Le foulard des accompagnatrices scolaires :
une question plus civique que religieuse |The Conversation
La question des mères d’élèves arborant un signe religieux vient, une fois de plus, de faire l’objet de débats, lors de la récente attaque de la part d’un élu (RN)
à l’encontre d’une mère accompagnatrice d’un groupe scolaire dans l’enceinte du Conseil régional Bourgogne Franche-Comté.
Anne-Sophie Lamine, Université de Strasbourg
Un amendement a été voté pour interdire le port du voile pour les accompagnatrices sorties scolaires par le Sénat le 15 mai, puis a été rejeté le 13 juin par la commission mixte paritaire de députés et sénateurs.
Face à cette polémique récurrente, une question se pose : doit-on attendre des citoyens qu’ils aient démontré leur pleine citoyenneté, selon les normes républicaines, avant de pouvoir contribuer au commun ? Ou, pour le dire autrement, peut-on envisager cette question sous l’angle de la participation sociale ?
« Pas de voile ou alors pas de goûter »
Prenons un cas apparaît comme particulièrement emblématique. À l’invitation d’une déléguée de parents d’élèves, fin novembre 2013, Nadia propose d’aider à la préparation du goûter de Noël d’une école élémentaire, à Méru, dans l’Oise
Sachant que dans une autre école de la ville, une mère avait été écartée d’une sortie scolaire en raison de son foulard, elle prend les devants et va voir la directrice, « pour lui demander si [son] voile poserait problème », la réponse est « pas de voile ou alors pas de goûter ».
Une pétition de soutien circule, signée aussi par des mères non musulmanes. La directrice annule le grand goûter devant rassembler tous les enfants et des parents, en le remplaçant par un petit goûter dans chaque classe, donc sans parents. Soulignant qu’elle veut « s’investir dans la vie des établissements [que ses enfants] fréquentent », Nadia ajoute qu’elle a « vécu cette affaire dans la souffrance ».
En décembre 2013, une directive émanant du directeur académique confirme l’interdiction de participer à des sorties scolaires aux mères voilées de Méru. Quelques mois plus tard, un groupe de mères se mobilise et porte l’affaire devant le tribunal administratif d’Amiens, qui leur donne finalement raison en 2015.
Position de principe ou pragmatisme, un signe religieux empêche-t-il de participer au bien commun ?
Doit-on être « neutre » pour participer à un goûter de Noël ?
De tels cas sont fréquents et leurs issues variables. Ces refus s’appuient jusqu’à présent sur la « Circulaire Chatel » de 2012 qui stipule que les parents accompagnant les sorties scolaires ne portent pas de signes religieux ostentatoires.
Les positions des ministres de l’Éducation ont néanmoins été diverses. Vincent Peillon s’appuyait sur cette circulaire, alors que Najat Vallaud-Belkacem considérait que
« Le principe c’est que dès lors que les mamans (les parents) ne sont pas soumises à la neutralité religieuse, comme l’indique le Conseil d’État, l’acceptation de leur présence aux sorties scolaires doit être la règle et le refus l’exception ».
Quant au ministre actuel, Jean‑Michel Blanquer, il souligne que cet amendement
« contreviendrait à un avis récent du Conseil d’État et poserait tout un tas de problèmes pratiques, qui iraient à l’encontre du développement des sorties scolaires ».
Une mère doit-elle obligatoirement devenir « neutre » (sans signe religieux visible) pour pouvoir aider à préparer un goûter de Noël ou pour accompagner une sortie scolaire ?
La posture d’interdiction s’appuie sur une lecture extensive de la loi de 2004, sur le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics et qui pourtant ne devrait s’appliquer qu’aux élèves.
Elle relève finalement de la position selon laquelle la personne doit montrer qu’elle est une bonne citoyenne, donc, selon ces critères républicains, ne pas porter de signe religieux, avant d’être autorisée à participer à la construction du bien commun, concernant ici la sociabilité scolaire et l’apprentissage de la pluralité aux enfants.
« nous n’avons pas le droit d’accompagner nos enfants aux sorties scolaires mais nous avons le droit de faire des gâteaux »
On peut s’interroger sur les effets collatéraux de telles interdictions.
Le premier effet est souligné, de manière pragmatique, par les acteurs éducatifs ou politiques s’opposant à l’interdiction : dans certains quartiers populaires, un grand nombre de sorties scolaires ne pourraient plus avoir lieu, faute de parents accompagnateurs.
Le second effet est celui de mésestime sociale qui impacte les mères, comme plusieurs le soulignent, alors qu’elles se sentent pleinement françaises (nées ici pour la très grande majorité, sinon arrivées très jeunes et scolarisées en France), et, plus largement, le groupe des musulmans.
