Le « combat perdu » des catholiques de La Manif pour tous 

À l’automne 2012 naissait une mobilisation d’une ampleur inattendue contre la loi Taubira ouvrant le mariage civil et l’adoption aux couples gays et lesbiens. Dix ans plus tard, nombre de catholiques engagés dans ce mouvement ont tourné la page, évoquant un héritage frustrant sinon embarrassant.

  • Benoît Fauchet, Arnaud Bevilacqua et Laurent de Boissieu, 

 

Le « combat perdu » des catholiques de La Manif pour tous
 
Un rassemblement de La Manif pour tous, à Nantes, en novembre 2013.JEAN-SÉBASTIEN EVRARD/AFP

« Merci pour l’invitation, mais je préfère ne pas parler de ce mouvement. » C’est un intellectuel catholique qui oppose cette fin de non-recevoir, après avoir été sollicité par La Croix pour évoquer la mobilisation contre la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. Sa réponse en dit long : dix ans après leur lancement, les manifestations contre le « mariage pour tous » suscitent des silences gênés dans les rangs catholiques, qui avaient constitué le gros des troupes.

Ceux qui parlent exigent souvent l’anonymat. « C’est disqualifiant, aujourd’hui, d’avoir été dans le mouvement, fait valoir une personnalité. Pour moi, et je pense ne pas être le seul, il y a un malaise certain autour de cet épisode, parce qu’il y a eu un emballement excessif, qui a viré au bras de fer au-delà du sujet. »

Lors des premières manifestations, pourtant, l’humeur des organisateurs et des manifestants est au beau fixe. Le 17 novembre 2012, un cortège sous l’égide d’un collectif nouvellement créé, La Manif pour tous (LMPT), rassemble à Paris 200 000 personnes selon les organisateurs, 70 000 d’après la police.

Deux mois plus tard, le 13 janvier 2013, LMPT revendique un million de manifestants sur le pavé parisien, quand la préfecture de police en dénombre 340 000. Du jamais-vu pour une mobilisation impliquant majoritairement des catholiques – même si La Manif pour tous se présente comme aconfessionnelle – depuis le mouvement pour « l’école libre » en 1984.

« Le relatif succès de La Manif pour tous est lié à sa capacité à désenclaver la cause, et à opérer une connexion avec le catholicisme ordinaire, en impliquant un certain nombre de paroisses, des évêques », rembobine la sociologue du religieux Céline Béraud (1).

Timothée (2), qui avait alors 15 ans, se souvient avoir accompagné ses parents à l’un des plus gros rassemblements. « J’avais été convaincu par une bonne sœur au détour d’un week-end scout de l’importance du sujet. Ce qui m’a marqué, c’est la joie de sentir qu’on appartient à un groupe. Pour moi, ça a été une expérience politique fondatrice », explique-t-il. Aujourd’hui « à gauche, mais conservateur sur les sujets sociétaux », il « ne renie pas cet engagement d’adolescent » qui explique aussi ce qu’il est devenu.

« Au début, La Manif pour tous – et c’est ce qui a permis son succès – a mobilisé très largement, plutôt chez les catholiques pratiquants, et des manifestants pas aussi typés qu’on le pense sur le plan ecclésial ou politique », analyse Yann Raison du Cleuziou, politologue spécialiste du catholicisme (3). « Il faut déconstruire l’image qui en reste, liée au durcissement du mouvement. »

Ce raidissement intervient au printemps 2013, après la manifestation du 24 mars : si LMPT affiche une fréquentation record (1,4 million de manifestants), ce n’est pas l’avis du gouvernement, qui pointe une mobilisation en recul à 300 000 personnes. Des incidents ont lieu, que condamne le premier ministre Manuel Valls. Les relations se tendent sensiblement avec le pouvoir, à mesure que le calendrier d’adoption de la loi accélère et que la galaxie « manif pour tous » produit des satellites plus radicaux, comme le Printemps français. Une association LGBT dénonce une « homophobie ambiante ».

À partir de ce moment-là, c’est le reflux. Nombre de catholiques, notamment parmi les électeurs de droite modérée ou du centre, ne se retrouvent plus dans les cortèges. « Le sujet a clivé les paroisses, le conflit a traversé le mouvement scout, les communautés. Ce n’est pas que les gens sont devenus subitement favorables au mariage pour tous, mais beaucoup ont désapprouvé le mode de mobilisation et ses effets homophobes », estime Céline Béraud.

Lors d’entretiens avec des couples catholiques gays ou lesbiens en 2014-2015, la chercheuse a entendu des personnes lui racontant avoir connu « un moment terrible dans leur vie de foi, où ils ont été exposés à une forme d’homophobie explicite venant soit du curé, soit d’autres paroissiens. Les évêques en ont pris conscience, c’est très clair, et beaucoup de fidèles avec eux. »

Mais sur ce point, les frictions de 2013 ont produit un fruit inattendu voire paradoxal, selon Yann Raison du Cleuziou. « J’ai constaté des trajectoires de personnes qui ont franchi un seuil dans l’acceptation de l’homosexualité grâce au contexte d’affrontement et à leur engagement dans LMPT. L’attention à ne pas blesser les personnes homosexuelles devenait indispensable pour défendre leurs convictions », indique le politiste.

