Les manuscrits de philosophie arabe au croisement des civilisations |The Conversation

Contrairement à ce qui s’est passé en Occident chrétien, la diffusion des textes en terre d’Islam eut pour vecteur principal le livre manuscrit jusqu’au XIXe siècle, bien après l’invention de l’imprimerie. Cela vaut notamment pour la philosophie de langue arabe, dont l’importance et la situation au croisement de plusieurs civilisations sont généralement reconnues. Les chercheurs sont ainsi mis au défi de répondre à de nombreuses questions, comme : déterrer des ouvrages de philosophie inconnus enfouis dans cette masse de documents ; dessiner, grâce aux copies manuscrites qui ont véhiculé les ouvrages de philosophie, la carte géographique de leur diffusion dans les différentes régions du monde musulman et d’Occident.

Teymour Morel, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) and Jawdath Jabbour, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

 

Première page (à gauche) du Commentaire moyen d’Averroès au Livre de la Démonstration (Seconds analytiques) ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 292v-293r.

Le programme de recherche PhASIF (« Le patrimoine manuscrit philosophique arabe et syriaque en Île-de-France et ailleurs : Trésors à découvrir et circuits de diffusion »), labellisé Domaine d’Intérêt Majeur par la Région Île-de-France et que dirige Maroun Aouad, a pour objectif de répondre à ces questions grâce à des analyses méthodiques consignées dans la base de données ABJAD. Ici, nous voulons illustrer, à partir de l’exemple du manuscrit 5842 de la Bibliothèque de manuscrits de Manisa, en Turquie, la façon dont l’analyse méthodique d’un manuscrit peut être révélatrice de relations civilisationnelles d’une grande complexité (mondes arabe, grec, ottoman, perse et latin).

Ce manuscrit est un ensemble de deux pièces, c’est-à-dire de deux manuscrits à l’origine distincts, et rassemble treize textes philosophiques en arabe. Certains ont déjà été signalés par la recherche moderne. Mais l’étude approfondie de ce manuscrit en tant qu’ensemble déterminé a permis de mettre à jour d’autres textes fort importants qu’il comprend, ainsi que de mieux apprécier sa place dans l’histoire de la pensée orientale moderne.

Un texte ottoman de logique de tradition aristotélicienne

La première pièce, non datée, remonte au XVIIIe siècle et est de provenance ottomane. Elle présente la Traduction du Commentaire très lumineux sur la logique dont la composition fut achevée en 1722 par le philosophe ottoman Asʿad al-Yânyawî (m. 1730-1). Il s’agit plus précisément d’une traduction paraphrastique du commentaire à la Logique d’Aristote réalisé en latin par Ioannes Cottunius (m. 1657), professeur de philosophie à l’université de Padoue.

Premières pages de la Traduction du Commentaire très lumineux sur la logique (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 1v-2r). Author provided

Né au sein d’une famille musulmane de Jannina, en Grèce, et venu s’établir à Istanbul à la fin du XVIIe siècle, al-Yânyawî maîtrise, comme beaucoup de lettrés ottomans de son temps, le turc, l’arabe et le persan. Chose beaucoup plus rare cependant, il connaît également le grec et le latin et enseigne à la madrasa d’Eyüp Sultan les sciences religieuses mais aussi la philosophie.

Encouragé par l’important mouvement de traduction et de vulgarisation patronné par le grand vizir Ibrâhîm Pâshâ, au temps du sultan Ahmad III, al-Yânyawî a cherché à fournir de nouvelles fondations à la philosophie arabo-islamique en retournant à l’œuvre d’Aristote, mais, cette fois-ci, à partir des sources grecques et latines. Son étude de ces textes est d’abord menée en grec avec l’aide d’un sujet grec de l’Empire ottoman versé en philosophie. Il entame ensuite la traduction des traités logiques d’Aristote, puis celle de sa Physique par le biais des commentaires de Cottunius.

Ce projet s’accompagne d’une critique des traductions médiévales arabes des ouvrages de philosophie grecque, ainsi que des philosophes arabo-musulmans qu’il accuse d’avoir déformé la pensée d’Aristote, notamment al-Fârâbî (m. env. 950) et Avicenne (m. 1037). Seul Averroès (m. 1198), qu’il qualifie de « second maître » après Aristote, trouve grâce à ses yeux.

