« Lutte contre le séparatisme », une loi qui stigmatise les minorités ?
Fatima Khemilat, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La « Loi confortant les principes républicains et de lutte contre le séparatisme », adoptée en première lecture le 12 avril dernier par le Sénat, entend « lutter contre l’islamisme radical ».
Le projet de loi prévoit des mesures telles qu’étendre l’obligation de neutralité à des organisations collaborant avec les services publics, le contrôle renforcé des associations et de leur financement, la restriction de l’instruction à domicile ou encore la lutte contre les certificats de virginité et la polygamie. Il a suscité de nombreuses controverses depuis son élaboration en raison notamment de sa dénomination. Certains, – associations, ONG, collectifs universitaires –, dénoncent un tournant liberticide, quand d’autres, dont des figures politiques de droite, le jugent encore trop faible, dans son refus d’employer le terme « communautarisme » ou d’interdire le voile dans l’espace public aux mineures, par exemple.
Le communautarisme en question
« La loi contre le séparatisme » devait être à l’origine une loi contre le communautarisme. Cette appellation a vite été écartée en raison de son caractère ambigu. En France, il n’est pas interdit de « faire communauté », cela fait même partie des libertés fondamentales consacrées par le bloc de constitutionnalité, à travers la garantie des liberté associative, cultuelle, syndicale et politique.
D’autant que sociologiquement, « faire communauté » signifie (selon Max Weber qui parle de communalisation et de sociation) se regrouper par affiliation, sentiment d’appartenance ou intérêts communs.
Le terme séparatisme renvoie, quant à lui, à une acception uniquement négative et ce, d’autant plus qu’il contraste avec « l’universalisme » français. Par ailleurs, le qualificatif de « séparatiste », historiquement et comparativement, a été utilisé pour stigmatiser les tentatives d’organisation de minorités religieuses, territoriales ou raciales. De quoi s’interroger sur les effets de cette future loi sur une population déjà marginalisée, les musulmans en France.
Séparatisme vs universalisme
Si le séparatisme renvoie surtout en France à des personnes de confession musulmane, outre Manche, ce terme était employé pour qualifier certains groupes protestants, jugés en rupture avec l’Eglise anglicane.
Dans le cas français, la notion de séparatisme résonne d’autant plus qu’elle a son pendant : l’universalisme. La théorie politique de la nation française se fonde sur l’universalisme républicain, c’est-à-dire sur une nation comprise comme une et indivisible, aux valeurs universelles, qui s’appliquent à toutes ses composantes, indépendamment de leur origine, race, genre ou classe sociale.
Autrement dit, l’expression « séparatistes » désigne les communautés supposées « hostiles » à la communauté nationale, qui souhaiteraient en quelque sorte, faire sécession.
L’idée que parmi les musulmans de France, certains puissent placer leur foi et les normes de leur communauté religieuse au-dessus de leur appartenance nationale et des lois de la République, serait caractéristique de ce à quoi le « séparatisme islamique » fait référence. Néanmoins, les musulmans ne sont pas les premiers sur le territoire français, à être soupçonnés de « séparatisme ».
Une version actualisée de « l’indépendantisme » ?
En France, le séparatisme a longtemps été employé comme synonyme « d’indépendantisme » ou « d’autonomisme ».
Depuis la Révolution française, toute velléité visant à promouvoir la reconnaissance de corps composites de la nation française (les religions, les fédérations, les régions, etc.) a systématiquement donné lieu à une importante répression. Plus récemment, c’est en 1939, selon la spécialiste de justice pénale Vanessa Codaccioni, que pour la première fois le terme de séparatisme a été employé en France. Il ciblait alors les communistes, soupçonnés de promouvoir de l’intérieur, les intérêts de l’URSS.
