Ce que les textes sacrés nous enseignent de l’épidémie|The Conversation
Pour certains, le Covid-19, et les pandémies plus largement, signaleraient un tournant, un effondrement des modes de vie et de la planète telle que nous la connaissons. Mais les pandémies sont présentes depuis des millénaires et souvent les textes sacrés s’en emparaient pour relire les événements dans une autre perspective que celle terrestre.
Alberto Ambrosio, Collège des Bernardins
Des trois évangiles dits synoptiques (Matthieu, Marc, Luc), Luc est le seul à recourir au terme épidémie ou mieux « peste » (Lc 21, 11).
C’est juste avant le début de la Passion du Christ, dans une section concernant les signes précurseurs de la fin des temps. Comme certains posaient la question à Jésus sur la fin du Temple de Jérusalem, la réponse ne se fit pas attendre :
« De ce que vous contemplez, viendront des jours où il ne restera pas pierre sur pierre : tout sera jeté bas. » (Lc 21, 6)
Vient une nouvelle demande, portant cette fois sur le moment où se produiront ces événements, et Jésus déclare :
« Prenez garde de vous laisser abuser, car il en viendra beaucoup sous mon nom, qui diront : “C’est moi !” et “Le temps est tout proche”. N’allez pas à leur suite. Lorsque vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne vous effrayez pas ; car il faut que cela arrive d’abord, mais ce ne sera pas de sitôt la fin. » (Lc 21, 8-9)
Ce qui amène Jésus à annoncer les signes précurseurs de la fin du monde réside dans le crédit qu’on accorde à tel ou tel charlatan qui en annonce mensongèrement la venue. Et dans le même registre, l’évangile de Luc dresse une liste mise dans la bouche de Jésus, plus précise peut-être du fait que Luc est, selon la tradition, médecin :
« Alors il leur disait : “On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura de grands tremblements de terre et, par endroits, des pestes (loimoi) et des famines (limoi) ; il y aura aussi des phénomènes terribles et, venant du ciel, de grands signes. » (Lc 21, 10-11)
Avec un jeu de mots grecs sur la proximité entre limos qui signifie la famine et loimos qui indique l’épidémie ou la peste, les deux mots étant ici au pluriel, l’évangile de Luc est le seul des trois synoptiques à préciser cet événement, la maladie généralisée comme l’un des signes précurseurs de la fin des temps. Et pourtant, la suite du texte de l’évangile précise qu’il ne s’agit pas encore des temps derniers (l’eschatologie proprement dite), mais avant tout de la persécution dont pâtiront ses disciples.
Un discours pour susciter la peur puis la culpabilité
Il est clair que pour Jésus, avant la fin de temps et le jugement dernier, il y a aussi un temps pour des signes très forts qui impliquent ce qu’on pourrait appeler des catastrophes. D’ailleurs le mot grec utilisé par l’évangile de Luc n’est pas non plus celui de catastrophe, même s’il s’en approche (akatastasiai).
Voilà donc que l’épidémie est liée, d’une certaine manière, à l’arrivée de la fin des temps qui prépare la venue du Messie (Lc 21, 25) Jésus-Christ le Sauveur. De ce point de vue, l’épidémie devient facilement un élément du discours énumérant les signes précurseurs à différentes époques, auquel s’ajoute deux intentions subsidiaires : s’intégrer dans un discours engendrant, d’abord, un état de peur, puis de culpabilité face au péché.
Un texte se prête encore plus à cette interprétation : on le trouve dans l’Apocalypse de Jean, où il est dit qu’un cheval verdâtre apparaît à l’ouverture du quatrième sceau par l’Ange de l’Apocalypse.
Au moment où le sceau est ouvert, le cheval monté par la Mort apporte sur un quart de la terre l’extermination par l’épée, la faim, la peste (limo) – pas toujours interprété et traduit par le mot peste d’ailleurs –, et par les fauves de la terre (Ap. 6, 8).
L’arrière-plan d’un tel texte peut être facilement retrouvé dans les pages de l’Ancien Testament, et en particulier du prophète Ézéchiel (14, 21) et en remontant encore aux premiers récits bibliques à la mortalité du bétail, la cinquième des dix plaies infligées aux Égyptiens dont le souverain, Pharaon, ne laissait pas sortir d’Égypte le peuple d’Israël (Ex 9, 1-7).
L’épidémie en histoire des religions
Les travaux de l’historien Jean Delumeau sont un repère de premier ordre afin d’appréhender toute la complexité d’une notion qui se met en place en Occident et qui fait des maladies un fléau de Dieu destiné à punir les péchés des hommes.
