Polémique sur la messe tradi : « C’est tout le projet de l’Église depuis Vatican II qui est en jeu »
- Benoît GautierChercheur
- Baptiste ProtaisProfesseur de philosophie dans l'enseignement public
Ces deux chrétiens réagissent à la polémique autour de la messe tradi et du pèlerinage de Chartres. Ils regrettent qu’un besoin de radicalité de la jeunesse trouve comme débouché un pèlerinage émaillé de discours aux accents maurrassiens. Derrière les questions liturgiques, c’est bien un rapport politique à la modernité qui se joue.
Depuis quelques semaines, l’espace médiatique catholique est occupé par des commentateurs selon qui il y aurait dans l’Église une « guerre liturgique », et qu’un des belligérants aurait fait quelques belles percées : les jeunes participants aux JMJ seraient nettement plus conservateurs que leurs aînés et friands de liturgie préconciliaire ; le pèlerinage de Chartres offrirait le visage d’une jeunesse catholique enthousiaste et florissante alors même que, de son côté, la hiérarchie serait « tétanisée » par la crise des abus.
Ce diagnostic trouve même une caution chez un sociologue spécialiste de l’Église, qui affirmait à propos des JMJ que « les jeunes catholiques ont renoncé à un consensus avec les valeurs dominantes » (Yann Raison du Cleuziou, dans La Croix du 26 mai). Tout cela donne l’impression que l’option traditionaliste est désormais la seule qui s’offre à l’Église catholique en France, ou du moins qu’elle s’impose comme une avant-garde où l’on trouverait les forces vives du catholicisme.
Accepter l’armistice de la « guerre liturgique » qui divise les chrétiens
Il s’agirait pour l’Église d’en prendre acte et d’accepter l’armistice de la prétendue « guerre liturgique » qui diviserait si amèrement les chrétiens. L’offre de paix a été formulée plusieurs fois : jetons Traditionis custodesaux orties, et tout rentrera dans l’ordre ! On pourrait sourire face à cette proposition qu’on ne peut refuser, faite par les traditionalistes français au pape argentin… Tous ceux, et nous sommes nombreux, qui sont fatigués et tétanisés par la crise des abus pourraient être tentés de se précipiter dans cette polémique liturgique, qui offre une distraction plaisante à la morose actualité ecclésiale. Mais l’enjeu est trop grave pour cela.
L’Église n’appartient pas aux hommes : elle est l’Église de Dieu. Autrement dit, elle n’est pas seulement une réalité sociologique, elle est aussi une réalité théologique. Parler de l’Église et de la liturgie, c’est donc s’interroger sur le rapport qu’entretiennent tous les baptisés à Dieu. Et parce que ce rapport est essentiellement mystérieux, il interdit que l’on en parle de façon catégorique, voire idéologique.
« Comprendre ce monde dans lequel nous vivons »
Les constats statistiques permettent d’évaluer l’efficacité de la transmission de la pratique religieuse sur trois ou quatre générations. Or, mesurer la performance de tel ou tel mode de transmission de la foi peut avoir un intérêt, même si l’on sait en matière d’abus combien ce réflexe peut nous égarer. Les sociologues, puisque ce n’est pas leur rôle, se gardent d’en tirer des réflexions ecclésiologiques, et nous devrions imiter leur prudence à ce sujet.
La réalité théologique de l’Église s’inscrit dans l’histoire, ce qui oblige les baptisés à s’interroger en retour sur la manière dont l’Église peut continuer de maintenir vivant le rapport entre Dieu et les hommes. C’est pourquoi, comme l’ont écrit les pères conciliaires, « l’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques » (Gaudium et Spes, chapitre 4). Ils ajoutaient : « Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. »
Une attitude d’ensemble face à la modernité
Depuis 1965, la situation du monde a été bouleversée d’une manière que les pères conciliaires ne pouvaient sans doute pas imaginer. Est-ce une raison pour considérer comme caduc leur appel à scruter « les signes des temps », sous la forme qu’ils prennent aujourd’hui ?
Il nous semble au contraire que, pour continuer à témoigner de l’Évangile de Jésus-Christ, les baptisés doivent s’ouvrir aux questions de leur temps, et non s’en protéger comme si elles étaient des agressions. Ce qui est présenté comme une simple différence de sensibilités liturgiques cache en fait une attitude d’ensemble face à la modernité dont nous sommes les enfants. C’est donc tout le projet de l’Église depuis Vatican II qui est en jeu.
Au-delà de ces rappels, il est tout de même désolant que l’amour de la liturgie et de la tradition, le besoin de radicalité, de silence, d’un discours opposé aux valeurs dominantes ne trouve d’autre expression pour ces jeunes qu’un pèlerinage dont certains organisateurs tiennent un discours fort maurrassien. Par ailleurs, il semble très imprudent de laisser penser que la tradition et la liturgie seraient liées à un projet politique qui s’est retrouvé condamné par l’Église catholique dès 1926, avant de l’entraîner dans l’ignominie au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Une frange privilégiée de la population
Une partie de la hiérarchie de l’Église semble avoir accepté de lier le destin de cette dernière à une frange privilégiée de la population, bourgeoise et urbaine, qui se sent de plus en plus menacée et marginalisée, soucieuse de la conservation et de la transmission de son capital culturel, social et immobilier.
Comme l’a montré Yann Raison du Cleuziou, dans cette population, l’Évangile est transmis au sein d’un « héritage » multiforme : la croix est un objet que l’on se transmet, elle fait partie des capitaux culturels, sociaux et économiques qu’il faut maintenir dans la famille pour justifier son appartenance à l’élite de la nation. Pourquoi pas ? Après tout, le Seigneur sait trouver son chemin, y compris dans de tels déterminismes sociaux.
Mais si ce modèle devient effectivement dominant, qu’en est-il de tous les autres ? De ceux qui n’ont pas de capitaux avec lesquels faire « passer la pilule » de l’Évangile ? Ne peut-on pas penser une transmission qui passerait par d’autres canaux ? Ne peut-on pas imaginer une radicalité évangélique qui ouvre d’autres perspectives politiques ?
Tout cela suppose certainement de dépasser le stade de la tétanie face à la crise des abus, et même d’y puiser l’énergie et l’indignation nécessaires pour redécouvrir l’extraordinaire puissance de l’Évangile, qui « appartient à Dieu et ne vient pas de nous » (2 Co 4,7). Sans se laisser distraire par des polémiques opportunistes, ni céder aux chants de vieilles sirènes politiques.