« Le Coran appelle de nombreuses interprétations »
Entretien
Le nouveau site « Coran 12-21 » qui s’adresse aux spécialistes comme aux simples curieux, présente différentes versions du Coran, en arabe, latin et français, du XIIe siècle à nos jours.
L’islamologue Pierre Lory, directeur des études à l’École pratique des hautes études, a contribué à son élaboration.
La première traduction du Coran proposée par ce nouveau site, en latin, date du XIIe siècle : l’intérêt pour la tradition musulmane est donc ancien, en Europe ?
Pierre Lory : Tout à fait. On croit parfois, à tort, que l’Occident n’a commencé à s’intéresser à l’islam qu’à l’époque coloniale. Pourtant, dès le XIIe siècle, l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable a estimé qu’il ne fallait pas seulement combattre les musulmans par les Croisades, mais aussi comprendre ce en quoi ils étaient différents des chrétiens. En avance sur son temps, il a commandé une traduction du Coran en latin. Celle-ci a été la base de la connaissance sur le Coran pendant tout le Moyen Âge.
En 1550, le protestant Theodor Bibliander a fait imprimer et éditer cette traduction latine. En fait, dès le XVIe siècle, l’Occident a connu une sorte de « proto-orientalisme », les savants de la Renaissance s’intéressant de près à l’islam. À l’époque de François Ier, on enseignait l’arabe ! Toute une littérature sur l’Orient s’est bientôt développée : certains voyageurs manifestaient de la sympathie pour l’islam, d’autres le réfutaient, et d’autres encore avaient une position ambiguë : Voltaire, par exemple, défendait l’islam par anticléricalisme et rejet du catholicisme.
Le site Coran 12-21 présente entre autres la toute première traduction du Coran en français, qui date de 1647. Y en a-t-il eu beaucoup d’autres ?
P. L : Oui, au moins une cinquantaine ! Mais beaucoup sont médiocres. Le problème aujourd’hui, quand on veut s’intéresser à l’islam, ce n’est pas la pauvreté de la documentation, mais plutôt la perplexité devant son abondance.
Ce nouveau site Internet permet, en comparant facilement les traductions, de voir les différentes interprétations de ce texte en français, selon les époques. La traduction de Régis Blachère, en 1957, est le type même de la traduction érudite : c’est un français difficile, mais qui a le mérite de la précision lexicale. Celle de Muhammad Hamidullah, en l’an 2000, est la traduction la plus reconnue par les musulmans, celle qu’ils lisent en priorité.
En arabe aussi, il existe plusieurs versions du Coran ?
P. L : Le Coran a été imprimé très tard par les musulmans : c’était en 1924, au Caire. Jusque-là, ce texte n’existait que sous forme manuscrite et comprenait d’innombrables petites variantes. Il y en avait traditionnellement quatorze lectures possibles !
En 1924, l’édition du Caire, préparée à l’initiative du roi d’Égypte, a été diffusée à très grande échelle et s’est répandue dans pratiquement tout le monde musulman. Aujourd’hui, neuf lecteurs du Coran sur dix le lisent dans cette version-là.
Or je constate que beaucoup ignorent qu’il existait, jusqu’à 1924, différentes versions du texte. Étant donné que la grande majorité des musulmans considèrent que le Coran a été dicté au prophète Mohammed par l’ange Gabriel, reconnaître ces variantes reviendrait à dire qu’il n’y a pas eu une dictée unique.
Les musulmans ont-ils peur des différentes interprétations de leur texte sacré ?
P. L : Beaucoup voudraient en effet que le Coran soit un discours unique, valable pour tous. Pourtant, l’islam médiéval était au contraire très ouvert aux différentes interprétations, qui s’étalaient parfois sur trente volumes ! Elles pouvaient même se contredire, cela ne faisait rien…
Aujourd’hui, de nombreux musulmans considèrent que les interprétations variées, qui vont dans un sens différent les unes des autres, sont dangereuses. Pour moi, cela dit une attitude globalement défensive par rapport à la modernité.
On me demande souvent : « Que dit vraiment le Coran ? » Mais c’est illusoire ! Comme tout texte, le Coran ne présente pas une signification unique, mais seulement des interprétations. Les traductions aujourd’hui présentées sur le site Coran 12-21 sont autant d’interprétations possibles.