Ce qui autorise aujourd’hui la présidente de La Manif pour tous, Ludovine de La Rochère, à affirmer dans une tribune publiée par La Croix : les manifestants « n’ont cessé d’entendre les porte-parole du mouvement (…) condamner vigoureusement toute forme d’homophobie. Et nous avons constaté que ce message a bien davantage porté que toutes les communications faites jusque-là par les pouvoirs publics. J’en veux pour preuve la multiplication des initiatives qui ont suivi pour mieux accueillir les personnes homosexuelles, en particulier dans la sphère chrétienne. »

Un autre dossier a pesé contre un engagement durable des catholiques dans la bataille : la crise des abus, qui s’est imposée dans le débat public à partir de 2016, et la mise en cause du cardinal Philippe Barbarin – l’un des plus éminents soutiens du mouvement contre le mariage homosexuel – pour non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs. « Les scandales invitent l’Église à une certaine modestie sur sa prétention à dire le bien sur les questions de sexualité », constate Céline Béraud. « Les entrepreneurs de morale sexuelle catholique ont pris du plomb dans l’aile. »

L’échec de La Manif pour tous à s’opposer à la légalisation du mariage homosexuel – la loi dite Taubira a été promulguée le 17 mai 2013 – se double d’une incapacité à trouver une traduction politique. À droite, d’ailleurs, l’invitation à parler de ce mouvement ne suscite guère d’enthousiasme. « Je ne renie pas ce moment, mais je ne veux pas être sans cesse ramené à ce sujet et en reprendre pour dix ans. L’étiquette datée et simpliste de “la droite manif pour tous” est un marquage au fer rouge », explique un parlementaire Les Républicains (LR).

Il est vrai que ce parti a perdu le courant issu des mobilisations de 2012-2013 : Sens commun. Devenu le Mouvement conservateur après avoir échoué à conduire François Fillon à l’Élysée, l’association a soutenu Éric Zemmour à l’élection présidentielle de 2022 puis fournit 18 des 54 candidats Reconquête ! aux élections législatives. Début octobre, c’est encore sa présidente, Laurence Trochu, qui a représenté le parti d’extrême droite à l’élection législative partielle de la 2e circonscription des Yvelines (11 % des suffrages exprimés).

D’anciens compagnons de route de Sens commun, lorsque l’association était associée à l’UMP puis à LR, ont à l’inverse rallié la majorité présidentielle d’Emmanuel Macron. Parmi eux, le député Éric Woerth, signataire à l’époque du manifeste « la droite que nous voulons », aux côtés notamment de Bruno Retailleau, Éric Ciotti ou Laurent Wauquiez.

« Je ne regrette rien, raconte Éric Woerth. Nous avions voté contre la loi Taubira mais pas tous avec les mêmes arguments : ce qui était fondamental pour moi, ce n’était pas le mariage homosexuel, c’était et c’est toujours la conception et l’intérêt de l’enfant. C’est pourquoi la GPA reste une ligne rouge, comme Emmanuel Macron l’a lui-même réaffirmé. »

Le député insiste en outre sur la vertu d’avoir été un opposant : « Sur des questions aussi fondamentales, anthropologiques, il faut dans la société des contradicteurs qui apportent un éclairage différent, ce qui évite un débat trop léger ou des évolutions précipitées. »

Éric Woerth note d’ailleurs que, « à l’intérieur de LR aussi, des élus ont évolué et considèrent que le mariage homosexuel est entré dans les mœurs, comme ce fut le cas de l’avortement ». C’est un fait : sur les sujets de société, la droite a changé. En avril 2013, 96 % du groupe UMP avait voté contre la loi Taubira. Autrement dit, toute la droite y était opposée, à l’exception de quelques individualités. En 2019, 74 % du groupe LR a voté contre l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, le reste se partageant entre le vote pour et l’abstention.

« Le combat perdu de La Manif pour tous a marqué une cassure triste pour ces catholiques qui ont eu le sentiment de ne plus être vraiment partie prenante de cette société, estime une figure engagée. Cela a contribué à jeter un nombre important de catholiques dans les bras d’une droite radicale et identitaire : Zemmour ne serait pas devenu ce qu’il est sans La Manif pour tous. J’ai connu des amis plutôt MoDem qui sont devenus zemmouriens, mus par ce sentiment de divorce. »

Un ancien acteur du mouvement confie avoir « fait le deuil d’un catholicisme triomphant ». Laïc, il croit davantage aux vertus d’un engagement « missionnaire » ou associatif. « Je pense que l’Église est passée à autre chose, ajoute un autre. Même si ça reste présent : j’ai assisté à une réunion sur la fin de vie récemment, beaucoup de gens avaient participé à La Manif autour de la table. La référence était dans les têtes. »

(1) Coautrice avec Philippe Portier de Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, aux Éd. de la MSH, en 2015.

(2) Le prénom a été changé.

(3) Codirecteur de l’ouvrage collectif À la droite du Père, qui paraît ce vendredi 21 octobre (lire ci-contre).