L’ENSEIGNEMENT DE L’ISLAM DANS LES GRANDS SÉMINAIRES D’AFRIQUE SUBSAHARIENNE

INTRODUCTION

Il nous a été demandé de parler de l’étude de l’islam dans les Grands séminaires d’Afrique subsaharienne. La problématique n’est pas nouvelle. Déjà dans les années 1980, la commission épiscopale pour les relations entre chrétiens et musulmans, alors présidée par Mgr Anselme Titiama SANON, avait adressé une lettre à tous les responsables de la formation des prêtres dans la région de la CERAO pour insister sur l’importance de cet enseignement dans les Grands séminaires et pour demander de lui faire une place dans les programmes. Cette démarche est malheureusement restée sans suite notable.

Depuis lors, cette requête est revenue régulièrement dans les propositions et résolutions de sessions à divers niveaux. C’est finalement le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux (CPDI) qui a pris l’initiative d’organiser plusieurs rencontres à ce sujet.

Nous avons voulu respecter le plan qui nous a été suggéré pour cette intervention. Dans un premier temps, nous parlerons de quelques statistiques relatives à la présence des musulmans en Afrique subsaharienne ; en un deuxième temps, de l’urgence d’encourager le dialogue avec les musulmans, et en un troisième temps, de quelques raisons qui poussent à encourager l’étude de l’islam dans les Grands séminaires en Afrique subsaharienne.

Le but de cette présente intervention est de rappeler simplement certaines données, malheureusement très partielles faute d’une enquête approfondie, pour souligner encore l’urgence de la question. Nous donnerons à la fin quelques exemples de ce qui se fait ici ou là.

STATISTIQUES DE LA PRÉSENCE DES MUSULMANS EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

L’islam est considéré par un certain nombre de personnes comme une religion au dogme facile à comprendre, à la pratique simple, et qui s’adapte assez facilement aux réalités africaines, aux différentes situations de vie des personnes, en acceptant parfois même des compromis en vue de son expansion.

Les enquêtes relatives à l’expansion de l’islam faites par un certain nombre de chercheurs dans le domaine de l’islamologie, montrent que l’islam se répand vite en Afrique ; il est suffisamment présent déjà sur le continent africain, en Afrique subsaharienne, surtout dans les pays situés à proximité du Maghreb (cas du Niger, du Mali, du Sénégal qui ont connu une vieille pénétration islamique). Dans ces pays, l’islam est arrivé depuis plusieurs siècles déjà alors que le christianisme y est depuis seulement un ou deux siècles.

L’expansion de l’islam en Afrique est facilitée par la pression sociologique qu’il exerce sur les populations africaines et les personnes. Les différents domaines et secteurs de la vie sont extrêmement mêlés et parfois même intégrés dans l’islam en Afrique, ce qui explique aussi son attraction sur les personnes en quête de bien-être social et économique, compte tenu de l’extrême pauvreté des États de l’Afrique subsaharienne.

Les enquêtes effectuées sur la question de l’expansion de l’islam montrent que la présence musulmane est assez importante en Afrique subsaharienne.

Le Père Joseph STAMER, du Centre Foi et Rencontre de Bamako, spécialiste d’islamologie, qui a étudié la question de la présence musulmane en Afrique subsaharienne, donne dans son livre intitulé « L’islam en Afrique au sud du Sahara », au chapitre 2, pp. 27-30, quelques chiffres de statistiques relatives à la présence des musulmans en Afrique subsaharienne. Mais cela date déjà de 10 ans et, d’autre part, il faut dire qu’il y a toujours une grande divergence dans les données statistiques pour certains pays. En voici quelques chiffres :

Afrique de l’ouest :

Mauritanie : 99% ; Sénégal : 91% ; Niger : 90% ; Gambie : 87% ; Mali :78% ; Guinée Conakry : 73% ; Sierra Leone : 50% ; Nigeria : 45% ; Tchad : 52% ; Burkina Faso : 42% ; Côte D’Ivoire : 30% ; Cameroun :18% ; Togo : 16% ; Bénin : 16% ; Ghana : 15% ; etc.

Afrique centrale :

RCA : 19% ; RDC : 2% ; Congo : 2%, etc.

En tout cas, en 1994, au total sur une population de 527 780 000, l’Afrique subsaharienne comptait environ 152 253 000 musulmans, soit environ 28,8% de la population.

Ces statistiques donnent une idée de la présence musulmane en Afrique subsaharienne ; mais ces chiffres ont déjà changé car l’islam évolue très vite dans cette partie du continent africain.

LE POURQUOI DE L’URGENCE DE CET ENSEIGNEMENT

La formation sacerdotale doit permettre d’acquérir un regard lucide et serein sur tous les aspects de la vie des sociétés humaines. Quel regard les futurs prêtres vont-ils porter sur l’islam ? Trop souvent ce regard est tributaire d’un passé vécu dans la confrontation de communautés chrétiennes formées dans un esprit défensif vis-à-vis de tout ce qui n’est pas chrétien. Les anciens catéchismes et autres manuels d’enseignement chrétien présentaient jadis l’islam de manière négative, comme une religion à combattre. La consigne générale donnée aux Missionnaires d’Afrique était d’extirper tout ce qui rappelait les pratiques païennes antérieures et de barrer la route à l’islam.