Le projet même d’al-Yânyawî rappelle celui du philosophe de Cordoue, l’un des plus importants commentateurs d’Aristote. Cette importance accordée à Averroès conduit à réévaluer l’impact de son œuvre en Orient, alors que l’on a longtemps considéré que son influence y avait été marginale, contrairement à l’impact qui fut le sien dans le monde latin.

Un recueil persan de textes philosophiques gréco-arabes

La seconde pièce du manuscrit est en revanche d’origine iranienne. Sa copie fut achevée à Ispahan en 1687-8 par un copiste nommé Muhammad Walî b. Marhamat Shâh al-Bardaʿî. Elle présente 12 textes tous liés à la philosophie grecque :

  • Les Commentaires moyens (paraphrases) d’Averroès aux Catégories, au De l’interprétation, aux Premiers et aux Seconds analytiques d’Aristote (fol. 181v-333r).
  • Les Lectures choisies tirées du divin Platon (Multaqatât Aflâtûn al-ilâhî) (fol. 334v-349r), recueil de sentences sur des sujets divers (épistémologie, physique, cosmologie, théorie de l’âme et de l’intellect, métaphysique, éthique, etc.).
  • Trois citations supplémentaires attribuées à Platon et à Pythagore (f. 349r).
  • Les traductions arabes du traité De l’intellect (fol. 349v-350v) et des Principes du tout (fol. 350v-353v) du célèbre exégète grec d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise (fin du IIe siècle-début du IIIe siècle).
Premières pages des Principes du tout d’Alexandre d’Aphrodise (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 350v-351r). Author provided
  • Les Maximes d’Aristote, écrites par lui sur un feuillet (sahîfa) et enseignées par Alexandre (fol. 353v-355r) sont un extrait de l’anthologie persane rassemblée par le philosophe Miskawayh (m. 1030) sous l’intitulé la Science éternelle puis traduite en arabe. Les deux textes qui le constituent portent sur l’intellect et les passions. Cet ensemble connut une circulation autonome, puisqu’il est attesté seul dans plusieurs autres manuscrits. Que le manuscrit de Manisa associe la copie de ces Maximes à celle des deux œuvres précédentes d’Alexandre d’Aphrodise et ne qualifie pas Alexandre de « roi », comme c’est le cas dans la plupart des autres copies de ce texte, montrent que, pour une partie de la tradition, ce texte est à attribuer à l’exégète. La doctrine sur l’intellect professée dans les Maximes y est certainement pour quelque chose.
Premières pages des Maximes d’Aristote, écrites par lui sur un feuillet (sahîfa) et enseignées par Alexandre (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 353v-354r). Author provided
  • Les deux textes qui suivent sont également liés à l’étude de l’âme et de l’intellect dans les sources grecques. Il s’agit de la traduction arabe du Libellus de anima du Pseudo-Grégoire de Nysse (fol. 355r-357r), attribué par les Arabes à Aristote, ainsi que de la recension incomplète du De l’intellect d’al-Fârâbî (fol. 357r-360v).
  • Le dernier texte du recueil est un traité de métaphysique fréquemment attribué à al-Fârâbî, les Annotations (al-Taʿlîqât) (fol. 361r-368r).

L’organisation de la copie de la seconde pièce du manuscrit dénote une certaine unité. D’une part, tous ses textes se rapportent directement ou indirectement à la philosophie grecque. D’autre part, en rassemblant des textes qui se rattachent à presque tous les domaines philosophiques (logique, cosmologie, métaphysique, psychologie, noétique et éthique), cette pièce présente un véritable panorama des disciplines philosophiques aux fondements du développement de la philosophie en Iran safavide. La présence de textes d’Averroès dans cet ensemble est cependant la caractéristique la plus intéressante de ce manuscrit. Ces textes permettent de lier, du moins doctrinalement, les deux pièces du manuscrit. Leur présence témoigne également, encore une fois, de la réalité de la diffusion de l’œuvre du philosophe de Cordoue en Orient.

