Juifs du Maroc : regards sur une fraternité judéo-musulmane oubliée
Avec son film « Ziyara », la réalisatrice Simone Bitton évoque avec subtilité l’exil des juifs du Maroc, au moment même où s’ouvre à Paris, à l’Institut du monde arabe, l’exposition « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire ».
Difficile, a priori, d’imaginer un film plus complexe à réaliser que Ziyara, puisque ce documentaire ne parle que d’absents et de disparus. Dans tous les sens du terme. Comment le rendre passionnant alors qu’il ne s’agit que d’une promenade dans d’innombrables cimetières ? Et pourtant, Simone Bitton a réussi cette gageure : nous proposer un long métrage jamais ennuyeux et toujours esthétiquement séduisant pour nous conter, à sa manière, l’exode des Juifs marocains dans les années 1950 et 1960. Ils étaient plus de 250 000 au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a plus que quelques centaines de familles à résider encore au Maroc.
Croyances partagées
Pour l’essentiel, Ziyara propose un retour sur les lieux abritant les sépultures des ancêtres. C’est donc, en quelque sorte, un film sur des fantômes. Mais des fantômes que la réalisatrice fait revivre, autre gageure, en rencontrant et en enregistrant les témoignages non pas de Juifs – qui sont quasiment absents du film à part Simone Bitton elle-même, commentant son périple – mais des musulmans. Car tous les gardiens des cimetières juifs, tout comme la conservatrice du musée juif de Casablanca, sont des Marocains qui vénèrent Allah et son Prophète. Et qui prennent leur tâche très au sérieux.
« C’est la foi qui compte », dit cette dame très pieuse en charge d’un mausolée où ceux qui y viennent se recueillir peuvent aussi bien être des Juifs de passage que des Musulmans. Ce que confirme la gardienne de la synagogue de Fès, qui ne craint pas d’affirmer que, finalement, « la seule grande différence entre le judaïsme et l’islam, c’est Mohammed ». Rien d’étonnant quand on sait que si l’on compte environ 650 saints juifs au Maroc, 150 d’entre eux sont « partagés » par les Juifs et les Musulmans. La pratique populaire de la ziyara – qui a donné son titre au film et signifie en darija (dialecte populaire) « visite » des figures protectrices légendaires que sont les saints mais aussi « pèlerinage » – a d’ailleurs toujours été partagée par les deux communautés.
« L’idée du film, raconte Simone Bitton, est partie de cette constatation du partage des croyances. » Elle-même, née à Rabat en 1955, a commencé par grandir dans une famille sépharade où, si l’on apprenait le français à l’école, on parlait arabe à la maison. Avant que les siens émigrent en 1966, comme la plupart des Juifs marocains, en Israël. Là-bas elle devient, après s’être familiarisée avec l’hébreu, « femme de trois pays et de trois cultures ». Choquée par la politique d’agression d’Israël face à ses voisins, elle s’installe après la guerre du Kippour à Paris, où elle étudie le cinéma qui devient son métier.
Elle vit aujourd’hui entre la France et le Maroc. Auteure de nombreux documentaires remarqués et consacrés aussi bien à la Palestine – notamment le portrait de Mahmoud Darwich et un autre, celui de Rachel, cette militante pacifiste américaine écrasée par un bulldozer alors qu’elle protestait contre la destruction de maisons palestiniennes – qu’à la lutte anticoloniale, à travers par exemple un retour sur les combats de Mehdi Ben Barka. Elle a également tourné une série de films sur Les grandes voix de la chanson arabe (Oum Kalsoum, Mohamed Abdelwaheb, Farid el-Atrache).
« Gâchis historique »
Ce que démontre avant tout ce pèlerinage profane en forme de « road movie » à la recherche de lieux de mémoire auquel nous convie cette cinéaste engagée, c’est à quel point le départ de Juifs du Maroc n’allait pas de soi. Ils ont abandonné un pays où ils étaient à l’évidence chez eux, en grande partie à cause d’un lobbying acharné de l’agence juive au profit d’Israël. Ce qui suscite peut-être des regrets chez ceux qui ont émigré, mais surtout une incompréhension du côté marocain. On est frappé par le sentiment de « gâchis historique » qu’évoquent nombre de Musulmans interrogés qui affirment sans ambages quelle perte a représenté pour le Maroc la disparition de la composante juive de sa société présente depuis des siècles et des siècles.
Une perte, nous rappelle une importante exposition qui vient de commencer à l’Institut du monde arabe (IMA, à Paris), qui ne concerne pas que le Maroc même si c’est là qu’elle a peut-être été le plus ressentie. « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire », une véritable première à l’échelle internationale, permettra en effet jusqu’en mars 2022 de venir constater que pendant très longtemps « Juifs et Arabes n’étaient pas des étrangers mais du même monde », comme le dit Benjamin Stora, le commissaire de la très riche exposition inaugurée le lundi 22 novembre par le président Emmanuel Macron.
Une occasion de comprendre, en regardant des centaines d’œuvres venues du monde entier (tableaux, fresques, costumes, objets de tout sortes) et des textes souvent rares comme celui annoté de la main de Maïmonide au XIIe siècle, ainsi que des photos et des films, qu’il est non seulement réducteur mais en outre totalement erroné de considérer que l’histoire des rapports et du compagnonnage entre les deux communautés, commencé au sixième siècle avant l’ère chrétienne, serait uniquement celle du conflit israélo-palestinien. Une leçon d’histoire bienvenue en nos temps troublés, alors que triomphent les analyses à courte vue.