« Distinguer l’islam des musulmans est fallacieux philosophiquement et théologiquement »
- Benoît SibilleMembre du collectif chrétien Anastasis (1)
Peut-on distinguer les musulmans de l’islam pour mieux critiquer la religion tout en se targuant de préserver les croyants ? Pour Benoît Sibille, c’est une position malheureuse et fausse : aucune religion n’est indépendante de ses fidèles, qui nourrissent sa tradition, la font évoluer…
En distinguant l’islam des musulmans, un certain nombre de catholiques pensent pouvoir maintenir l’impératif chrétien de charité – aimer son prochain quel qu’il soit – tout en alertant contre le danger civilisationnel que représenterait l’islam pour la vieille Europe. C’est évidemment déjà mieux que d’accuser sans discernement tous nos concitoyens musulmans d’être des terroristes. Il nous semble pourtant que cette distinction est fallacieuse philosophiquement et théologiquement.
D’abord parce que nous-mêmes n’apprécierions pas que l’on distingue ce que nous sommes de la foi qui nous fait vivre (« Ma vie, c’est le Christ », n’est-ce pas la confession de foi que fait tout chrétien à la suite de l’apôtre Paul en Ga 2,20), mais surtout parce qu’une telle affirmation suppose que l’« islam » soit un donné anhistorique et indépendant des musulmans eux-mêmes.
→ REPORTAGE. Le dialogue islamo-chrétien, à contre-courant
On nous explique ainsi qu’il peut y avoir des bons musulmans, mais qu’au fond ils ne le sont que malgré l’islam et que l’islam ouvert ou progressiste (que valent d’ailleurs de tels concepts en théologie ?) ne l’est que malgré la lettre de l’islam. Bref, la vérité de l’islam serait nécessairement du côté de l’intégrisme – que l’on qualifiera alors de wahhabite, de salafiste ou de projet d’islam politique, alors qu’il faut bien avouer que pour la plupart d’entre nous ces mots ne sont que des étiquettes et que nous ignorons tout des débats théologiques auxquels ils renvoient.
Valider l’argumentaire fanatique
En concluant ainsi que, malgré toute la bonne volonté des musulmans, l’islam les pousse inexorablement du côté du fanatisme, on valide paradoxalement l’argumentaire de la plus butée des théologies islamiques. Les pourfendeurs de l’islam confessent en effet d’une même foi que l’islam, c’estpar essence la domination de l’homme sur la femme, l’interdiction de se convertir à une autre religion, la théocratie… Ainsi, en considérant qu’il faut lutter contre l’islam, qui serait en soi un danger, nous acceptons comme définition de l’islam celle que cherchent à imposer Daesh ou les talibans. Curieuse alliance, qui devrait nous alerter, entre l’intégrisme musulman et ses dénonciateurs catholiques.
N’étant pas musulmans, il ne nous appartient pas de définir ce qu’est l’islam. Mais un peu de philosophie et de théologie chrétienne peut nous éclairer sur ce qu’est un texte et par ricochet sur ce qu’est l’islam en tant que religion se rapportant à un texte. Il y aurait une grande naïveté à croire qu’un écrit, quel qu’il soit, se donne comme un bloc dont la signification ne serait pas objet de discussions. Péguy notait que la lecture est « l’acte commun, l’opération commune, du lisant et du lu ». Le sens en effet se négocie toujours, c’est la vérité herméneutique fondamentale. Aucun texte n’est capable d’un sens univoque s’imposant de lui-même, tout texte doit être lu et tout acte de lecture est un acte d’interprétation et d’invention du sens.
La fragilité de nos propres croyances
Cette condition herméneutique est difficile à accepter, elle nous met à la fois face à la fragilité du sens et face à notre responsabilité vis-à-vis de lui. Au fond, en figeant l’islam en une essence anhistorique, on se protège probablement nous-mêmes de la fragilité de nos propres croyances. Il serait si simple que notre dogme soit vrai et le leur faux, et que tout cela ne soit pas à questionner. Pourtant, la parole ne nous enseigne quelque chose qu’en nous interpellant, en requérant notre interprétation, et ce, que l’on lise la Torah, l’Évangile ou le Coran. Il n’y a donc pas plus d’islam véridique et anhistorique qu’il n’y a de judaïsme ou de christianisme anhistorique.
Il ne s’agit pas, disant cela, d’opter pour un relativisme théologique et de mettre l’ensemble des textes religieux sur le même plan. Les actes de foi ne sont pas interchangeables, confesser la mort et la résurrection de Jésus n’est pas réciter la chahada. Si, en effet, notre argument est d’abord philosophique et concerne le statut herméneutique de tout texte, il est aussi spécifiquement chrétien et théologique.
Discussion avec un texte
La foi dans le Verbe fait chair (Jn 1,14) et la conséquence qu’en tire Paul, « La lettre tue mais l’esprit vivifie » (2 Co 3,6), ne cesse en effet de nous faire redécouvrir notre condition historique d’herméneute. Que sont la vie chrétienne et l’histoire de l’Église sinon une longue discussion entretenue entre des femmes et des hommes et un texte, discussion incarnée et historique hors de laquelle le texte ne peut aucunement se donner comme Parole vivifiante.
Dire qu’il n’y a pas de vérité anhistorique du christianisme n’est donc aucunement une manière de dévaloriser la révélation chrétienne, c’est au contraire lui donner toute sa puissance.
N’ayons donc pas la naïveté de ceux qui, ne s’étant jamais frottés ni aux sciences sociales ni à la révélation biblique, prennent les textes religieux pour ce qu’ils ne sont pas. Il n’y a pas de véritable islam (2) – qu’il soit un danger ou un trésor – ailleurs que dans ce qu’en font historiquement les musulmans eux-mêmes. Plutôt que de décider pour eux que le vrai islam est l’intégrisme, peut-être faudrait-il avoir le courage et la confiance de laisser les musulmans eux-mêmes être l’islam et pour ce faire cesser de surveiller, harceler ou fermer leurs lieux de culte, leurs centres d’études, leurs maisons d’édition ou leurs associations. Nous avons besoin de la théologie musulmane.
(1) Le collectif Anastasis est en cours de création par un groupe de chrétiens dont l’objectif est de nourrir la réflexion et l’action sur la portée politique de l’Évangile.
(2) À l’objection selon laquelle l’islam est précisément une religion inhibant toute tâche herméneutique, on répondra seulement en demandant depuis quel point de vue anhistorique conclut-on que l’islam est cela. Considérer qu’un texte n’est pas à interpréter est déjà un choix d’interprétation qui comme tout autre choix s’inscrit dans une histoire et dans des débats, il ne s’agit en rien d’une essence immuable. La tâche herméneutique de l’homme n’est pas chose dont on puisse se dispenser.