En Inde, le sort des musulmans et des chrétiens se dégrade
Enquête
Il y a vingt ans, des émeutes contre les musulmans faisaient près de 2 000 victimes dans l’État indien du Gujarat.
Les discriminations et les violences à l’encontre des musulmans et des chrétiens s’accélèrent sous le gouvernement de Narendra Modi, premier ministre depuis 2014.
« Je me souviens du train calciné, des camps de réfugiés, de villages où les musulmans avaient été massacrés, d’un puits dans lequel les femmes musulmanes s’étaient jetées pour ne pas être violées », raconte John Dayal, militant chrétien et auteur d’un ouvrage sur les pogroms.
C’était dans l’État du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, il y a vingt ans. Près de 2 000 personnes étaient mortes dans des émeutes antimusulmanes orchestrées par des extrémistes hindous, en représailles de l’incendie d’un train de pèlerins hindous, le 27 février 2002. Narendra Modi, premier ministre de l’Inde depuis 2014, était alors à la tête de l’exécutif du Gujarat. Son gouvernement avait alors été soupçonné d’avoir « laissé faire » les violences, mais la justice l’avait lavé de toute accusation.
Projet d’une suprématie hindoue
L’événement dramatique marque une étape dans l’affirmation autoritaire de l’hindutva, ce projet d’une suprématie hindoue politiquement incarné par le parti au pouvoir, le BJP (Parti du peuple indien). « Les émeutes de 2002 étaient un laboratoire et ouvrent la voie vers une justice biaisée et une police complice du pouvoir et instrument de terreur politique », estime John Dayal.
→ REPORTAGE. En Inde, la peur des minorités religieuses
Une opinion partagée dans la presse par l’historien Ramachandra Guha, qui voit ces émeutes comme « un essai de ce qui est tenté aujourd’hui au niveau national ». Selon lui, il s’agit de contrôler « la machine étatique pour imposer fermement la volonté des hindous (80 % de la population) sur les Indiens de différentes confessions, en particulier les musulmans ».
Le sort de ces derniers s’est dégradé dès l’arrivée au pouvoir du BJP en 2014. Depuis, des dizaines de musulmans ont été lynchées par des foules d’extrémistes hindous, sous prétexte qu’ils portaient atteinte à des vaches, sacrées dans la religion hindoue. En outre, différentes législations ciblant les minorités religieuses ont été votées dans différents États, allant de l’interdiction de l’abattage des vaches aux lois anti-conversion, criminalisant les hommes musulmans et chrétiens voulant épouser des femmes hindoues.
Alerte des militants des droits de l’homme
« Tout s’est accéléré après la réélection de Narendra Modi en 2019, rappelle Irfan Engineer, directeur du Centre for Study of Society and Secularism, qui documente les violences ciblant les musulmans. Des acteurs non étatiques, en particulier les brigades extrémistes hindoues, se sont sentis le droit de s’en prendre aux musulmans : attaques ciblées, boycotts socio-économiques, marginalisations, humiliations, etc. » Les incidents sont nombreux et les militants des droits de l’homme ne cessent d’alerter sur la situation. Au cœur de New Delhi, des extrémistes hindous ont attisé, en février 2020, des émeutes intercommunautaires qui ont fait 53 morts.
→ REPORTAGE. Inde : des émeutes intercommunautaires embrasent New Delhi
La radicalisation est appuyée par des lois majeures ; l’une, très controversée, sur l’obtention de la citoyenneté indienne, à la défaveur des musulmans, a ainsi été adoptée. Par ailleurs, le statut constitutionnel du Cachemire, seule région à majorité musulmane, a été abruptement abrogé. Et, actuellement, l’État du Karnataka, dirigé par le BJP, connaît de vives tensions après l’interdiction du port du voile à l’école, les signes religieux étant pourtant autorisés dans un pays fondé sur la liberté religieuse. La justice devrait trancher prochainement.
490 attaques contre les chrétiens en 2021
La petite minorité chrétienne fait, elle aussi, dans une moindre mesure, les frais de cette radicalisation. L’organisation Religious Liberty Commission of the Evangelical Fellowship a enregistré 490 attaques contre les chrétiens en 2021. Un chiffre record, depuis les pogroms perpétrés en 2007 et 2008 en Orissa. « L’impunité de l’État, la complicité de la police et les lois radicalisées militarisent les groupes extrémistes », a dénoncé la All India Catholic Union. En outre, le 25 décembre, les autorités ont bloqué les financements étrangers en faveur des Missionnaires de la Charité. Résolu depuis, l’incident envoie un message clair aux chrétiens dont les institutions sont nombreuses dans le pays. Ce climat général libère les discours haineux. Et alors que cinq États votent actuellement, les enjeux électoraux exacerbent les stratégies du BJP visant à stigmatiser les musulmans.
Car derrière l’ostracisation des minorités religieuses se joue le projet de l’avènement d’une nation hindoue. « Modi est perçu comme le “roi des cœurs hindous”, capable de redonner sa gloire à l’hindouisme, commente John Dayal. Musulmans et chrétiens doivent être des citoyens de seconde classe. » Irfan Engineer souligne, lui, la peur et le sentiment de menace qui pèsent sur ces minorités : « Les dégâts causés par ce gouvernement au sein de notre société prendront des décennies à s’estomper. »
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L’Inde, un pays multiconfessionnel
♦La population de l’Inde, deuxième pays le plus peuplé du monde derrière la Chine, est estimée à 1,34 milliard d’habitants.
♦Les Indiens de religion hindoue sont largement majoritaires, avec 966 millions de personnes (79,8 % de la population), selon les chiffres issus du recensement de 2011.
♦La plus importante des minorités religieuses est constituée des musulmans. Ces derniers étaient au nombre de 172 millions en 2011 (14,2 %).
♦On comptait 28 millions de chrétiens (2,3 %), 20,8 millions de sikhs, 8,4 millions de bouddhistes et 4,5 millions d’adeptes du jaïnisme.