Russie : le monde islamique, l’autre pilier du Kremlin face à l’Occident 

Analyse 

Les quelque 15 à 20 millions de musulmans de Russie, l’une des colonnes vertébrales du régime de Vladimir Poutine, jouent un rôle central dans le soutien pour son « opération militaire spéciale » en Ukraine.

  • Benjamin Quénelle, envoyé spécial à Kazan (Tatarstan, Russie), 

 

Russie : le monde islamique, l’autre pilier du Kremlin face à l’Occident
 
Le mufti à la tête du centre de direction spirituelle des musulmans, Cheikh-ul-Islam Talgat Tadzhuddin (à droite), sur le lieu de pèlerinage de Bolgar, au sud de Kazan le 21 mai, lors de l’anniversaire de l’adoption du Coran il y a 1 100 ans dans cette région.YEGOR ALEYEV/TASS/SIPA USA

À Kazan, cité symbole en Russie des bonnes relations entre chrétiens et musulmans, le pouvoir russe vient de mettre en scène son rapprochement avec le monde islamique. Dans la capitale sur la Volga de la république semi-autonome du Tatarstan, cohabitent bulbes de la cathédrale orthodoxe et minarets de la grande mosquée, réunis au sein même du Kremlin, citadelle dans laquelle sont réunis les bâtiments des pouvoirs politiques et religieux. Un cas unique en Russie.

L’adoption du Coran il y a 1 100 ans dans cette région à quelque 700 km de Moscou « a eu un impact significatif sur la formation de notre patrie en tant qu’État multiconfessionnel », s’est réjoui Vladimir Poutine, absent au forum « Russie-monde islamique », mais dont une lettre de bienvenue a été lue aux 1 100 personnalités religieuses venues de 76 régions russes et de cinq pays musulmans.

Aucun pays musulman n’a pris de sanctions contre Moscou

À la tête d’un pays comptant 15 à 20 millions de musulmans mais, internationalement, isolé par les Occidentaux depuis son « opération militaire spéciale » en Ukraine, le président russe n’a pas manqué de mettre en valeur son rapprochement avec le monde islamique : aucun pays musulman n’a pris de sanctions contre Moscou.

« Ensemble, nous nous opposons à l’utilisation du chantage, des mesures discriminatoires, du diktat politique et économique dans les relations internationales », s’est félicité Vladimir Poutine, saluant « la fermeté, le courage et l’altruisme » des soldats musulmans au sein de son armée en Ukraine.

« L’Occident tente d’imposer ses valeurs »

Les uns après les autres, autorités locales et représentants musulmans ont repris et défendu à Kazan le narratif des autorités russes. « La période est difficile. Nous devons nous unir autour du chef de notre État », a souligné Roustam Minnikhanov, président de la république du Tatarstan.

Il s’en est violemment pris à l’Ouest. « L’Occident tente d’imposer ses valeurs », a-t-il tempêté. Un thème répété par Vladimir Poutine ces dernières années : mettre en avant la bonne intégration des musulmans en Russie pour montrer que, dans sa lutte contre l’Ouest et son présupposé déclin de valeurs, il a l’islam avec lui.

« Renaissance spirituelle » de la Russie

Pour le Kremlin, les musulmans russes, précieuse réserve de voix électorales (lire ci-dessous), jouent un rôle clé dans sa défense des valeurs conservatrices. À la tribune du forum de Kazan, Cheikh-ul-Islam Talgat Tadzhuddin, mufti à la tête du centre de direction spirituelle des musulmans, a tenu des propos plus durs encore que les discours officiels.

Priant pour « nos soldats mobilisés », il a dénoncé le régime de Kiev qui « organise un retour du nazisme et mène un génocide avec l’aide des Occidentaux orchestrant l’avancée de l’Otan ». Il a remercié Vladimir Poutine d’avoir permis la « renaissance spirituelle », « la confrontation du vrai et du faux » et « l’unité de la Russie » face à « une Europe qui perd ses repères ». Des propos chaudement applaudis.

Chape de plomb

« En apparence, la communauté islamique est donc derrière le président. Mais la chape de plomb est telle que tout opposant à la guerre, orthodoxe ou musulman, ne peut plus librement s’exprimer », prévient à Moscou un observateur européen des affaires religieuses russes. « Il faut lire aussi entre les lignes… »

À Kazan, un mufti réputé pragmatique a ainsi tenu un discours plus modéré. Cheikh Ravil Gaynutdin, président du conseil des muftis de Russie, a fait l’éloge de « l’État multiconfessionnel et tolérant » bâti par le Kremlin. Mais il a soigneusement évité de parler de la crise en Ukraine, se cantonnant à des propositions concrètes : construire de nouvelles mosquées dans le pays, renforcer à l’international les liens avec le monde islamique, « marché économique majeur »

Un relais politico-religieux utile pour le Kremlin

En tournée cette semaine au Moyen-Orient, au Bahreïn et en Arabie saoudite, Sergueï Lavrov passera à l’application pratique. « Le grand projet est de renforcer les liens économiques entre la Russie et le monde islamique, rappelle Alexeï Malachenko, expert à l’Imemo, groupe de réflexion réputé à Moscou. Mais le monde musulman ne sera jamais une alternative complète pour remplacer l’Ouest… » En attendant, c’est un relais politico-religieux utile pour le Kremlin.

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Les musulmans russes, précieuse réserve de voix électorales

Sur 146 millions de Russes, entre 15 et 20 millions sont nominalement musulmans. Tous ne sont pas croyants.

Il faut ajouter 2 à 3 millions de travailleurs migrants officiellement enregistrés – sans oublier les clandestins – originaires des ex-républiques soviétiques musulmanes d’Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan).

Aux dernières élections présidentielles et législatives, les six principales républiques musulmanes en Russie (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan, Kabardino-Balkarie, Tatarstan, Bachkortostan) ont voté en moyenne à 84 % en faveur de Vladimir Poutine et de son parti « Russie unie ».