Ces mères s’inquiètent aussi de l’impact de ces mesures sur leurs enfants, notamment sur l’image qu’ils ont de la laïcité et de la manière dont on traite les personnes visiblement musulmanes, comme le souligne cet appel de 2014 porté par les trois collectifs : « Maman toutes égales » et « Sorties scolaires avec nous », « Toi plus moi plus ma maman » et signé aussi par des militants non musulmans :
« Parce que nous portons un foulard, nous n’avons pas le droit d’accompagner nos enfants aux sorties scolaires, mais nous avons le droit de nous présenter aux élections de délégués de parents d’élèves, nous avons le droit de siéger dans les conseils d’écoles, nous avons le droit de participer aux activités dans l’enceinte de l’école, mais nous sommes surtout les bienvenues pour faire des gâteaux. […]
Réactions et mobilisations
Trois enquêtes font état des réactions et mobilisations de mères musulmanes face à cette interdiction. Dans la première, la sociologue canadienne Houda Asal montre que les engagements militants contre cette interdiction se sont inscrits dans un activisme plus large, celui de la lutte contre « l’islamophobie ». Une autre étude, menée par la sociologue française Hanane Karimi, analyse les impacts émotionnels négatifs mais aussi les formes d’empowerment alternatifs. Enfin, une troisième analyse des sociologues étatsuniens Alexandra Kassir et Jeffrey Reitz sur deux de collectifs de mères en France souligne le positionnement commun de ces femmes françaises et musulmanes. Elles affirment sans ambiguïté leur appartenance identitaire multiple en se référant à leur francité, à leur citoyenneté, ainsi qu’aux valeurs de tolérance et de vivre ensemble et réfutent l’unique assignation religieuse.
L’impact sur les enfants
Plus frappant encore, elles expliquent qu’elles sont particulièrement inquiètes de l’effet de cette interdiction pour leurs enfants. Certaines en viennent à inventer des prétextes pour leur cacher le fait qu’elles n’ont plus le droit d’accompagner les sorties, par crainte de leur donner une mauvaise image de l’école et de la société.
Bien que le phénomène soit difficile à quantifier (il n’existe pas d’étude sur la manière dont les enfants vivent cela), les divers médias/organismes musulmans (féminins ou généralistes, engagés ou non), en donnant la parole à des femmes concernées, souligne cette crainte récurrente depuis 2004. Quant au nombre de mères concernées, le chiffre est difficile à déterminer : CCIF, association militante de défense des musulmans fait état, dans un rapport de 2005, de neuf écoles concernées dans une seule ville de la banlieue parisienne peu après la promulgation de la loi de 2004. En 2013 l’association comptait une centaine de sollicitations de mères concernées et inquiètes.
Un combat pour des droits civiques et non religieux
Par ailleurs, l’étude déjà citée, montre aussi ce que ces femmes disent de leurs motivations à accompagner les enfants : agir en parents responsables et impliqués dans la vie de la « cité », ici représentée par l’école.
Et, contrairement à ce que la majorité des acteurs politiques, éducatifs et médiatiques affirme, ces femmes ne définissent nullement leur mouvement comme un combat pour des droits religieux, mais pour des droits civiques.
Par elles ne recherchent aucunement le soutien de mosquées ou d’imams. Comme le dit l’une d’elles lors d’entretiens avec les chercheurs, « Je ne vois pas pourquoi un imam devrait nous soutenir davantage qu’un homme politique » ou une autre « Je ne considère pas cette revendication comme religieuse ».
D’ailleurs, elles ne considèrent pas toujours ces derniers comme figure d’autorité : « ils ne sont pas la religion » et « s’ils considèrent que cela est licite ou non [cette revendication d’accompagner les enfants], c’est leur problème. […] Nous subissons des discriminations […] ce sont les droits de l’homme qui sont violés ».
La notion de participation sociale, plutôt que celle d’intégration
Le philosophe social pragmatiste John Dewey, dans son bel essai Le public et ses problèmes, nous invite à réfléchir à la « nature de l’idée démocratique », qui selon lui consiste pour l’individu à « prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités » aux activités des groupes auxquels il appartient.
Ces derniers incluent son quartier ou sa commune, un groupe de parent ou l’école de ses enfants, un syndicat ou une association professionnelle, une communauté religieuse etc.
Dewey considère donc que la démocratie s’enracine avant tout au niveau local :
« La démocratie doit commencer à la maison, et sa maison, c’est la communauté de voisinage. » (p. 317)
Cette vision de la démocratie invite à s’interroger sur la fabrication du monde commun, non pas comme un monde totalement neutre dans lequel les acteurs sociaux gommeraient leurs particularités, mais comme un monde qui se fabrique dès lors que ces acteurs, bien qu’agissant de manière très locale (environnement, quartier, école) ou en étant ancrés dans une identité particulière (religion, ethnicité, habitat spécifique…), le font avec une perspective d’un bien commun plus large que celui de leur groupe restreint.
Anne-Sophie Lamine, Professeure de sociologie, Université de Strasbourg
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