Israël-Palestine : « L’arrivée aux affaires des juifs religieux va relancer la question de Jérusalem »

La percée électorale du courant sioniste religieux pourrait menacer le fragile équilibre entre juifs et Arabes à Jérusalem. Explications de l’historien Vincent Lemire.

Mis à jour le 22 novembre 2022 à 17:12

 
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Des juifs religieux sur l’Esplanade des Mosquées, à Jérusalem, le 20 avril 2022. © MENAHEM KAHANA / AFP

Il y a eu la marche des drapeaux en mai 2022, les événements du quartier de Sheikh Jarrar en mai 2021. Les incursions régulières sur l’Esplanade des Mosquées… Jérusalem redevient le creuset des tensions à mesure que la politique israélienne se radicalise, et que la jeunesse palestinienne s’émancipe de ses représentants politiques.

Vincent Lemire est historien et dirige le Centre de recherche français à Jérusalem (CRFJ). Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la Ville sainte, il vient de publier l’Histoire de Jérusalem (ed. Les Arènes) en bande dessinée. Après les élections israéliennes du 1er novembre dernier qui ont vu le courant du sionisme religieux, incarné par deux partis, devenir la principale force politique du pays après le Likoud de Netanyahou, le chercheur revient sur la place centrale de Jérusalem dans les violences passées… et à venir.

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Jeune Afrique : Que signifie la victoire de Benyamin Netanyahou et de ses alliés d’extrême droite aux législatives du 1er novembre dernier pour Jérusalem ?

Vincent Lemire : Cette victoire n’est pas une surprise, c’est la logique politique d’un pays qui bascule à l’extrême droite. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est une toute petite vaguelette annonciatrice d’une tempête. Car ce sont les plus jeunes électeurs qui composent les rangs du sionisme religieux. Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, les deux leaders du mouvement, ont fait de Jérusalem une question centrale, ce qui n’est pas le cas du Likoud de Benyamin Netanyahou. Les expropriations dans le quartier de Sheikh Jarrar, la prière sur l’Esplanade des Mosquées, le maintien de la présence juive dans la Vieille ville sont les thématiques centrales d’un engagement presque existentiel de ce courant radical.

La marche des drapeaux, ou le Jour de Jérusalem, qui chaque année célèbre la conquête de la partie Est de la ville en 1967, illustre l’importance de la question, notamment pour les jeunes colons. Quand ils arrivent en ville en provenance des implantations, l’épreuve du réel leur fait l’effet d’un électrochoc : ils constatent que 90 % des habitants de la Vieille Ville ne sont pas juifs, et ils réalisent le fossé qui existe entre ce qu’on leur raconte et ce qu’ils voient.

Un sujet central des deux côtés

Cette réalité du rapport de force est incontournable et devrait être un préalable à toute discussion : Jérusalem, c’est 40 % de non-Israéliens, contre 25 % en 1967. Ce rapport de force ne bougera plus. Certes, la démographie palestinienne s’essouffle et l’orthodoxisation de Jérusalem-Ouest favorise une poussée relative de la population juive. Mais au cœur de la Vieille Ville, l’équilibre ne changera pas, ce qui continuera d’alimenter les violences, car l’extrême droite israélienne ne supporte pas ce réel sur lequel elle bute.

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Est-ce que la manière dont sont traités les Palestiniens dans la ville s’aggrave à mesure que la politique israélienne se droitise ?

Oui, bien sûr, mais les effets sont parfois inattendus. On a raison de dénoncer le fait que les Palestiniens de Jérusalem-Est perdent leur droit de résidence s’ils s’absentent plus de cinq ans, parce que c’est contraire au droit. Mais si on regarde les chiffres, on constate que cette mesure discriminatoire a été largement contre-productive : environ 15 000 permis de résidence ont été annulés en cinquante ans. C’est 15 000 de trop, mais ça fait en moyenne 300 par an, ce qui est très peu comparé au nombre d’habitants de la ville (presque 1 million aujourd’hui).