Un témoin des transferts intellectuels irano-turcs

L’étude de ce manuscrit doit cependant aller au-delà de celle des textes qu’il contient. Le manuscrit actuel étant un assemblage d’une pièce d’origine ottomane et d’un recueil persan, comment reconstituer son parcours et comprendre sa place au sein de l’Empire ottoman ?

L’Iran safavide et l’Empire ottoman ont entretenu au cours de leur histoire des relations hautement conflictuelles. Malgré cela, l’importance des transferts de savoir et du déplacement de manuscrits de l’Iran à l’Empire ottoman est un phénomène qui se révèle de plus en plus à la recherche moderne. La présence de la deuxième pièce de ce manuscrit en Turquie s’explique par ces transferts.

La deuxième étape de la circulation de ces deux pièces peut être lue à travers les marques de propriété qu’il présente. Ces dernières révèlent que le manuscrit en question avait soulevé l’intérêt d’au moins deux personnalités liées de près au développement de la pensée ottomane aux XVIIIe-XIXe siècles.

Marque de possession de Muftîzâde (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 181r). Author provided

Le manuscrit se trouva d’abord dans la bibliothèque de l’érudit ottoman Muftîzâde Muhammad Amîn Efendi (m. 1797), qui enseigna à Istanbul et dont l’étendue du savoir – de la littérature aux sciences religieuses, en passant par la philosophie et les sciences – lui valut le surnom de « bibliothèque humaine ». Muftîzâde aurait, selon certaines sources, maîtrisé le grec et le latin. Il est notamment connu pour avoir été le maître en sciences rationnelles du savant ottoman Gelenbevî (m. 1791) qui est à l’origine de développements importants en histoire de la logique.

Puis il se retrouva entre les mains du médecin Mustafâ Bahjat Efendi (m. 1834). Chef des médecins impériaux, Mustafâ Bahjat est associé aux efforts de modernisation de la médecine dans l’Empire ottoman. Bien que tourné vers la médecine occidentale, il est connu pour avoir été un grand collectionneur et lecteur de textes philosophiques arabes.

Marque et cachet de possession de Mustafâ Bahjat (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 1r). Author provided

Enfin, c’est Karaosmanoğlu Eyyûb Ağa qui en devint propriétaire. Membre d’une importante famille de notables d’Anatolie occidentale et gouverneur du sandjak (district) d’Aydın, il fonda, en 1831-2, la Bibliothèque Çaşnigîr à Manisa dont est issu le manuscrit sous sa forme actuelle.

Ce dernier possesseur représente ainsi le terme le plus avancé pour le rassemblement de ces deux pièces. Il est cependant possible que celles-ci aient été réunies à un moment précédent, peut-être même dès le XVIIIe siècle.

Cachet de possession de Karaosmanoğlu Eyyûb Ağa (ms. Manisa Yazma Eser Kütüphanesi 5842, fol. 1r). Author provided

Quelle que fût la date de l’assemblage des deux pièces, celui-ci ne semble pas relever du hasard. On peut même se demander si la forme qu’il prit n’est pas liée au projet de refondation philosophique d’al-Yânyawî. La présence des Commentaires moyens d’Averroès à la Logique d’Aristote a très bien pu motiver la lecture jointe des deux parties du manuscrit. De manière plus générale, les deux pièces du manuscrit incarnent une certaine volonté de retour aux sources philosophiques gréco-arabes, retour que le projet d’al-Yânyawî appelait de ses vœux. Ainsi, par son contenu et son histoire, le manuscrit de Manisa se situe au carrefour de plusieurs civilisations et régions. Il témoigne de la réalité de l’interculturalité et des mouvements de transfert de savoir au sein du monde arabo-islamique, qu’il s’agisse des mouvements de traduction du grec, persan ou latin vers l’arabe ou du transfert de savoir d’Andalousie en Orient puis au sein du Proche-Orient lui-même.


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Teymour Morel, Postdoctorant en Histoire de la philosophie en langue arabe, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) and Jawdath Jabbour, Post-doctorant dans le programme de recherche « Le patrimoine manuscrit philosophique arabe et syriaque en Île-de-France et ailleurs (PhASIF) », labellisé Domaine d’Intérêt Majeur par la Région Île-de-France, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

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