Mais les données ont changé depuis un certain temps déjà : Vatican II a ouvert des perspectives heureuses en matière de dialogue islamo-chrétien. Le maître mot devient DIALOGUE. Le pape Paul VI a créé dans ce sens une instance spécialisée dans le domaine de la rencontre avec les fidèles des autres religions : Le CONSEIL PONTIFICAL POUR LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX.

L’Église se comprend davantage comme peuple de Dieu dans le monde en marche avec toutes les autres communautés humaines et religieuses, un peuple appelé à annoncer le message libérateur et sauveur du Dieu fait homme à tous les hommes de toutes conditions. Elle se comprend davantage comme Famille (Église Famille de Dieu), Mère appelée à rassembler, à intégrer en son sein les diverses sensibilités religieuses conformes à l’Évangile, et à exclure le moins possible de croyants.

Le concile Vatican II, l’enseignement de Paul VI et de Jean Paul II ont considérablement élargi le champ et le sens de la mission de l’Église en tenant compte des exigences du dialogue, qui devient une partie intégrante de sa mission. Il ne s’agit plus seulement de convertir les hommes et les femmes des autres religions en chrétiens, mais de reconnaître et de promouvoir chez eux les germes du Royaume.

Il s’agit donc de former des pasteurs avertis et réellement intégrés dans leur milieu de vie, capables de rendre compte de leur foi et en même temps d’éclairer positivement les fidèles.

L’évangélisation du monde musulman prend aujourd’hui le nom de DIALOGUE. Il est donc urgent et nécessaire de promouvoir aujourd’hui une mentalité de dialogue, de rencontre, de fraternité, de justice et d’amour entre les croyants, pour cheminer main dans la main et construire ensemble le Royaume de Dieu. Pour y parvenir, il est nécessaire de faire tomber un certain nombre de préjugés nuisibles au rapprochement entre chrétiens et musulmans.

En Afrique subsaharienne, un Africain sur trois se dit et se veut musulman. Le pape Jean Paul II, en parlant à des évêques africains du dialogue islamo-chrétien, a employé à plusieurs reprises une formulation qui a fait fortune par la suite : « Les musulmans sont des partenaires importants… mais difficiles. » Partenaires importants, non seulement à cause du nombre ou à cause des valeurs religieuses authentiques qu’ils vivent, mais « à cause des racines profondes poussées dans le terroir africain. » Ce sont ces racines qu’il s’agit de découvrir d’abord. Trop souvent encore l’islam est considéré comme quelque chose d’étranger à l’Afrique : un corps étranger qui, à défaut de ne pouvoir l’éliminer, doit être neutralisé. Il y a comme une attitude de « se garantir contre » lui.

Le dialogue islamo-chrétien est difficile et demande beaucoup de patience, de délicatesse, d’amour. Il est pourtant le chemin incontournable de l’ouverture de l’Église aux autres croyants, de sa marche vers une catholicité plus grande, toujours à promouvoir, pour faciliter la marche commune des croyants vers le Royaume de l’unique Père de tous les croyants, le Dieu d’Abraham (Cf. Gn 12 :1-4 et suivant -25.)

L’islam, comme religion dans ses deux dimensions, la foi et la pratique, présente une grande unité et à cause de cela exerce une certaine attraction sur les Africains. Peut-il être aussi modèle de vie pour les Africains au-delà du domaine purement religieux dans leur vie personnelle, familiale et sociétale ? La question se pose aujourd’hui sérieusement aux musulmans africains. Est-ce cette simplicité et cette unité-là qui nous font peur ? Par contre, découvrir la diversité vécue de l’islam en Afrique nous fait participer au débat des musulmans : islam africain ou islam arabe ? Cela nous fait prendre conscience surtout d’une arabisation qui progresse. Sommes-nous à leur côté pour un débat ouvert et fructueux`, engageant l’avenir des sociétés africaines ? Ainsi des musulmans africains comptent souvent sur les chrétiens, et notamment sur les prêtres, pour les aider à voir clair dans ce débat.

L’islam est à la fois « dîn wa dawla », religion et principe d’organisation de la cité. Le lien est fort entre religion et politique en islam. Nous assistons, dans nos pays, à la politisation de l’islam. Etre conscient de ces problèmes pour envisager une société pluraliste et s’y situer devrait non seulement nous garder attentifs et circonspects, comme le demande « Ecclesia in Africa », mais devrait nous inciter à mener un dialogue ouvert sur ces questions avec les représentants politiques musulmans.

