Mariages mixtes islamo-chrétiens : le cas du Mali

Le Père Josef StamerLe mariage interreligieux islamo-chrétien en Afrique est une réalité tellement complexe que toute affirmation quelque peu générale comporte le risque de passer à côté du vécu. Un foyer islamo-chrétien peut être le démenti le plus cinglant à tout discours à propos de rencontre et de dialogue, comme il peut être, au contraire, le témoignage le plus éloquent que tout est possible entre frères et sœurs croyants qui s’acceptent.

Une première source d’incertitude et de confusion vient du fait que l’institution “mariage” elle-même est en crise, ou du moins en pleine évolution dans les sociétés africaines. Diverses conceptions du mariage s’entremêlent et se chevauchent dans l’esprit des gens. Tous, chrétiens comme musulmans, portent en eux la notion traditionnelle du mariage qui est d’abord une alliance entre deux familles et où l’avis et le sort des individus ne sont pas directement pris en compte.

L’islam présente une conception bien différente. Si le mariage est un devoir religieux, il constitue surtout un contrat, un acte juridique en vue de légitimer les rapports sexuels entre un homme et une femme.
De plus en plus, les Africains, en ville notamment, cherchent à entrer dans la modernité à travers le mariage civil, et l’État le demande explicitement.

Pour les chrétiens catholiques, le mariage est un sacrement avec ses exigences d’unicité et d’indissolubilité, témoignage de la fidélité de l’amour de Dieu. Le mariage entre deux personnes de confessions différentes s’inscrit donc tout d’abord dans cette complexité de la réalité même du mariage en Afrique.

La position de l’islam et du christianisme
La position de l’islam est contenue dans deux textes coraniques : Coran 2, 221 donne la règle générale : interdiction d’un mariage d’un(e) musulman(e) avec un(e) non-musulman(e), sauf si ce(tte) dernier(ère) se convertit à l’islam. Coran 5,5 donne la seule exception possible à cette règle générale : le mariage d’un musulman avec une juive ou une chrétienne. Selon la tradition musulmane, ce verset 5,5 implique que la liberté de pratique religieuse de la femme juive ou chrétienne soit respectée. Mais même si le Coran admet cette exception, elle reste, selon la tradition musulmane, une chose “tolérée, mais blâmable”.

Dans l’esprit du texte de saint Paul en 1 Cor 7, 12-16, qui cherche surtout la paix et l’entente du foyer, l’Église a mis une barrière pour le mariage interreligieux : Canon 1086,1°. Le Canon 1086,2° donne aussitôt la possibilité de lever cette barrière. L’évêque peut donner “dispense” de l’empêchement de disparité de culte, une fois que certaines conditions sont remplies. Ces conditions sont énumérées aux Canons 1125 et 1126.

La prudence et la réserve de l’Église se justifient notamment ici en Afrique pour le mariage islamo-chrétien, comme le soulignent les évêques sénégalais dans une lettre pastorale déjà ancienne :
“Le mariage est en soi une entreprise difficile et la foi partagée en Jésus Christ est la meilleure garantie pour l’harmonie du couple et la réussite du foyer. Les conceptions divergentes du mariage en islam et en christianisme rendent une telle harmonie difficile, notamment en ce qui concerne la question de l’éducation des enfants.”

La tradition malienne veut que la femme entre totalement dans le foyer du mari, même sur le plan religieux. Le manque de formation chrétienne de beaucoup de jeunes, surtout des jeunes filles, qui sont désarmé(e)s devant la pression qui va s’exercer par la famille du conjoint sur eux(elles), est une des causes de réticence de l’Église.
Mais l’Église ne peut et ne veut pas interdire de telles unions. Quelles qu’en soient les difficultés, elle les accueille avec d’autant plus de respect et de sollicitude pastorale.

Quelle est la réalité concrète ?
Il est à remarquer d’abord que, jusqu’à présent, beaucoup de musulmans africains ne suivent pas la législation coranique dans toute sa rigueur. Le mariage d’un chrétien avec une musulmane reste possible, même si les démarches et négociations sont parfois très longues. Le cas contraire, le mariage entre un musulman et une chrétienne, est bien plus fréquent. Les statistiques nous montrent cependant que l’union entre un chrétien et une musulmane est plus fréquemment célébrée à l’église que dans le cas inverse.

