Crise des abus sexuels, les laïcs imposent leur voix
Un an après la publication du rapport de la Ciase sur les abus sexuels dans l’Église, la crise de confiance vis-à-vis de l’institution s’est encore accentuée depuis l’« affaire Santier ». Des laïcs de tous bords se mobilisent pour peser dans le débat.
« La vérité vous rendra libres », « Chers évêques, aux actes ! »… Depuis quelques semaines, ces cris de laïcs meurtris sont relayés sur les réseaux sociaux et sur le terrain. À l’origine de cette mobilisation née mi-octobre, des catholiques venus exprimer leur colère et interpeller les évêques sur leur gestion des abus dans l’Église et leur manque de transparence, dans le sillage de l’« affaire Santier » que l’hebdomadaire Famille chrétienne avait révélée (lire les repères). À l’initiative du collectif « Agir pour notre Église », fondé en 2021 et composé de laïcs de tous bords, laprotestation #SortonsLesPoubelles – en référence à un tweet de Mgr Michel Aupetit, archevêque émérite de Paris, reprochant à certains « d’aimer fouiller les poubelles » – a rencontré un fort retentissement, avec des rassemblements organisés les 29 et 30 octobre devant plusieurs cathédrales et évêchés de France. Et ce juste avant que les évêques ne se réunissent en Assemblée plénière à Lourdes.
Un an après la publication du rapport de la Ciase qui avait déjà largement éprouvé les fidèles, les participants semblent revenus de la sidération exprimée, à l’époque, devant l’ampleur du fléau. Et de nombreux catholiques entendent désormais passer à l’action, signe d’une évolution sensible dans leur rapport à l’institution. En octobre 2021, au moment du rapport Sauvé, La Croix avait ainsi demandé à ses lecteurs d’exprimer leurs réactions : les messages reçus étaient alors dominés par la douleur et l’émotion.
Aujourd’hui, alors que le journal a renouvelé cette proposition, les retours sont plus politiques. Certains constituent de véritables programmes de réforme pour l’Église. Les demandes de démission des évêques sont aussi plus présentes, moins cantonnées à des sphères progressistes. Fait notable, l’élan semble transcender les clivages ecclésiaux. Sociologiquement, « il ne répond plus aux critères habituels de l’affrontement entre progressistes d’un côté et conservateurs de l’autre. Il se structure autour de gens qui peuvent être militants – un peu à la manière, pourrait-on dire, d’héritiers du Comité de la jupe – et de paroissiens de la base », décrypte l’historien Denis Pelletier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études.
Faut-il, dès lors, déceler derrière ce phénomène la naissance d’une « opinion catholique » ? Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’historien Florian Michel (1) réfute cette hypothèse, estimant que cette opinion catholique est un « acquis ancien », manifesté à plusieurs reprises déjà au siècle dernier : « La nouveauté n’est pas le fait même, mais sans doute son intensité (peut-être passagère et volatile) définie par les nouveaux supports (Twitter, Facebook, etc.), avec son effet de masse, “soufflet”, où les émotions sont portées à leur comble, mais qui peut aussi laisser un vide par la suite… »
D’autant qu’une masse de fidèles demeure lassée par le discours ambiant sur les abus. Mais, de fait, alors que la mobilisation #SortonsLesPoubelles a rassemblé des catholiques de toutes sensibilités, ils sont de plus en plus nombreux à exprimer leur désir « d’être partie prenante » du débat, au point que la mobilisation de ces dernières semaines aurait presque les apparences d’un mouvement social – plutôt rare dans l’Église.
« On assiste à la revendication d’un véritable débat démocratique à l’intérieur de celle-ci », estime Denis Pelletier. Alors que le caractère systémique des abus, qui a tant prêté à débat, n’est presque plus remis en cause (même dans les milieux plus classiques réticents jusque-là à le reconnaître), la pression populaire aura eu un impact tangible ces dernières semaines. Car, devant l’attente d’explications et de changements exprimée par ces catholiques, les évêques réunis à Lourdes décident de bouleverser le programme de leurs échanges.
Plusieurs lecteurs de La Croix se sont félicités de cette avancée ayant débouché sur de nouvelles – « douloureuses », mais « nécessaires » – révélations (lire les repères). « Sans la pression de (la base), cette ”opération vérité” n’aurait pu avoir lieu », souligne un lecteur. « Nous avons fait sauter le verrou du silence insoutenable à l’échelon national, exigé des évêques qu’ils agissent avec plus de cohérence », ajoute un autre.
Autre fait notable, la mobilisation est parvenue à se forger une place de choix dans l’espace médiatique – publication de tribunes, interventions de militants sur des chaînes publiques… –, concurrençant ainsi le magistère de la parole.
« Au-delà de la question des abus, cela témoigne d’une appropriation de la foi par des laïcs de mieux en mieux formés qui n’attendent pas – ou plus – que les évêques réfléchissent à leur place, et veulent exprimer eux-mêmes leurs opinions dans l’espace public », analyse Alix Huon, membre d’Agir pour notre Église. À l’instar du collectif, d’autres mouvements – comme Promesses d’Église ou la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones (CCBF) – ne revendiquent pas une opposition frontale avec le clergé ou l’épiscopat sur le terrain des abus, mais témoignent de leur désir de les aider à mettre en œuvre des initiatives concrètes pour sortir de la crise.
D’autant que des clercs eux aussi rejoignent les constats des fidèles. En témoigne une récente lettre reçue par La Croix, d’un collectif de « prêtres, curés, vicaires et religieux en colère » – dont « aucun ne peut signer en son nom propre » devant le « risque de sanctions internes » – appelant les évêques à cesser « d’ignorer les fidèles, (leurs) prêtres, les victimes », et à « faire amende honorable ». Ces dernières semaines, plusieurs évêques, ayant aussi découvert tardivement les sanctions romaines visant Mgr Santier, ont aussi manifesté leur désir de sortir de « l’inertie » institutionnelle.
Derrière cet élan, apparaissent toutefois des divergences. « Si nous sommes alignés sur le même objectif supérieur qui est d’arriver à une Église débarrassée des abus, nous sommes conscients que les interprétations sur les causes de ceux-ci et les préconisations à mettre en œuvre sont variées et ont pu être instrumentalisées en coïncidant avec des reproches faits aux évêques sur d’autres dossiers », soutient Alix Huon, appelant à se garder « des récupérations idéologiques » dans cet épineux dossier.
Renforcement de la place des laïcs, des femmes à tous niveaux, sortie de la culture du silence, du « huis clos »… Beaucoup de lecteurs de La Croix expriment l’idée qu’un changement paraît inéluctable. « Les nouvelles générations de catholiques n’acceptent pas ce fonctionnement, condamné à disparaître », insiste l’un, tandis que d’autres saluent l’ouverture d’un espace de parole « salutaire », ayant participé, pour une lectrice, « à cette prise de conscience » d’appartenir à « une communauté de révoltés croyants, espérant malgré tout ».
(1) Codirecteur avec Yann Raison du Cleuziou de l’ouvrage collectif À la droite du Père (Seuil).