Plus tard, cette notion sera utilisée pour disqualifier à la fois les luttes décoloniales, – notamment celles du peuple algérien –, et les luttes autonomistes sur le territoire français : basque, guyanais ou martiniquais comme le mentionne Vanessa Codaccionni dans son ouvrage sur la justice d’exception. C’est surtout, le général De Gaulle qui fera un usage massif du terme « séparatiste », employé de façon à stigmatiser ses adversaires et les mettre hors jeu.
Accuser aujourd’hui une partie des musulmans de séparatistes s’inscrit dès lors dans l’héritage jacobiniste et colonial de la France. Cela sous entend qu’une partie de la communauté nationale se comporte comme un « ennemi de l’intérieur » qui souhaiteraient voir des territoires (les banlieues principalement) et des institutions (l’école, l’hôpital, etc.) régis par les lois particulières, – celle du groupe religieux –, et non les lois à prétention universelle de la communauté nationale. En ce sens, cette accusation se rapproche de la critique faite aux Afro-américains dans les années 60.
Une dynamique similaire aux États-Unis
Aux États-Unis, le qualificatif de « séparatiste » a été revendiqué par des mouvements Afro-américains dans les années 60. Le Black separatism qualifiait alors les organisations qui faisaient la promotion de la séparation physique des Noirs avec les Blancs, comme le mouvement Nation of Islam ou certaines organisations prônant le Black nationalism, comme The Black Panther Party.
Le séparatisme politique, – voire territorial, avec des intellectuels, comme Marcus Garvey, qui prônaient le retour en Afrique des Noirs –, a parfois même donné lieu à des formes de luttes armées. Ces mouvements seront vus comme une menace à l’unité de la nation américaine, bien que celle-ci se fonde sur un modèle multiculturalisme (salad bowl). https://www.youtube.com/embed/R-XjloOKl60?wmode=transparent&start=0 Documentaire sur Marcus Garvey.
Il est important, néanmoins, de souligner que ces organisations avaient en dehors de leur projet politique, un projet éminemment social. Elles souhaitaient en outre, pallier à l’incurie des services publics américains et aux discriminations subies par les communautés noires.
Le Black Panther Party par exemple, avait mis en place tout un système de santé (cliniques), de restauration (petits déjeuners pour les enfants), d’éducation (cours de soutien scolaire) et d’entraînements physiques et intellectuels (formations d’autodéfense répartis sur tout le territoire) à destination des Afro-américains.
Aujourd’hui encore, comme l’a rappelée la crise du Covid, l’approche libérale américaine, – qui a plongé les systèmes de santé, d’éducation et de transports publics dans un état de dégradation avancée -, frappe en particulier les populations noires fortement précarisées.
Au lieu de répondre par des mesures sociales, le gouvernement des États-Unis a fait des Afro-américains un « problème public » et les a directement visés lors de sa « guerre contre la drogue » et « contre les pauvres » comme le souligne Michelle Alexander dans The New Jim Crow.
De manière analogue, bien que les systèmes politiques français et étasuniens soient très différents, l’accusation de « séparatisme » ou de « communautarisme » est considérée par Julien Talpin et Marwan Mohammed, auteurs du livre Communautarisme ?, comme une façon de stigmatiser les minorités musulmanes en leur niant le droit de se mobiliser contre les discriminations auxquelles elles font face.
Trouver une alternative à la précarité
Dans le projet de loi contre le séparatisme, il est fait mention d’une proposition visant à limiter l’instruction à domicile des personnes soupçonnées de séparatisme, tout comme la fermeture d’écoles privées musulmanes. Or, ces initiatives scolaires pourraient s’expliquer non pas tant, par la volonté de « se séparer de la République », que par celle de trouver une alternative à l’échec scolaire endémique dans les quartiers populaires, comme le montrent les conclusions répétées du Conseil national de l’évaluation du système scolaire ou les travaux sur les Journées de Retrait de l’Ecole.