Il est évidemment très difficile de saisir en chiffres l’ensemble de la réalité. Un début de recensement des couples islamo-chrétiens dans seulement huit quartiers de Bamako, a donné le chiffre de plus de 150, si bien que dans toute la ville de Bamako il doit en exister plusieurs centaines. De plus, ces chiffres ne disent rien sur le nombre de ceux, surtout des filles et des femmes, qui ont totalement abandonné leur pratique chrétienne et tout lien avec la communauté chrétienne. Nous ne disposons pas non plus de données chiffrées sur le nombre d’échecs de ces unions, encore moins sur le nombre de personnes, surtout de femmes, qui vivent des situations à peine supportables. Elles sont nombreuses.

Quelles sont les principales raisons qui poussent un(e) chrétien(ne) à choisir un(e) partenaire musulman(e) ? Elles ne sont pas les mêmes pour le jeune musulman qui choisit une chrétienne que pour le jeune chrétien qui choisit une musulmane. Le jeune musulman préfère épouser une chrétienne, puisque les filles chrétiennes sont en général mieux éduquées, sont censées être plus fidèles et plus respectueuses de leur mari. Par contre, dans la préférence du chrétien pour une fille musulmane, des considérations plus personnelles sont prédominantes.

Conditions pour la réussite d’un mariage mixte
Pour que de telles unions aient une chance de réussir, un certain nombre de conditions doivent être réunies, ce qui détermine ainsi l’accompagnement pastoral de ces couples.
Il faut une certaine indépendance sociale et économique du couple. Notamment dans le cas où l’épouse est chrétienne, si le couple vit dans le cadre de la grande famille du mari, la pression sur la femme chrétienne est telle qu’elle peut difficilement maintenir sa pratique chrétienne sans un soutien permanent, et de la part de sa propre famille, et de la part de la communauté chrétienne.

Dans tous les cas, il faut une préparation adéquate des époux au mariage, préparation qui instaure un dialogue approfondi entre époux sur tous les problèmes à venir et qui aura une chance de se poursuivre tout au long de la vie du couple. Par exemple, la question de l’éducation religieuse des enfants devrait être abordée entre les époux dès qu’il y a projet de mariage. C’est, en effet, cette question qui est la source des tensions les plus fortes dans le couple.

Le mariage islamo-chrétien n’est pas seulement une affaire entre deux familles, mais engage deux communautés religieuses. Une connaissance réciproque ou un dialogue déjà existant entre les responsables des deux communautés peut être un recours précieux au moment des tensions et des crises.

Des rencontres fréquentes de personnes vivant dans un mariage islamo-chrétien s’avèrent d’un grand réconfort. Elles permettent d’échanger, de relativiser certaines difficultés, d’avoir les conseils de personnes “expérimentées” ayant vécu des situations analogues. L’accompagnement pastoral de ces couples devrait être un souci constant, et des pasteurs, et de l’ensemble de la communauté chrétienne.

La vocation des foyers islamo-chrétiens
Entre communautés musulmanes et chrétiennes en Afrique, le problème des couples interreligieux est certainement ce qui hypothèque le plus le “vivre ensemble” traditionnel. L’originalité des musulmans africains permettant, à l’encontre de la loi coranique, le mariage d’un chrétien avec une musulmane, est en train de s’effriter sous la pression d’un islam plus rigoriste qui veut faire du mariage islamo-chrétien un engagement à sens unique (un musulman avec une chrétienne), un moyen de prosélytisme.

Du côté chrétien, pour la grande majorité et notamment pour les jeunes, la question du mariage entre chrétiens et musulmans est au cœur des débats sur le dialogue interreligieux. Souvent les musulmans ne sont vus et jugés que par rapport à cette problématique : l’intolérance relative des familles musulmanes pour accorder leurs filles aux chrétiens et le prosélytisme déguisé aux dépens des filles et femmes chrétiennes.

Et pourtant, les quelques réussites de foyers islamo-chrétiens montrent qu’une autre voie que celle du refus ou de l’affrontement est possible. C’est la voie étroite, basée sur l’amour et le respect réciproques, faite de mille sacrifices et de pardons mutuels. Ces foyers sont au cœur de la rencontre islamo-chrétienne. Ils la vivent dans tous les détails de la vie quotidienne. Ils sont l’expression ultime de ce que l’Église appelle “le dialogue de la vie”.

Josef Stamer M.Afr


Tiré du Petit Echo N° 1032 2012/06