Cette donnée-là, tous les Palestiniens de Jérusalem l’ont en tête : la vie y est très dure, ils vont donc travailler ou étudier au Canada, mais comme ils savent qu’ils doivent rentrer au bout de cinq ans faute de quoi ils risquent de ne plus jamais pouvoir revenir…  alors ils reviennent! C’est une donnée de base de la sociologie des migrations : tant qu’on sait qu’on peut rentrer, on retarde son retour. Paradoxalement, cette mesure discriminatoire a contribué à fixer la population.

Droit de prier

Comme chez les jeunes colons, le nouveau militantisme palestinien fait de Jérusalem un sujet central. La défense d’Al-Aqsa est un mot d’ordre consensuel dans la jeunesse palestinienne. L’islamisation de la cause et la démonétisation de l’Autorité palestinienne face à la popularité du Hamas expliquent en partie le retour de l’épineuse question de l’Esplanade sur le devant de la scène. Il ne faut pas oublier non plus que cet endroit constitue le seul espace public pour les Palestiniens de Jérusalem. La ville est complètement congestionnée, les jeunes n’ont pas d’autre lieu pour se donner rendez-vous, flâner, se reposer. Cet espace sacré est aussi un « sanctuaire laïc », un lieu de vie.

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C’est une décision rabbinique de 1967 qui fait de l’Esplanade un lieu de prière exclusivement musulman. Comment expliquez-vous les incursions de plus en plus fréquentes de Juifs religieux dans ce lieu ?

Depuis une dizaine d’années, des rabbins des colonies bravent l’interdiction de 1967 d’aller prier sur l’Esplanade. Ils soutiennent que non seulement les Juifs ont le droit d’aller y prier, mais que c’est même un devoir. Itamar Ben Gvir n’est pas à l’origine de ce mouvement, mais il l’instrumentalise à merveille. Les colons extrémistes ne se battront pas tous pour quelques vieilles maisons de Sheikh Jarrar. En revanche, ils défendront jusqu’au bout le droit de prier sur l’ancien site du Temple. Ce combat est aussi un levier politique puissant pour mettre le gouvernement en difficulté jusqu’à ce que les représentants du sionisme religieux, artisans du retour de Benyamin Netanyahou au pouvoir, récupèrent les postes qu’ils réclament.

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Ce qu’il faut rappeler, c’est que la destruction du quartier maghrébin après la conquête de la Ville en 1967, devait servir précisément à éviter ce qui est en train de se passer. L’idée était de créer un vaste espace de prière juive en contrebas de l’Esplanade, pour justifier et consolider l’interdiction rabbinique de s’y rendre. Si l’on s’en tient à ces données documentées, il y a une incohérence stricte entre l’encouragement actuel à aller prier sur l’Esplanade et cette décision prise il y a cinquante ans d’expulser un millier d’habitants pour créer un lieu de prière juif.

Le terme d’apartheid peut-il s’appliquer à la politique israélienne à Jérusalem ?

Je n’ai aucun problème à l’utiliser pour qualifier de ce qui se passe à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupée, où l’acception juridique du terme est parfaitement avérée : elle désigne le fait que les 400 000 Palestiniens de Jérusalem n’ont pas les mêmes droits que les 550 000 habitants israéliens. Ils n’ont pas de citoyenneté, ils n’ont pas de permis de construire, ils ne peuvent pas voyager librement.

Se tourner vers le droit international

Ce terme provoque évidemment une réaction épidermique en Israël, car il vise juste. Et les élections récentes vont encore accentuer cette sensibilité avec un Ben Gvir qui assume totalement la mise en place d’un apartheid légalisé.

Cette notion d’apartheid a aussi une efficacité politique évidente : les jeunes Palestiniens comprennent que c’est le bon moment pour invoquer le droit international, non plus forcément ou exclusivement pour réclamer un État, mais pour réclamer l’égalité des droits. Toutes les stratégies diplomatiques ont échoué. Des deux côtés, aujourd’hui, on veut se battre pour quelque chose qu’on peut gagner. Ce retour du refoulé qu’est Jérusalem sur la scène politique israélo-palestinienne actuelle, c’est le symbole le plus évident de ce nouveau rapport de force.