Débat : Il faut repenser le racisme à l’échelle locale|The Conversation
Le racisme et l’antisémitisme, mais aussi le multiculturalisme ou le populisme font partie de ces grandes questions contemporaines dont l’analyse n’échappe pas à une tendance puissante, partout dans le monde, à souligner le caractère global.
Michel Wieviorka, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Même si la circulation des idées pouvait être supranationale, la réalité concrète de ces phénomènes, comme d’autres (sociaux, culturels, religieux ou politiques) a longtemps été traitée dans le cadre principal de l’État-nation et de son complément, les relations internationales – le « nationalisme méthodologique » que critiquait le sociologue allemand Ulrich Beck.
En dehors de considérations générales, philosophiques par exemple, les chercheurs les envisageaient pour l’essentiel pays par pays, quitte parfois à proposer des comparaisons. Mais dans le contexte historique de la fin de l’Empire soviétique et du triomphe du néo-libéralisme, d’autres démarches ont renouvelé leur approche. Ce fut la montée en puissance de la « pensée globale », – et autres formulations apparentées, comme celle de « cosmopolitisme méthodologique » proposée par le même Ulrich Beck et notamment l’émergence de l’histoire globale.
« Penser global »
Tout devient « global » désormais. Par exemple il est question maintenant de « global race » sans toujours assez de précisions, en particulier sur l’usage du mot race si débattu en France. La recherche en sciences sociales développe couramment l’idée d’enjeux mondiaux et de logiques planétaires dont la compréhension devrait guider des analyses plus localisées, ici et là, dans tel ou tel pays notamment.
Ce fut un progrès, à partir des années 90, que de commencer à « penser global », un mouvement des idées auquel la France s’est ouverte plus tardivement qu’ailleurs en dehors de quelques chercheurs, comme l’historien Serge Gruzinski, et de quelques espaces de recherche, comme le CADIS (Centre d’analyse et d’interventions sociologiques) ou la FMSH, que la figure tutélaire de Fernand Braudel avait dès les années 60 engagée sur cette voie, parlant d’économie-monde et discutant quelques années plus tard avec Immanuel Wallerstein de l’idée de « système-monde »
Mais aujourd’hui, partout dans le monde, nous voyons se renforcer les appels à la fermeture des nations sur elles-mêmes, et à leur homogénéité, à la construction de murs et au renforcement des frontières, à des politiques résolument nationales, et il faut bien s’interroger : ne devons-nous pas redonner vitalité et pertinence à ce cadre de l’État-Nation et des relations internationales dans nos analyses des grands problèmes contemporains ? Cela ne nous éviterait-il pas des approximations et même des erreurs ?
Le racisme diffère d’un contexte à l’autre
Ainsi, le racisme, en France, n’est pas le même que celui des États-Unis d’Amérique. Et il n’est pas fondateur. La société française, contrairement à la société américaine, n’est véritablement post-esclavagiste qu’à sa périphérie, aux Antilles ou à la Réunion.
Son histoire accompagne d’abord l’expansion nationale dès les Grandes Découvertes et surtout, la colonisation portée par la Troisième République – rien de comparable aux États-Unis. Mais c’est aussi une idéologie qui se diffuse à l’échelle mondiale et à la construction de laquelle, comme l’historien israélien Zeev Sternhell l’a montré, notre pays a largement contribué.
L’immigration postcoloniale en provenance d’Afrique reçoit également un traitement qui se distingue de celui qui lui est fait aux États-Unis, où les descendants d’esclaves se sentent différents des immigrés venus plus récemment du continent africain. En France, autre spécificité, le racisme contemporain est à la fois l’héritier de l’ère coloniale, et des transformations d’une société où l’immigration de travail, notamment maghrébine, est devenue de peuplement, un processus alimentant bien des haines et des tensions autour des « banlieues » ou avec les théories racistes du « grand remplacement ».
Repenser les phénomènes à l’échelle locale
Ces spécificités, à peine évoquées ici, sont une invitation à ne pas trop vite proposer des catégories qui seraient exclusivement ou trop simplement globales, générales, et qui en fait sont empruntées à l’expérience américaine, et même plaquées sans distance, y compris dans l’usage de la langue anglaise, comme si elles apportaient le paradigme mondial de la compréhension du racisme, et du combat antiraciste.
À la mode dans certains milieux de la recherche, la thématique de l’intersectionnalité, par exemple, qui repose au départ aux États-Unis sur une lecture du fonctionnement de la justice face aux discriminations de « race » et de « genre » n’est pas nécessairement adaptable telle quelle à l’expérience de la France, où elle pourrait contribuer à façonner l’image artificielle des combats politiques à conduire. Le débat est vif sur ce point.
Il en est de même avec l’antisémitisme. En France, celui-ci n’est jamais très éloigné d’un antisionisme qui en est alors la figure quelque peu masquée, à moins que ce soit l’inverse : la haine des Juifs et celle de l’État hébreu coïncident vite.
Mais il n’en va pas ainsi aux États-Unis, où par exemple les Églises évangéliques, si influentes, peuvent à la fois soutenir l’État d’Israël et déployer un antisémitisme explicite, et où des pans entiers du monde juif sont très critiques vis-à-vis de la politique du gouvernement israélien. De même, l’antisémitisme qui prospère aujourd’hui en Europe de l’Est n’empêche pas les États polonais ou hongrois de rechercher l’entente avec Israël, et ce, en dépit de tensions diplomatiques.
Le multiculturalisme oublieux du monde non-occidental
Dans certains cas, l’importation sous couvert de pensée globale de catégories nord-américaines, dites parfois anglo-saxonnes, saute aux yeux dès que l’on s’éloigne de la littérature en langue anglaise.
Ainsi, le débat sur le multiculturalisme qui s’est développé à partir des années 70 depuis l’Amérique du Nord est-il presque toujours oublieux de larges parties du monde, Amérique latine, Afrique, Asie (à part l’Inde), il suffit de lire les travaux sud-américains en espagnol pour le constater.
De même, la grande majorité des descriptions et analyses du populisme ignorent de nombreux pays qui mériteraient examen.
Ce serait cependant aussi une erreur que de revenir en arrière, comme s’il s’agissait d’abandonner toute perspective globale, car les mêmes phénomènes, les mêmes enjeux dont nous pouvons signaler les spécificités nationales présentent aussi bien des aspects mondiaux, dessinant des évolutions d’ensemble qui méritent d’être examinées à l’échelle de la planète.
Nous devons en fait circuler entre les registres, et envisager les grandes questions contemporaines en conjuguant les perspectives. La comparaison entre pays ne suffit pas, ce qui importe est la capacité de distinguer et d’articuler des registres allant du plus général, et mondial, au plus singulier, national, voire local. Penser global, c’est en fait accepter l’idée de niveaux et déployer l’analyse pour chacun d’entre eux, et en envisageant la façon dont ils s’emboîtent et se complètent, ou non.
Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
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