Existe-t-il un islam européen? | The Conversation
Plusieurs scientifiques, notamment dans les sciences sociales, ont tenté de savoir s’il est possible de parler d’un islam typiquement européen. Le politologue allemand Bassam Tibi, par exemple, a inventé la notion d’« euro-islam » déjà en 1995 dans l’ouvrage édité Islams d’Europe : intégration ou insertion communautaire ?, notion qui est encore aujourd’hui très débattue.
Anaïd Lindemann, Université de Lausanne
Selon Bassam Tibi, les musulman·e·s d’Europe devraient créer une nouvelle forme d’islam qui adopte les valeurs politiques et sociales de l’Occident.
Cependant, de nombreux chercheurs et cherche uses mettent en garde contre cette perception qui sous-entend que l’Islam serait de facto incompatible avec des valeurs dites « occidentales ». Mais qui sont les musulman·e·s en Europe et que pouvons-nous dire de leur rapport à la religion ?
Quelques faits et chiffres
Selon une étude publiée en 2017 par le Pew Research Center, les personnes s’identifiant comme musulmanes représentent près de 5 % de la population européenne résidente (définie dans l’étude comme vivant dans l’un des 28 pays de l’Union européenne ainsi que la Suisse et la Norvège).
Les proportions au niveau national varient de presque 0 % pour la plupart des pays d’ex-URSS (Lituanie, Pologne, République tchèque, etc.) à plus de 8 % pour la France ou la Suède.
Cependant, il est nécessaire de prendre ces chiffres avec prudence, car la possibilité de récolter des données sur l’appartenance religieuse varie d’un pays à l’autre. En France, par exemple, une loi datant de 1978 limite la collecte d’informations liées à la religion dans les enquêtes nationales.
Cette population est principalement issue de l’immigration mais aujourd’hui, en raison des deuxièmes et troisièmes générations, on ne peut plus parler uniquement de migrant·e·s puisqu’une grande partie de la population musulmane en Europe y est née et détient la nationalité du pays de résidence.
La présence musulmane en Europe est donc récente mais suffisamment implantée pour qu’elle en fasse désormais partie intégrante. Peut-on donc parler d’un islam spécifiquement européen ? En réalité, les réponses à cette question peuvent être apportées à différents niveaux.
Une population très hétérogène
Tout d’abord, les scientifiques ayant étudié la population musulmane en Europe sont unanimes sur un point : elle est extrêmement hétérogène et ne saurait être réduite à une seule communauté.
Entre 2010 et 2016, les 10 origines les plus représentées au sein de la population musulmane migrante en Europe comportent des pays de l’Afrique du Nord (Maroc), de l’Asie de l’Ouest (Syrie, Iran), du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh, Sri Lanka) et de l’Est (Chine), ainsi que de l’Afrique de l’Ouest (Nigeria) et d’Amérique (États-Unis). Pour ce qui est de la population de deuxième ou troisième génération (née dans le pays d’accueil des parents), elle est davantage constituée de personnes d’origines ex-yougoslaves, turques et maghrébines.
En plus de cette hétérogénéité au niveau européen, des différences importantes sont à relever d’un pays à l’autre.
Différentes écoles juridiques représentées
Prenons l’exemple de la Suisse, petit pays comptant actuellement 5,2 % de personnes s’identifiant comme musulmanes. Seule une petite minorité est arabophone (5,6 %) alors que la grande majorité est originaire des Balkans (56,7 %) et de Turquie (20,2 %). En revanche, la France compte davantage de musulmans originaires d’Afrique du Nord (et donc arabophones) en raison de son histoire coloniale.
Cette diversité d’origines nationales se répercute, entre autres, sur la diversité d’interprétations des textes de par les écoles juridiques qui prévalent dans les pays d’origine. En effet, tout comme dans le christianisme qui présente un grand éventail de courants (catholique, réformé, orthodoxe, etc.), l’islam comporte non seulement plusieurs courants, tels que le sunnisme, le chiisme et le kharidjisme, mais également plusieurs écoles juridiques (Madhhabs) au sein de ces courants.
