Burkini : « Un signe religieux n’est pas automatiquement signe d’asservissement »
- Rémi CaucanasHistorien, professeur à l’Université Saint-Paul (Ottawa)
Vu du Canada et du Québec, la passion française pour le sujet du burkini surprend. L’historien Rémi Caucanas raconte l’indignation que peuvent susciter ces interrogations laïques très françaises, et montre comment ces discussions contemporaines s’inscrivent dans l’histoire longue de la sécularisation.
« La France accueillera les Jeux olympiques d’été de 2024. Permettra-t-elle aux athlètes portant le hidjab de participer aux Jeux olympiques ? » C’est la question que l’on pouvait lire encore récemment dans le Globe and Mail, le grand quotidien anglophone de Toronto. Le journal canadien pointait alors le paradoxe d’une France qui défend à l’ONU les droits à l’éducation des filles afghanes tout en réfléchissant à exclure de l’espace public des femmes musulmanes sous prétexte qu’elles seraient voilées.
À l’heure du débat hexagonal sur le port du burkini dans les piscines municipales, le Canada et ses voix anglophones formulent plusieurs interpellations, certaines n’hésitant donc pas à s’indigner de ce qui est perçu comme une discrimination religieuse dans le milieu du sport français. « De quoi la société se mêle-t-elle ? » n’hésitent pas à souligner des défenseurs des droits de l’homme (et des femmes), qui déplorent au passage que, encore une fois, le corps des femmes fasse l’objet d’un débat dont l’enjeu reste plus la domination masculine que l’émancipation féminine. « Que gagnerait-on à exclure des femmes voilées de l’espace public ? » s’interrogent des voix plus simplement pragmatiques qui se demandent pourquoi la France s’entête à se priver systématiquement de compétences humaines. « Aux prises avec ses peurs, la France est-elle encore en mesure de prétendre à l’universalité dont elle se targue ? » ironisent les plus critiques qui n’hésitent pas à rapprocher leurs critiques de celles qu’ils adressent à la province du Québec.
Expériences d’égalité
Car au Canada même, le Québec se distingue par ses initiatives législatives en la matière, mettant en avant une identité culturelle particulière. Le débat y remonte au moins à la commission Bouchard-Taylor de 2007 et a connu quelques épisodes marquants comme l’adoption de la Charte des « valeurs québécoises » en 2013 et de la Loi sur la laïcité de l’État, dite « Loi 21 » en 2019. Il y a quelques mois, le scandale a éclaté quand, en application de la loi, une enseignante de Chelsea, dans l’ouest de la province, a été retirée de sa classe d’une école primaire parce qu’elle portait le voile. La culture francophone serait-elle donc plus menacée par les voiles islamiques que ne le serait la culture anglo-saxonne ? Des contre-exemples de l’Ouest africain viendraient rapidement apporter des nuances intéressantes. L’insécurité culturelle qui ressort des cas français et québécois n’est-elle pas alors à mettre en relation avec un certain rapport au religieux ? En France comme au Québec, il est indéniable que le religieux fait partie de ces zones sensibles.
Sensibles, car tout symbole religieux rappelle une emprise catholique aujourd’hui reniée. En France comme au Québec, la sécularisation n’a pas encore fini de travailler les cœurs et les esprits. En parallèle, une forme d’insécurité culturelle est alimentée par les vagues sans cesse plus puissantes d’un multiculturalisme anglo-saxon qui s’affirme en même temps que cette mondialisation finalement trop globale pour correspondre à la notion plus latine d’universalité.
Le prix de la fraternité
Entre des mémoires douloureuses et une sécularisation qui peut être agressive, la ligne de crête est souvent périlleuse. Prendre la défense des signes musulmans revient pour certains à se faire complice d’une islamisation de la société et trahir l’œuvre de christianisation, ou bien contribue à entretenir un conservatisme contraire à l’émancipation féminine. Et prendre la défense d’une laïcité exclusive revient pour d’autres à alimenter l’islamophobie ambiante, se faisant de fait infidèle au message évangélique.
Aussi sommes-nous peut-être d’abord appelés à l’humilité : celle qui favorise l’écoute des peurs et des blessures, souvent partagées en fait… « Hôpital de campagne » disait le pape François. Humilité… et exigence ! Car il faut aussi expliquer qu’un signe religieux n’est pas automatiquement signe d’asservissement et de domination ; que des discours musclés en faveur d’une émancipation féminine ne coïncident pas toujours avec des aspirations intérieures qui peuvent être bien plus libératoires que des lois agressives ; que la défense arc-boutée d’une certaine identité ne contribue pas forcément à sa préservation mais entraîne plutôt son étranglement. Bref, c’est parce que l’on exigera la liberté et l’égalité pour toutes et tous que l’on bâtira la fraternité et qu’on contribuera peut-être ainsi à l’universalité de la France, au rayonnement de sa culture et de sa devise républicaine.