédent. Pour Joseph Ratzinger, le passage du factum au faciendum est celui de l’orientation vers le passé à celle vers l’avenir. Or, cela aboutit à l’instauration d’une sorte de mythologie futuriste dont le but espéré est une humanité reconstruite et configurée par nos soins. Dans les deux premiers tournants, on réduit le champ de la raison au quantifiable et le point d’aboutissement est un arrêt de l’histoire comme source de nouveauté imprévisible, comme lieu d’un avènement transcendant, tout étant, à terme, appelé à se plier à la raison prédictive, aux mécanismes de la production et de l’économie (ultra-libéralisme ou marxisme) et à l’ingénierie, que celle-ci relève de l’industrie ou de l’administration (technocratie). Dans le troisième, on restitue à la raison contemporaine l’orientation vers une sorte de transcendance, mais dominée par le mesurable (transhumanisme).
Les richesses de la raison
Cette histoire brièvement exposée montre en creux des richesses de la raison que la raison dominante aujourd’hui néglige et délaisse. La protestation peut ici se faire slogan : l’homme ne vit pas seulement dans le domaine du quantifiable. Il ne vit même pas seulement dans le domaine du dicible. Vouloir ramener l’homme à la mesure, fût-ce à la mesure du discours logico-déductif, étouffe l’humain. Cette protestation n’est pas elle-même d’abord de l’ordre du dire ou du raisonnement mais elle s’exprime, tout simplement, et son expression rassemble des destins, des individualités, des desseins très différents et pourtant liés. Un monde sans priants, sans artistes et sans amants serait invivable. Mais prier, créer et aimer, est-ce encore se situer dans le domaine rationnel ? À cette question il faut répondre que la prière, la création et l’amour élargissent le champ de la raison et restituent à celle-ci son ampleur humaine (sans laquelle la raison sombre dans la seule intelligence, artificielle ou non).
Le mot grec logos et le mot latin ratio nous mettent sur la voie de ce dont il s’agit. Le mot logos (verbe) renvoie à la parole en tant qu’elle est porteuse d’un sens (elle est donc structurée grammaticalement) et en tant qu’elle donne sens (elle est donc structurante, autrement dit, elle communique une vision du monde). Le mot ratio ne renvoie pas seulement au calcul statique mais aussi aux proportions, à l’harmonie observée, aux rapports entre les formes, à l’analogie. Ainsi, comprendre logiquement et rationnellement, ce n’est pas seulement calculer mais c’est aussi savoir voir une harmonie, saisir des proportions, s’inscrire dans une structure, déployer une vision, parler en visant plus loin que ce que l’on peut dire. Les priants, les artistes et les amants renouvellent le langage en l’approchant de l’indicible.
Leur « langage » demeure néanmoins un langage, c’est-à-dire une transmission, selon les voies du logos et de la ratio. Nous avons besoin de ce renouvellement, sous peine de nous enfermer dans un monde étouffant. La raison n’est elle-même que si elle est tendue – délibérément ou non, peu importe ici – par un dynamisme qui fait brèche, qui ouvre notre expérience et notre compréhension. Le besoin qui vient d’être énoncé concerne les théologiens. Il leur arrive d’étouffer la flamme vive sous la cendre. Le caractère souvent prescriptif de leur discours et la virtuosité spéculative de leurs concepts leur font parfois oublier ce qu’ils visent et qui est indicible.
L’exposition « Trace et témoignage », Vincent Fournier, au Collège des Bernardins, du 18 janvier au 2 mars 2019. Colloque « L’artiste, entre la trace et le témoignage »](https://www.collegedesbernardins.fr/content/lartiste-entre-la-trace-et-le-temoignage) au Collège des Bernardins, le 9 février.
David Sébastien Sendrez, Théologien, Enseignant à l’École cathédrale, co-directeur du groupe de recherche « Beauté et vérité » de la Faculté Notre Dame, Collège des Bernardins
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