D’autre part, le dialogue islamo-chrétien est encore vu trop souvent comme une stratégie et non comme une exigence de notre foi chrétienne, comme quelque chose de facultatif et non comme constitutif de notre être chrétien. Nous sommes appelés à témoigner que le Christ, dans son incarnation, rejoint chaque homme, que l’Esprit de Dieu est à l’œuvre en chaque homme. Il faut constamment y revenir dans la formation des futurs prêtres. Mais il y a surtout le fait que nous sommes, chrétiens et musulmans, des monothéistes, des croyants en un Dieu, « Un, Vivant et Subsistant. »

Ici, en Afrique, le dialogue interreligieux ne peut être qu’une priorité pour nous tous. Peut-être que la pression que certains courants islamiques ou islamistes exercent actuellement dans certains pays nous réveille ou nous bouscule. Mais la vraie raison est notre existence même d’Église dans le continent africain, notamment là où nous sommes minoritaires au milieu d’une majorité musulmane. Nous sommes le sel de ce continent, et si le sel n’entre pas en contact avec le reste de la nourriture, il ne sert à rien. Le dialogue islamo-chrétien n’est pas une question de stratégie ou de discussion savante, mais fondamentalement une question de foi.

Pour intégrer cette formation au dialogue islamo chrétien dans la formation des futurs prêtres, il y a deux préalables :

Les premiers missionnaires, là où ils étaient en contact avec l’islam, avaient une stratégie purement défensive : mettre les communauté chrétiennes, fondées à la sueur de leur front, en garde contre toute influence musulmane. Nous n’avons pas fini avec cette mentalité. Dans les communautés les plus anciennes, mais aussi chez les convertis récents, on peut rencontrer encore une attitude de rejet, sur le plan doctrinal, de tout ce qui rappelle l’islam, même si des liens familiaux et de voisinage se sont tissés partout par-delà les barrières religieuses. Dans ce but, il faudrait revoir nos livres d’enseignement religieux : catéchismes, cours de formation catéchétique et théologique dans les séminaires. Qu’y est-il dit de l’islam ? Des musulmans ?

Bien que sa présence soit maintenant plus que centenaire, le christianisme est évidemment le « dernier venu » en Afrique. Et, plus grave, il s’y est présenté « en ordre dispersé » pour ne pas dire divisé : d’une part, l’Église catholique et les autres grandes Églises, avec chacune son ordre hiérarchique propre et jalouse de son domaine d’influence, et, d’autre part, une multitude d’autres Églises et Groupements dont certains d’inspiration plutôt fondamentaliste et opposée à toute forme de « compromission » avec les musulmans. Une solide formation œcuménique doit aller de paire avec la formation au dialogue islamo chrétien en Afrique.

Enfin, le dialogue islamo-chrétien passe par l’information et la formation des laïcs dans les communautés chrétiennes de base. Ce sont surtout les laïcs chrétiens qui ont à vivre au jour le jour leur vocation de témoins, capables de « rendre compte de l’espérance qui les habite. » Comment le pourront-ils sans y être guidés par leur pasteur ?

CONCLUSION

Très souvent, chrétiens et musulmans ne se connaissent pas suffisamment, c’est pourquoi il importe de promouvoir aujourd’hui chez les chrétiens la connaissance de l’islam, de son livre, le Coran, de son prophète et des principes de la religion traditionnelle. Dans son livre cité plus haut, page 148, le Père Stamer dit ceci :

« Du côté chrétien, une information de base sur l’islam, sur son livre, son prophète, sur le sens que le musulman donne à sa pratique religieuse, sur le caractère contraignant du lien communautaire et l’attitude recommandée vis-à-vis du non musulman : toute cette information est indispensable pour que la rencontre ne s’enlise pas dans une comparaison stérile de réalités extérieures qui souvent ne sont pas comparables, parce qu’elles ont une signification toute différente. »

Pour y parvenir, il est indispensable que les agents pastoraux, en occurrence les prêtres, guides et animateurs des Communautés chrétiennes, soient eux-mêmes bien instruits des réalités de l’islam. On n’apprécie bien que ce que l’on connaît bien. C’est pourquoi il importe de promouvoir l’enseignement de l’islam dans les Grands séminaires de l’Afrique subsaharienne. Cette étude est devenue une réalité incontournable. Les prêtres de l’Afrique subsaharienne rencontrent dans leur milieu d’apostolat des musulmans qui leur posent des questions sur la vie des chrétiens et sur l’Église.

Les recteurs et directeurs des Etudes des Grands séminaires de la CERAO, réunis à Bingerville en 2002, avaient déjà exprimé ce besoin.

Il serait bon que les professeurs de Bible des Grands séminaires montrent suffisamment aux étudiants la nécessité d’étudier la Bible en lien avec les civilisations sémitiques et arabes (manuscrits arabes). La connaissance du Coran devient aussi de plus en plus nécessaire pour mieux comprendre l’islam. Tous les agents pastoraux devraient avoir le Coran et le lire de temps en temps pour mieux le connaître, l’apprécier et faciliter ainsi le dialogue avec les musulmans. En connaissant mieux l’islam, les futurs prêtres, guides spirituels et serviteurs de l’Église, seront efficaces en matière de dialogue interreligieux et favoriseront ainsi l’union des enfants de Dieu appelés à cheminer ensemble vers le Royaume du Père de tous les croyants.



Ouagadougou (Burkina-Faso), 14 octobre 2005
Sœur Bernadette Michel DIARRA
Filles du Cœur Immaculé de Marie.
Centre Foi et Rencontre
BAMAKO – MALI.