Ce mouvement consistait à retirer ses enfants de l’école un jour par mois afin de protester contre la mise en place des ABCD de l’égalité. Les études sur la question ont permis de démontrer qu’au-delà d’un certain traditionnalisme culturalo-religieux, c’est l’expérience de l’échec scolaire et du déclassement social des parents qui explique en partie cette mobilisation de familles musulmanes. https://www.youtube.com/embed/-dKPKbIsNK8?wmode=transparent&start=0 Certains parents font école à domicile par alternative au système scolaire et le projet de loi remet en question cette possibilité.
Selon une étude de l’OCDE, il ne faut pas moins de six générations avant qu’un individu issu des catégories les plus pauvres puisse sortir de la précarité en France.
Les musulmans, étant majoritairement membres de ces catégories, – tant pour des raisons historiques liées à l’histoire coloniale et migratoire que pour des raisons sociologiques liées aux discriminations dont ils font l’objet –, se voient directement impacter par les inégalités sociales et scolaires. De la même manière, le développement de l’entreprenariat musulman peut se comprendre davantage comme une tentative de contourner « l’ascenseur social en panne » que de « se communautariser ».
Une « condition musulmane » ?
À l’instar de la « condition noire » décrite par Pap Ndiaye, les populations musulmanes partageraient ainsi en France, une « condition musulmane ».
Le concept de condition englobe celui d’appartenance ethnique, culturelle ou sociale sans tomber pour autant dans les travers biologisants ou homogénéisants du terme communauté ou race. En l’occurrence, « la condition musulmane » ne saurait être réduite à la seule question de la religiosité, radicale ou non, mais fait référence à une expérience commune de la minorité renvoyant à une réalité sociale, économique et spatiale. Dit autrement, une personne avec un nom à consonnance « arabo-musulmane » ou originaire du Maghreb, – donc racisée « arabe » –, se verra assigner, croyante ou non, à la condition musulmane (voir sur cette question le livre Islamophobie de Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat).
Dès lors, les comportements qualifiés de « séparatistes » pourraient se comprendre non pas comme des signes de radicalité religieuse, mais comme des stratégies visant à réduire les inégalités sociales dont souffrent les populations de « condition musulmane » et dont la crise du Covid a participé à souligner l’ampleur.
Adopter des mesures limitant les libertés religieuses seraient, par conséquent, inadéquates, voire contre-productives.
Un projet de loi contre-productif
D’un point de vue juridique, les mesures annoncées dans le projet de loi, comme l’élargissement de l’obligation de « neutralité » pour les mères accompagnatrices de sortie scolaire, ou encore les salariées de certaines entreprises privées, renforcent les atteintes portées depuis une vingtaine d’années à la liberté religieuse des femmes musulmanes portant un foulard.
Les amendements introduits en première lecture du Sénat ont considérablement durci le texte sur le séparatisme qui, pourtant, était déjà juridiquement problématique sur plusieurs points.
À titre d’exemple, les fermetures de mosquées annoncées par Marlène Schiappa, semblent infondées quand on sait que très peu des auteurs d’actes terroristes ont été « recrutés » ou simplement fréquentaient des mosquées.
Après avoir mené une politique contre « l’islam des caves », l’État risque d’aggraver les déserts religieux musulmans en fermant des lieux de culte de proximité dans un paysage religieux saturé par la demande, portant ainsi atteinte à la liberté de culte telle que garantie dans l’article 1er de la loi de 1905.
Enfin, toutes ces mesures, qui peuvent être perçues comme discriminatoires à l’égard des musulmans, risques d’être contre-productives car si elles entendent lutter contre « les radicaux », elles risquent de valider le narratif qu’ils véhiculent : celui d’une France qui s’érige en « ennemi de l’islam ».
La loi contre le séparatisme pourrait ainsi, paradoxalement, fragiliser les principes républicains qu’elle prétend « conforter » et exclure encore davantage une population déjà marginalisée, en lui refusant toute forme de visibilité sociale et le droit de se mobiliser, individuellement ou collectivement.
Fatima Khemilat, Chargée de cours, doctorante à Sciences Po Aix, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
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