Ce même système de pensée se retrouve, plus récemment, dans le cas du virus HIV et lors chaque catastrophe naturelle qui se produit sur la planète.
Et ceci est certes dû à l’influence chrétienne, mais un certain discours musulman n’a à son tour aucun mal à s’en emparer pour stigmatiser la mauvaise conduite de l’homme.
Un discours sur la fin des temps appliqué à l’épidémie peut stigmatiser facilement le péché comme cause de ces catastrophes sanitaires. Et, à partir de là, en faire un des signes par excellence nourrissant tant l’imaginaire collectif que la peur qui lui est associée.
En islam, l’illicite suscite les épidémies
Pour ce qui est de l’islam qui, né dans des régions où la forte chaleur n’est pas un facteur favorable à la reproduction des virus, la pratique du pèlerinage à la Mecque favorise la propagation des maladies et donc des épidémies, comme l’a montré Sylvia Chiffoleau. En revanche, en islam, le lien entre peste et colère de Dieu a été souvent instauré par les théologiens, qui se sont fondés sur le verset du Coran II, 243.
Comme le théologien Ibn Abi Hadjala au XIVᵉ siècle l’écrit :
« La cause légitime de la peste est l’impudeur qui mène à la destruction de l’âge et le fait disparaître, ou de tout ce qui en sort ? Comme la consommation des boissons enivrantes, ou la pratique de tout ce qui est illicite. »
L’islam s’empare d’une certaine manière de l’élément de la peste, tiré à son tour du récit biblique, pour l’intégrer dans son discours moralisateur.
En se fondant sur ces éléments très succincts, on pourrait dire que les monothéismes maintiennent donc un rapport de surface, simple, avec ce qui relève d’épidémies et surtout de la peste, mais en réalité qui semble mêler le présent historique de l’épidémie ou de la peste avec l’eschatologie ou fin des temps en passant par la colère divine pour les péchés perpétrés par les hommes.
Les mécanismes qui fusionnent dans cet amalgame sont au nombre de trois : un présent marqué par la maladie généralisée, ingérable, un passé constitué de fautes qu’il faut se faire pardonner et envers lesquelles on nourrit une culpabilité, et enfin une projection dans la fin des temps de ces deux mêmes éléments.
Se préparer à la mort
Un autre niveau que l’on ne peut qu’effleurer ici est celui d’une « spiritualité » en temps de maladie, de crise, et qui prépare à la mort.
L’histoire de la mort en Occident dépeinte par Philippe Ariès aide à la réflexion.
Selon lui le christianisme catholique a développé une dimension d’« organe » pour la mort, d’appareil à la mort. Ainsi Saint Alphonse de Liguori (m. 1787) a intitulé son Apparecchio alla morte, 1758 – traduit en français par Préparation à la mort –, une sorte de guide didactique à usage de l’âme dévote pour bien se préparer à la mort.
Cet ouvrage et notamment les pages de réflexions spirituelles ont connu un vif succès, en faisant un best seller dans les siècles qui ont suivi.
A la fin du XIXe siècle, la petite Thérèse de Lisieux (m. 1897) relate une terrible épidémie d’influenza, la grippe qui fit des ravages dans les années 1890 en France dans son Manuscrit A, le premier de trois manuscrits autobiographiques de Thérèse de Lisieux. Elle raconte à quel point elle se sent étonnamment forte dans une situation où ses sœurs carmélites meurent les unes après les autres.
Eschatologie laïque
Aujourd’hui, le monde entier cherche par tous les moyens possibles, des solutions à une pandémie affectant toutes les structures de la société. Dans ce contexte, il n’est pas vain de se demander si la pensée théologico-politique peut s’emparer de concepts qui furent avant tout religieux et qui renvoyaient à la colère de Dieu, ou au péché des hommes.
Certains discours, de tendance radicale tant au point de vue religieux (évangélisme) que politique (théories complotistes), peuvent intégrer des éléments de discours religieux parvenant, consciemment ou inconsciemment, à faire leurs des arguments d’ordre religieux qui ont marqué le passé.
Giorgio Agamben a montré, en se fondant sur les réflexions suscitées par Michel Foucault puis reprises par Roberto Esposito et la biopolitique dans son ouvrage Bìos, Biopolitica e filosofia, la généalogie d’une épidémie dont les conclusions sont l’état d’exception permanent. Ne tiendrait-on pas là une sorte d’eschatologie laïque ?
Alberto Ambrosio, Professeur de théologie et histoire des religions à la Luxembourg School of Religion & Society (LSRS), co-directeur de recherche au Collège des Bernardins., Collège des Bernardins
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