Des manières très variées de vivre la religion
Certain·e·s sociologues ont tenté de déterminer la religiosité et le profil religieux des musulman·e·s, c’est-à-dire de quelle manière et à quelle intensité ils vivent leur religion.
Pour reprendre le cas suisse, dans une étude menée par l’Office fédéral de la statistique, contrairement à certaines idées reçues, les musulman·e·s sont, après les personnes sans confession, le plus souvent non pratiquants.
Par exemple, près de la moitié d’entre eux n’a jamais participé à un service religieux, alors que c’est le cas pour seulement un petit quart des protestant·e·s et des catholiques.
Des différences de pratiques s’observent en revanche au sein de différents groupes d’origines. Un ouvrage paru en 2015 a dévoilé par exemple qu’une toute petite minorité des personnes originaires du Maghreb disent suivre le ramadan, tandis qu’environ un quart des musulman·e·s originaires de l’ex-Yougoslavie le pratiquent. De plus, une part importante des musulman·e·s pratiquant le ramadan se disent non-religieux.
Une pratique a priori religieuse peut donc recouvrir d’autres significations, telles que l’attachement à une tradition familiale ou des valeurs sociales.
Cette diversité existe également entre différents pays européens. Une étude montre par exemple que la religiosité des musulman·e·s vivant au Royaume-Uni est plus élevée que celle des musulman·e·s vivant en Autriche, en France, en Suisse et en Allemagne.
Adaptation au contexte légal et national
La manière de vivre la religion musulmane est donc influencée par le contexte national, et notamment par le cadre législatif qui régit la relation entre l’État et les religions. Encore une fois, le cas de la Suisse est particulièrement intéressant.
La Constitution helvétique prévoit que « la réglementation des rapports entre l’Église et l’État est du ressort des cantons ». Ainsi, parmi les 26 cantons, on trouve 26 systèmes ecclésiastiques différents, dans lesquels les Églises catholiques romaine et/ou protestante peuvent être reconnues de droit public. De plus, d’autres traditions religieuses peuvent bénéficier d’un statut privilégié, appelée parfois « petite reconnaissance », permettant par exemple l’exonération d’impôts ou la tenue d’aumônerie dans certaines institutions.
Dans ce cadre, des associations musulmanes du canton de Vaud se sont fédérées et travaillent actuellement à remplir les exigences du canton pour obtenir cette « petite reconnaissance ».
Or, comme le relève l’anthropologue Monika Salzbrunn dans son ouvrage « L’islam (in)visible en ville », les deux plus grandes mosquées du canton ne font pas partie de l’UVAM car elles se considèrent déjà comme institutions représentantes des musulmans du canton.
Des divergences quant à la représentation institutionnelle des musulman·e·s en Suisse se ressentent donc déjà à un niveau très local.
Les régimes juridiques régissant la relation entre État et religions en Europe sont extrêmement variés (Concordat italien, laïcité à la française, neutralité autrichienne, etc.) Autant de régimes nationaux qui concourent également à créer des manières diverses de vivre l’islam pour les minorités musulmanes.
Le fantasme d’un « euro-islam »
Dès lors, au vu de l’extrême diversité qui caractérise les musulmans en Europe, tant en termes d’origine nationales, ethniques et culturelles, qu’en termes de vécu et de conception de la religion, ainsi que la variété des cadres législatifs qui régulent le rapport entre État et religions minoritaires, il semble peu pertinent ni même réaliste de parler d’un islam européen.
Cette diversité est d’ailleurs observée tant entre les pays européens, qu’en leur sein, et à des niveaux très locaux.
D’ailleurs, un nombre croissant d’études, notamment présentées dans The Oxford Handbook of European Islam édité par Jocelyn Cesari, indiquent que les musulman·e·s sont particulièrement loyaux aux principes de leur pays de résidence.
À l’heure où les partis d’extrême droite gagnent du terrain en agitant le spectre d’un islam conquérant, uniforme et incompatible aux principes démocratiques européens, il apparaît urgent d’inclure ces résultats d’analyses scientifiques dans les débats publics.
Anaïd Lindemann, Doctorante, sociologie des religions, Université de Lausanne
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